Née en 1977 à Buenos Aires, Pola Oloixarac est diplômée de la faculté de philosophie et lettres. Les Théories sauvages est son premier roman
Les théories sauvages
de Pola Oloixarac, traduit de l'espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon
- Broché: 252 pages
- Editeur : Seuil (17 janvier 2013)
- Collection : Roman
Le poisson rouge s’appelle Yorick et la petite chatte Montaigne Michelle. Leur maîtresse se promène avec une édition trilingue de la métaphysique d’Aristote, prépare une thèse sur la violence comme partie intégrante de la culture et cherche désespérément à séduire son professeur de philosophie en revisitant son extravagante « théorie des transmissions moïques », empruntée à un anthropologue imaginaire du XIXème siècle. Chemin faisant, elle expérimente auprès d’un ex-guerillero la transformation des thèses marxistes-léninistes en happening coïtal. Parallèlement, le couple de laiderons formé par la petite K. et le bloggeur Pabst cherche son identité en pratiquant le sexe comme on fait de la gymnastique et en s’essayant à tout ce que peut procurer le Buenos Aires branché des années deux mille : kétamine, fêtes gothiques dans des synagogues désaffectées, war games, hacking.
Il se dégage de ce roman iconoclaste et très provocateur un charme vénéneux. Délirant, drôle et d’une érudition philosophique volontairement embrouillée par l’usage effréné de Google, il met en scène un « esprit du temps » avec une étonnante inventivité. Entre guerre du verbe et guerre du sexe, Les Théories sauvages pourrait bien être une anthropologie extravagante du chaos contemporain.
Si votre vision de l’Argentine s’arrête à Eva Peron (jouée par Madonna bien sûr) et Diego Armando Maradona, Les Théories Sauvages devrait vous apprendre pas mal de choses sur ce riant pays d’Amérique du Sud. La jolie Pola Oloixarac nous offre en effet avec ce premier roman, immédiatement salué par un beau succès et une polémique intérieure, une plongée en hauts (culturelles, plus que sociales) profondes dans la classe moyenne supérieure de ce pays méconnu, explorant avec ses personnages miroir l’arrière-cour de la capitale Buenos Aires, sa faune et sa flore, tout en les resituant plus largement dans un environnement philosophique qui mêle Aristote et de fumeuses théories New Age. Résumer le bouquin n’est pas forcément chose facile tant il s’y passe de choses sous une forme éclatée et, disons le, désordonnée. Au jeu des 7 familles, on identifierait sûrement celui de Oloixarac comme "la fille" dans la famille "postmoderne", tant son principal personnage Kamtchowsky, par sa sensualité, sa précision intime et son rapport à l’écrivain, emporte la distribution.
Le récit s’organise essentiellement autour de deux fils narratifs : le premier suit les aventures un peu branques et très sexuelles d’un duo d’apprentis "jeunes", laids de formation et sorte de décalque du couple formé jadis par Sartre et Simone de Beauvoir ; le second est organisé autour d’un récit à la première personne ou le double de l’auteur (on le suppose) Michelle ratiocine sur la vie et prononce la chronique du pays avec un peu trop de sophistication (pour nous), entouré par son poisson rouge Yorick et sa chatte Montaigne. Des aventures de Pabst et de Kamtchowsky on retiendra surtout la maestria avec laquelle Oloixarac nous emmène dans ce Buenos Aires libéré sexuellement, festif et en même temps un peu triste. L’un des morceaux de bravoure du livre voit notre couple moche s’acoquiner sexuellement avec un couple de beautiful people un peu décervelé. Les deux attelages se suivront tout du long en s’enfilant joyeusement ou non (pour Pabst), donnant le ton d’un ensemble qui respire une intense liberté tout en ne manquant pas de cocasserie et de mélancolie. Tandis que tout le monde prend du bon temps, le ténébreux Pabst passe son temps à se tirer sur la nouille, rappelant (par cette geste tendre) effectivement l’un des caractères houellebecquiens essentiels. Côté Michelle, Oloixarac accentue la dynamique de célébration et de condamnation de la liberté qu’elle avait filée avec son couple héroïque. Cette fois, il s’agit, à coups de poèmes (jamais bon signe les poèmes dans un 1er roman, voyez Fitzgerald), de réflexions hautement savantes de dire en quoi le gauchisme qui a fait les beaux jours de la libération argentine est devenu un système creux et absurde. On touche ici à l’objet du scandale et à l’argument provocateur le plus important du roman : sa mise en cause de l’esprit du temps et d’une certaine façon de la révolution mentale, politique et sociale qui a suivi la chute des régimes autoritaires argentins. Le vent nouveau a certes amené la liberté mais a aussi saccagé les bases sociales du pays en même temps qu’il promouvait un nouvel ordre ridicule, incarné ici par la figure burlesque d’un professeur d’université.
L’ensemble ne manque donc ni de fond ni d’élégance. Oloixarac maîtrise plutôt pas mal sa structure morcelée pour étaler ses effets et faire durer le plaisir. Elle n’en reste pas moins plombée par une langue chargée par l’effort et que les nombreuses saillies philosophiques ou décrochés historiques, bien que participant au festin, rendent parfois indigeste. Les Théories Sauvages n’ont pas le caractère nihiliste et libertaire de Houellebecq, ni sa férocité dans l’analyse sociale. En revendiquant une posture néo-conservatrice inédite dans son pays et en l’ancrant magistralement dans la vie délurée de jeunes de leur temps, la romancière fait autant office de pionnière que de petite fille riche, planant au-dessus de la mêlée sociale avec ses livres de philo et sa coupe de champagne. Si Houellebecq est son père, sa mère s’appelle Lolita Pille.
Par Benjamin Berton
source: http://fluctuat.premiere.fr/Livres/News/Les-theories-sauvages-de-Pola-Oloixarac-l-Argentine-en-pieces-detachees-3654886
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