Juan José SAER
[ARGENTINE] (Serodino, province de Santa Fé, 1937 — Paris 2005).
L'écrivain argentin Juan José Saer est mort à Paris le 11 juin 2005 à l'âge de 67 ans. Il vivait en France depuis 1968. Il est auteur d'une œuvre considérable, qui couvre tous les genres : roman, essais, poésie, nouvelle, traduite dans de nombreuses langues. Il a été Professeur à l'Université de Rennes et critique littéraire. Il a été lauréat, du prix France Culture en 2003, ex-aequo avec Virgil Tanase, du Prix de l'Union Latine de Littératures romanes en 2004 et, à titre posthume, du prix de la trajectoire littéraire, décerné par le journal Clarin, en octobre 2005.
L'Œuvre romanesque : le temps certifié par les mots
L’originalité de l’œuvre de Saer est avant tout formelle et se manifeste dès ses premiers écrits. D’où, dans Cicatrices, publié en 1969, l’explication de Tomatis, sorte de double de Saer : « Il y a trois choses qui ont une réalité dans la littérature : la conscience, le langage et la forme. La littérature donne forme, à travers le langage, à des moments particuliers de la conscience. » Chaque roman réserve donc au lecteur sa surprise formelle nuancée par une familiarité immédiate avec des personnages et des lieux récurrents : retrouvailles avec Santa Fe, espace imaginaire dans lequel se situent la plupart des romans, et avec Barco, le journaliste Tomatis, le Mathématicien ou Pigeon Garay. La phrase saerienne épouse les élasticités temporelles de la conscience des personnages à la fois recevant des informations de leur environnement (présent) en même temps que soumise aux sollicitations de la mémoire ou au contraire des projets. Les romans sont ici présentés dans leur ordre de parution en français.
Le possible et l’incertain
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Mardi 06 décembre 2005 | Paris → plus
Grande fugue
Juan Jose Saer
Éditeur : Le Seuil
Collection : CADRE VERT
Genre : ROMAN CONTEMPORAIN
Présentation : Broché
Grande fugue est le roman posthume du grand écrivain argentin Juan José Saer, décédé en juin 2005. Roman que la mort a laissé inachevé puisque sur les sept jours qui composent le livre, il manque le dernier, le lundi, dont il n'y a qu'une seule phrase.Le roman met en scène les mêmes lieux que dans les livres précédents (la ville argentine de Santa Fe), et certains des personnages qui les ont peuplés auxquels vient s'ajouter la nouvelle génération.Parti du jour au lendemain de Santa Fe, Gutierrez revient dans la ville de sa jeunesse après trente ans passés en Europe sans avoir donné de nouvelles. Il s'achète une maison et fait la connaissance de Nula, philosophe amateur et marchand de vin, de 30 ans son cadet. Entre eux deux, une amitié se noue au cours d'une promenade pluvieuse, un mardi. Chacun à sa manière cherche à revisiter le passé ; Gutierrez voudrait retrouver le monde de sa jeunesse, Nula cherche à comprendre un épisode trouble et opaque qui a eu lieu cinq ans auparavant et auquel est mêlée Lucia, la fille de Gutierrez. À côté d'eux et participant de leurs rencontres, Gabriela et Soldi font des recherches sur un mouvement littéraire provincial, le Précisionnisme, qui a marqué les esprits entre 1950 et 1970. Gutierrez est pour eux un témoin essentiel, ainsi que les anciens personnages du monde saerien : Tomatis, Clara et Marcos Rosemberg, Sergio Escalante, entre autres. Du mardi au dimanche, entre la rencontre de Gutierrez et de Nula et le grand déjeuner qui réunit les personnages, tous vont pratiquer l'art de la conversation et revisiter le passé. Amours secrètes, épisodes érotiques, morts tragiques, fraudes, compromissions, vie de bohème des années soixante, donnent lieu à des récits aux variations multiples, selon celui qui les raconte. En six jours, sur un petit morceau de terre argentine, c'est tout un univers qui s'étend et vit intensément entre passé et présent, sur plusieurs années, à travers de multiples personnages dont les aventures, les anecdotes et les réflexions profondes nourrissent l'extraordinaire monde littéraire de Juan José Saer.Auteur d'une des oeuvres majeures de la littérature latino-américaine contemporaine, Juan José Saer a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, des essais et des romans parmi lesquels Cicatrices (1969), Nadie Nada Nunca (1980), L'Ancêtre (1983), L'Occasion (prix Nadal, 1987), L'Enquête (1994) et Lieu (Prix France Culture 2003, qui récompense aussi Cicatrices). Né à Santa Fe, Argentine, en 1937, il est mort à Paris en 2005.
‘Grande fugue’ est le récit d’un retour aux sources. Celui de Gutiérrez, qui après 30 d’absence, revient dans la Santa Fé chère à Juan José Saer, celle qui habite chacune de ses oeuvres. Mais aussi celui de Nula, le nouvel ami qui cherche à démêler les fils d’un passé trouble dans lequel la fille de Gutiérrez est impliquée. Autour d’eux, une nuée de personnages tissent une réflexion autour d’époques révolues qu’ils se refusent à admettre comme telles. ‘Grande fugue’ est composé de sept jours. Le dernier, lundi, ne comporte qu’une seule phrase : l’auteur a entre-temps passé l’arme à gauche. Le reste de la page demeurera d’une blancheur immaculée, comme s’il avait laissé le soin à chacun de se projeter, encore, comme s’il nous tendait à nouveau un miroir qu’il nous convient désormais de compléter. Cette oeuvre posthume est à l’image des précédentes : des techniques narratives maîtrisées côtoient une multitude de points de vues, sur fond de quotidien, de questionnements, de silences qui cachent la difficulté à oublier. Car pour Saer, la réalité n’existe pas : seul le passé a vocation à éclairer le présent, à rassembler les êtres, à donner du sens à nos actes. Un livre d’une grande sagesse, d’une infinie beauté, qui inscrit définitivement l’auteur dans la lignée des grands de ce siècle.
Lignes du Quichotte
de Juan-José Saer (Auteur)
Broché: 42 pages
Editeur : Verdier (15 janvier 2003)
Collection : Otra memoria
Contrairement à l'idée reçue, Don Quichotte n'est pas une épopée. Et c'est précisément en cela qu'il nous est proche. Le Cid, par exemple, voué à la reconquête, progresse à chaque page alors que l'anti-héros de Cervantes est contraint à la répétition du même. Aucune aventure ne le fait avancer. Le seul événement qui transforme vraiment sa destinée, c'est sa mort. A l'échec perpétuel de ses entreprises, il n'oppose aucun démenti qui pourrait remettre en cause son idéal. La réalité ne l'entame pas. Il poursuit inlassablement sa course à l'échec. C'est le premier héros kafkaïen. Or, paradoxalement, cette immobilité en mouvement devient une forme de réussite. Il veut changer le monde et n'y parvient pas mais, ce faisant, c'est le destin du roman qu'il change - donc la représentation du monde.À travers sa démonstration pleine de virtuosité, Juan José Saer arrive à nous convaincre que, contre les héros épiques, c'est l'éternel perdant qui a gagné.
Le premier thème important du Quichotte que nous pouvons mettre au jour, c’est justement le démantèlement de l’épopée. Je ne compte pas apporter ici quelque vérité nouvelle sur le Quichotte, non plus que quelque sens caché, ce que la critique récente semble y chercher en priorité : moi, je crois que le Quichotte est un livre qui contient un tel foisonnement d’évidences, qu’y chercher des sens cachés est un peu superflu puisque toutes ces évidences, qui nous aveuglent pratiquement à chaque page, des lectures infinies n’en viendront jamais à bout. Au nombre de ces évidences : le démantèlement systématique de l’épopée que propose le livre, et qui devrait être, à mes yeux, le point de départ de toute analyse féconde du Quichotte.
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Le Monde, vendredi 25 avril 2003
Les lieux de Juan José Saer
par Raphaëlle Rérolle
[...] La lecture, aussi, constitue l’une des meilleures façons qui soient d’être au monde. Avaleur infatigable de classiques – Juan José Saer vient de publier un remarquable petit livre consacré au Quichotte (Lignes du Quichotte), ce texte dont il est un fin connaisseur –, l’écrivain fait partie de ces gens que l’évocation d’un texte aimé remplit d’émotion, d’enthousiasme, de gourmandise.
Sans l’ombre d’une amertume, il laisse « les auteurs d’aujourd’hui aux lecteurs de demain », pour mieux se tourner vers Shakespeare ou Les Mille et Une Nuits, ce livre dans lequel « la fiction règne d’une manière plus extraordinaire que n’importe où ailleurs ».
La lecture, dit Juan José Saer, « appartient à notre univers empirique : c’est une solution de continuité entre l’expérience et la fiction ». Au risque de se mettre en péril, quand s’estompent les frontières entre les deux ordres. « Il est remarquable de voir à quel point la lecture a longtemps été considérée comme une sorte de danger ou de folie, explique-t-il. On craignait – et c’est l’un des thèmes du Quichotte – qu’elle ne ramollisse le cerveau et n’introduise des vices. Était vu comme fou celui qui croyait trop à ce qu’il lisait. Et Polonius doute de la folie de Hamlet, quand il le voit lire et s’exclamer : « Paroles ! Paroles ! Paroles ! » donc prendre de la distance par rapport au texte écrit. »
Pourtant, remarque-t-il, « la fiction est aujourd’hui pour moi la chose la plus honnête qui soit : elle montre son jeu depuis le début, bien plus que les textes qui se présentent pour vrais. On sait bien que l’utilisation des forces du langage suppose forcément une part de fiction ».
Pour lui, la fiction est une « anthropologie spéculative » qui propose une vision non scientifique de l’homme. Et qui met de l’ordre dans le chaos du monde, sans rien de définitif « on n’a jamais le dernier mot sur le sens d’une grande fiction, dit Saer, pas plus que sur le monde dans lequel nous vivons. »
L’Humanité, jeudi 27 février 2003
Éloge des vaincus
Lignes du Quichotte est un essai sur le concept de héros dans la littérature. En perpétuelle recherche de déconstruction.
Saer expose la théorie de l’antihéros comme éternel vainqueur. Renversant l’idée du héros vaillant qui réussit tout ce qu’il entreprend, Saer prend appui sur Don Quichotte, œuvre magistrale de Cervantès, pour procéder à sa démonstration. Au cœur de ce personnage aux illusions sans limites, Saer voit « le démantèlement systématique de l’épopée ». La force de Don Quichotte est sauve grâce à ses idéaux, contrairement aux héros qui passant toutes les épreuves avec brio sont vides de rêves. Là où le héros traditionnel croit triompher, c’est le Quichotte qui l’emporte. « Quels que soient les avatars, les circonstances de ses aventures, le sens de chacune est toujours le même : la confrontation de son idéal avec une réalité en conflit avec cet idéal. » Fondateur d’un genre épico-comique, Cervantès aurait, selon Saer, influencé les romans du dix-huitième siècle et même du dix-neuvième siècle. Mettant ainsi en valeur non pas l’événement mais le non-événement. Par-delà les romans qui exemplifient sa thèse, Saer s’attache donc à démontrer comment la lucidité du Quichotte face à ses échecs finit par les surpasser. Encore une fois la fiction devance la réalité.
Télérama, 26 février 2003
Les romans voyageurs
par Michèle Gazier
L’auteur argentin s’élance sur les traces du chevalier à la triste figure
[...] Dans Lignes du Quichotte, qui réunit deux courts textes – une conférence et un article –, Juan José Saer nous invite ainsi à redécouvrir l’inépuisable livre de Cervantès. Sans emphase, il en renouvelle la lecture. Non, Don Quichotte n’est pas une épopée, nous démontre-t-il avec brio. À l’encontre de bien des interprétations ésotériques, psychologiques ou autres que l’on fait de l’ouvrage, Saer nous invite à accueillir « ce foisonnement d’évidences [...] qui nous aveuglent pratiquement à chaque page ». L’une d’elles étant que le parcours de don Quichotte n’a rien à voir avec celui d’un héros épique dont le but est constamment d’avancer, de progresser. Quichotte, lui, revient sans cesse à son point de départ, prisonnier de sa folie et des contingences d’un monde qu’il ne peut transcender. Un monde où règne, selon la belle expression de Kafka, « le silence des sirènes », bien plus terrible que leur chant, et que don Quichotte tente en vain de fuir à chacune de ses échappées. C’est la lecture des romans de chevalerie qui l’a plongé dans cet état. Il est le premier d’une longue lignée de personnages que les livres transforment. Madame Bovary de Flaubert, Ulysse de Joyce sont, entre autres, ses héritiers. [...]
Libération, jeudi 24 avril 2003
Saer, Vif Argentin
par Philippe Lançon
Il y a (au moins) deux sortes d’écrivains. Ceux chez qui l’on sent le poids des grandes plumes mortes, et la dette que chaque phrase leur paie pour s’en libérer ; et ceux chez qui ces morts, et cette dette, se font discrets ou semblent absents. Juan José Saer appartient à la première catégorie. Autrement dit, c’est un écrivain argentin. En 1927, Borges disait que l’Argentine était le pays du futur ; elle est vite devenue, parallèlement, le pays du passé. Elle fut aussi le pays de l’épopée (sanglante) et, assez vite, conjointement, celui du désenchantement de cette épopée. Elle a enfin créé de formidables lecteurs universels, pour qui lire demeure un acte d’enfance et de magie sentimentale ; mais beaucoup de ces lecteurs enchantés sont également des lecteurs distanciés, méfiants, doués de soupçons et de mémoire. Derrière chaque phrase, situation, vision, ils cherchent les indices d’un crime ou d’une citation : tout ce qui, selon Borges, caractérise le lecteur de roman policier.
Juan José Saer creuse ses récits et ses romans dans ces contradictions vif-argentines : dans leur ambiguïté fertile. Il est né en Argentine en 1937. Il y a enseigné l’histoire du Cinéma. Il vit en France depuis 1968. On peut le lire comme un enfant, comme un universitaire. Sa phrase navigue au près : entre émerveillement et distanciation, ironie et condamnation, petites choses et grands événements. Sa langue est à la fois raffinée et trouée des réminiscences de la rue (ou de la campagne) de sa région natale. « Si je pouvais, a-t-il expliqué, j’écrirais un traité de philosophie dans une langue populaire du Rio de la Plata ».
Son nouveau livre, un recueil de vingt et une nouvelles, s’intitule Lieu. Les plus remarquables sont des histoires, mais aussi des métaphores. Elles se situent dans un monde fantastique, ou décalé, ou quotidien, et ne nous parlent que du nôtre. Un balayeur immigré évoque par exemple, place Vendôme, son pays détruit où, pendant la guerre, il y avait beaucoup plus de griots que de combattants. Durant la bataille, les griots crient par milliers leurs annonces, devant les soldats : « Il est indéniable que les efflorescences verbales dont les griots enveloppaient les événements finissaient par les rendre flous, contradictoires, insaisissables, et que la confusion qui résultait de cet état de fait prolongeait indéfiniment le massacre. » On imagine tantôt sa télé en guerre, tantôt le Rwanda.
Un cosmonaute en retraite, pascalien et misanthrope, se souvient de ses premiers pas sur la lune. Il devait avant tout y poser des caméras. « Quand mes supérieurs m’ont appris que notre principale mission, celle à laquelle nous devions impérativement subordonner toutes les autres tâches, consistait à planter sur la surface de la lune et en direct pour des millions de téléspectateurs le drapeau de notre pays, j’ai compris en un instant que le soupçon qui me poursuivait depuis longtemps venait de se confirmer : tous les membres du programme spatial, depuis le directeur général jusqu’à la femme de ménage, étaient fous. » Les caméras tombent en panne, la mission est un fiasco. Saer, lui, écrit une parabole du rêve impérialiste sous perfusion audiovisuelle.
La plupart de ces nouvelles sont parfaites : des éperviers planant dans la phrase et ses visions, puis plongeant sur leurs proies (une idée, une sensation, ou plutôt l’association des deux), avec une élégance et un sens acéré de la chute. Apparemment, elles abordent tous les thèmes, tous les genres. On pourrait résumer d’une brève leurs arguments. Une psychiatre roumaine décrit les rapports entre maladie mentale et pouvoir après la chute de Ceaucescu. Un vieux juif argentin, rescapé des camps, comptabilise chaque matin les massacres du monde en prenant son café. Un cadre américain à succès tue sa jolie femme au couteau et se pend sans raison apparente. Un homme d’affaires égyptien rêve qu’il torture et viole son fils adolescent qui vient de casser son véhicule neuf. Il y est souvent question de familles, de tueurs en série (comme dans son roman L’Enquête), de cette façon qu’a le souvenir ou l’horreur de contaminer la vie quotidienne : l’univers rappelle un peu celui de David Lynch.
Mais le lieu véritable de ces textes, le Lieu qui les unit, est ailleurs. Sous chaque récit, une autre aventure se joue, en mode mineur. Elle est dite par un vieil homme irradié, revenu vivre et dessiner à Tchernobyl quelques jours après l’explosion, et décidé à mourir dans l’abondance de ce paradis déserté : « Une chose quelconque, mais aussi son image peinte, même si elles paraissent stables et en repos, sont, malgré cette solidité apparente, le théâtre discret où se représente à chaque instant une scène vertigineuse. » Saer essaie de décrire cette scène, de la tendre, entre poésie et narration. Le Lieu, c’est les perturbations devenues langue.
Saer a intitulé le recueil de ses poèmes : L’Art de conter. Dans une nouvelle jouissive, l’un de ses doubles récurrents de livre en livre, Carlo Tomatis, raconte par une nuit d’orage à d’autres doubles récurrents de l’écrivain, qu’il aimerait écrire en vers la dernière grande aventure de Sherlock Holmes. Nous sommes en 1938, Holmes est devenu un vieillard « anarcho-syndicaliste ». Il résout l’énigme du meurtre de seize nouveau-nés et du suicide de l’infirmière chargée de les surveiller. En écrivant ce récit en alexandrins, explique Tomatis, « j’occuperais dans l’histoire de la littérature une place voisine d’Œdipe roi, puisque Sophocle et moi serions les seuls auteurs à avoir traité en vers une affaire policière. » Puis il l’invente, mais en prose, dans un récit mis en abyme (« dit Tomatis que dirait Holmes ») par Saer. Le texte est une belle intrigue, une allusion au massacre des innocents, un hommage à Conan Doyle, à Borges et à Thomas Bernhard, et un cruel petit règlement de comptes avec les classes privilégiées.
Le bref essai sur Don Quichotte publié chez Verdier résonne avec Lieu : il en fixe implicitement le cadre. Pour Saer, Don Quichotte n’est pas une épopée, mais une destruction de l’épopée. Le Chevalier à la Triste Figure ne cesse de vivre la même aventure : son idéal au galop contre la réalité. Seuls deux événements marquent sa vie : ses lectures, sa mort. Le reste – le livre – est l’infernale et comique répétition de son échec. Avec Don Quichotte naît le roman occidental et sa « morale de l’échec ». Son héros veut échapper, non pas au chant, mais au « silence des sirènes ». Nous autres, nous « pataugeons » dans ce silence : la réalité matérielle brute. Saer conclut : « La seule lucidité qui nous soit permise consiste à reconnaître que, comme le personnage de Kafka, symboliquement nous avons perdu. Par contre Don Quichotte, lui, a gagné. »
Il a gagné puisque nous le lisons. Et puisque beaucoup écrivent pour le retrouver, retrouver tous les grands qu’il a inspirés. Chez Saer, à Paris, il y a des portraits fameux d’Ulysse, Virginia Woolf, Proust, Faulkner, Joyce, Macedonio Fernandez, Roberto Arlt. Quand un journaliste argentin lui demande comment il leur paie sa dette sans fin, l’écrivain lui répond courtoisement : « Pour pouvoir admirer un écrivain, il faut le mériter. On ne peut dire qu’on admire Shakespeare et écrire comme Paolo Coelho. Quand celui-ci dit que pour lui les deux plus grands écrivains d’Amérique latine sont Jorge Amado et Jorge Luis Borges, il me semble que l’un des deux devrait protester. » Saer écrit pour mériter leur postérité.
source: www.editions-verdier.fr
Cicatrices
de Juan José Saer, Philippe Bataillon (Traduction)
Broché: 352 pages
Editeur : Seuil (3 janvier 2003)
Collection : Cadre Vert
Luis Fiore, ouvrier métallurgiste, assassine sa femme un premier mai, au retour d'une journée à la campagne. Un événement qui relie quatre histoires racontées par les quatre personnages de ce roman: Ángel, un adolescent livré à lui-même, à la débrouillardise et à la passion de la lecture; un joueur qui perd son héritage, sa maison et jusqu'aux économies de sa bonne tout en écrivant des essais; un juge obsédé par les gorilles, les trajets en voiture et sa traduction méticuleuse du Portrait de Dorian Gray; et Fiore, l'assassin du premier mai.
Chacune de ces histoires est un fragment de temps, plusieurs mois, une seule journée, où les autres récits se faufilent, dessinant un paysage littéraire à variations multiples, un univers raconté de quatre points de vue différents qui a pour centre un meurtre et pour décor une ville argentine battue par la pluie.
Publié en 1969, Cicatrices a marqué un tournant dans les lettres argentines et est devenu un texte fondamental de la littérature contemporaine.
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Lieu
de Juan José Saer, Philippe Bataillon (Traduction)
Broché: 240 pages
Editeur : Seuil (3 janvier 2003)
Collection : Cadre Vert
Ces vingt et un récits qui mêlent fiction et réflexion, réalité et lyrisme, sont une multiplication d'espaces et d'événements déconcertants. Ils se déroulent à Vienne, à Paris, en Argentine, sur la Costa Brava, au Caire, à Madrid, aux deux extrémités d'une ligne de téléphone. Ils mettent en scène des personnages insolites: un vieux Juif athée et matérialiste, un astronaute blasé, deux balayeurs des rues africains discutant place Vendôme, le fantôme d'Hélène sur les murailles de Troie, un Sherlock Holmes ayant survécu jusqu'au milieu du XXe siècle; et bien sûr les figures qui parcourent toute l'oeuvre de Saer: Tomatis, Pigeon Garay, Barco.
Le lieu qui traverse ces textes disparates, tantôt drôles ou tendres, tantôt frôlant le conte philosophique ou le rêve, est un concept multiple, polysémique, à la fois concret et indéterminé. Dans la fragmentation chaotique de notre époque, il est l'univers unique et mystérieux dans lequel nous vivons, en même temps que l'espace imaginaire, variable à l'infini, grâce auquel chacun de nous construit sa propre représentation du monde
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Un univers fait de fragments
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Quelque chose approche et autres recits
de Saer Juan-Jose
Broché: 430 pages
Editeur : Flammarion (13 mars 1999)
Collection : Vieux Fonds
" Dans le monde entier il n'y a sans doute pas eu de meilleures nuits que celles que, jeunes gens, nous avons passées en déambulant lentement à travers la ville, jusqu'à l'aube, discutant comme des fous de politique, de littérature, de femmes, [...] de mille choses, quadrillant la ville, je ne dirais pas heureux parce que, exception faite de quelque malédiction particulière du sort, personne ne peut même entrevoir le bonheur, mais du moins envahis par une passion singulière, une curiosité de toutes choses suffisante pour nous rendre la vie supportable." Les textes qui composent ce livre sont les premiers de Juan José Saer qui furent publiés en espagnol. Ces œuvres de jeunesse, écrites entre 22 et 26 ans, nous livrent les prémices de ce qui fera sa renommée littéraire. On y trouve les obsessions, les enthousiasmes, les partis pris d'un homme jeune et peu enclin aux concessions. Mais aussi un bonheur de lecture, des lucidités pénétrantes et ce goût d'une phrase sinueuse, longue et subtile que, dès ses débuts, il cultive avec maîtrise.
le 14 mai 1999
LA DEDICACE DU TRADUCTEUR
Les cinq textes de ce livre ont une "unité de lieu". L'expression est chère à l'auteur, comme la ville de sa jeunesse, Santa Fe, où ils sont situés. J'ai trouvé une grande fraîcheur à ces textes, même quand ils frisent le sordide. Sans doute est-ce parce que ce sont des oeuvres de jeunesse, composées quand Saer avait vingt-cinq ans. J'ai eu du bonheur à entrer dans la vie des jeunes gens qui vont par la suite peupler l'oeuvre de Saer, de les découvrir au moment où l'auteur les invente, leur donne consistance, confie à chacun d'eux une part de lui-même. Cela fait des récits d'une autobiographie pudique, cachée : aucun des personnages n'est vraiment Saer, mais ils tiennent tous de lui. Et puis, il y a l'écriture, la maîtrise déjà atteinte à vingt-cinq ans, le plaisir de découvrir les débuts d'un des grands auteurs de la langue espagnole. Quel cadeau qu'un auteur plein de talent et de rigueur ! Un cadeau pour le traducteur avant de l'être pour le lecteur.
Philippe Bataillon
le 16 avril 1999
On y découvrira non seulement les germes précoces de l'oeuvre à venir mais aussi des textes qui gardent toute leur capacité d'impact : un premier roman bref, "Répons", suivi de quatre récits qui excèdent le plus souvent la longueur assignée d'ordinaire à une nouvelle. "Quelque chose approche", en effet, comme le dit le titre de l'un d'eux, mais celui-ci peut légitimement prendre aujourd'hui un sens nouveau, car il annonce le surgissement d'un univers romanesque inoubliable, d'une rare et fascinante cohérence, qui va se déployer en vagues successives, livre après livre.
La Quinzaine Littéraire - Jacques Fressard
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L'ineffaçable
de Juan José Saer
Broché: 216 pages
Editeur : Flammarion (1 janvier 1999)
Collection : Fiction Etrangere
Quarante-huit heures en compagnie de Carlos Tomatis, qui a été journaliste avant de sombrer dans une sévère dépression suite à la mort de sa mère." Je suis totalement sincère : que la terre soit sphérique ou plane, que l'homme descende du singe ou de l'écureuil canadien, que l'énergie se consume ou se conserve, que l'avenir de l'humanité soit encore en train de sauter dans mes testicules, que le monde tourne en feu ou en glace, tout cela me paraît un hasard pur et, à vrai dire je n'en ai littéralement rien à cirer, pour moi la lune pourrait se précipiter à l'instant même contre cette ridicule croûte desséchée à laquelle s'accrochent tant de reptiles sans savoir pourquoi, et la faire éclater en mille morceaux, je ne bougerais c'est plus que certain pas un cil pas un seul : ce n'est pas parce que l'univers a décidé d'être, et ensuite par caprice pur de ne pas être, ce qui par ailleurs est son problème et pas le mien, que je vais perdre les pédales et renoncer à mettre du fromage râpé dans la soupe, et pourtant malgré tout, le fait qu'une bétaillère ait passé sur le corps de Walter Bueno sur la route de Mar del Plata, même si plus d'un imbécile attribue l'événement à la divine providence, me rend ivre de fureur car cela me prive du plaisir de faire justice de mes propres mains. "
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