Buenos Aires 1945 - Buenos Aires 2007
Docteur en psychanalyse de l'Université de Paris VII (Unité d'études et de recherches de Jean Laplanche), Silvia Bleichmar enseigne dans les Universités argentines, espagnoles, brésiliennes, françaises et mexicaines. Elle a publié, entre autres livres : La fondation de l'inconscient et la clinique de l'enfant (Paris, Presses Universitaires de France, 2000).
Douleur pays : L'Argentine sur le divan,
essai de Silvia Bleichmar (Auteur), Miguel Benasayag (Préface)
Broché: 100 pages
Editeur : Editions du Félin (25 avril 2003)
Collection : Quest d'époque
Le 19 décembre 2001, une déclaration solennelle du président argentin Fernando De la Rua provoquait une réaction populaire, sous la forme jusque-là inédite des cacerolazos : les concerts de casseroles. Cette journée qui avait débuté par des pillages de supermarchés s'achevait par les cris de la foule, venue manifester sa colère dans les rues de la capitale, Buenos Aires, provoquant la chute de Fernando De la Rua et commençant à écrire une nouvelle page de l'histoire nationale.Les attentes du peuple argentin sont immenses. Une profonde critique de la classe politique et des autorités judiciaires accompagne la souffrance de millions de personnes, poussées à un stade terminal de pauvreté par la faute de dirigeants sans scrupule, acteurs d'un modèle socio-économique en décadence.Le présent essai analyse une variable qui ne figure dans aucune statistique officielle, mais dont la croissance est alarmante en Argentine : la " douleur pays ". Un indice psychologique, un indice de souffrance qui s'oppose au " risque pays " calculé par les financiers internationaux pour évaluer la viabilité d'une économie nationale, et conseiller ou non à leurs clients d'y investir.
Un témoignage lucide et poignant sur la misère en Argentine, pays regorgeant de richesses devenu le symbole mondial de l'échec économique sur les effets psychologiques de la crise. Le titre Douleur pays est un jeu de mots sur l'expression "Risque pays" employé par les financiers internationaux pour classer les pays en fonction des risques qu'ils font courir aux investisseurs étrangers. Une mauvaise note condamne le pays au sous-développement et son peuple à la misère. C'est également une sorte de tableau, en plus noir, de la France préoccupée elle aussi par sa propre décadence. Douleur pays, indice psychologique de souffrance d'un pays en dépression. L'auteur fait souvent référence aux symboles argentins qui font rêver les Français, comme le tango et le football pour illustrer le mal qu'elle décrypte.
"Un livre petit par la taille mais grand par le souffle"
La Quinzaine littéraire, édition du 1er au 15 juillet 2003, numéro 857
Douleur Pays de Silvia Bleichmar
Pleurer pour l'Argentine
Il y a quelques décennies, le refrain d'une opérette à succès et à l'eau de rose pressait l'Argentine de ne pas pleurer pour elle, Evita Peron, première épouse de Juan Domingo Peron, ancien président de la République qui fut chassé par les militaires en 1955 avant que sa seconde épouse, Isabellita, qui lui avait succédé après sa mort, survenue lors d'un second mandat, le soit à son tour pour laisser la place à la sanglante dictature que l'on sait.
Mais aujourd'hui, c'est pour l'Argentine que l'on a envie de verser des larmes, des larmes non de désespoir mais de rage si ce n'est de haine envers ceux, militaires tortionnaires et assassins, politiciens corrompus et aussi, hélas, intellectuels démissionnaires qui ont plongé ce pays, leur pays, dans le chaos.
Si de rares notes d'espoir se font entendre au fil des pages emplies d'amertume de ce livre, petit par la taille mais grand par le souffle, son auteur, la psychanalyste argentine Silvia Bleichmar, y parle surtout des ravages psychiques qui font cortège à la misère, à la désolation et à la mise à sac dont son pays a été la victime, l'Empire américain aidant. Ce faisant elle nous parle aussi de ce qui pourrait bien arriver au "vieux continent", s'il n'y prend garde.
Il ne s'agit pas de chercher ou de dénoncer des coupables dont tout un chacun connaît les noms, à commencer par celui de l'ancien président, prince de la corruption, Carlos Menem dont la dernière abjection, ultérieure à la rédaction du livre, aura été, en renonçant à se présenter au second tour de la toute récente élection présidentielle du fait des sondages qui annonçaient sa défaite, de saper la légitimité de son adversaire, élu président de la République en quelque sorte par défaut, tout en faisant entendre aux Argentins, au monde entier aussi bien, la spécificité de leur souffrance aux confins de l'indicible.
Première caractéristique de ce désastre endémique, la banalisation de ce mal et du tragique de la situation - Silvia Bleichmar se réfère là explicitement aux analyses d'Hannah Arendt - qui consiste à présenter la catastrophe comme un inéluctable et le prix à payer, la dette qui en résulte, comme n'étant que justice. Entre autres effets de ce processus qui assimile le pire à l'anodin, l'auteur cerne d'abord cette Dolor pais, atteinte non mesurable qui n'est pas sans évoquer, de par la déshumanisation, le sentiment d'abandon, de "désaide" et de "désassistance" qui la caractérisent, cette dimension repérée par Freud de l'Hilflosigkeit, état de détresse dans lequel l'impuissance et la conviction d'être exclu de la vie dominent.
Simultanément, un autre effet se manifeste que l'auteur nomme surmalaise, surcroît de malaise que la population doit endurer bien au-delà des contraintes inhérentes à toute forme de vie sociale : il en va là d'une sorte de surenchère au malaise dans la culture identifié par Freud, qui se fixe notamment dans le rapport à un avenir qui revêt un caractère d'impossible là où il devrait fonctionner comme vecteur de l'espoir, comme perspective thérapeutique ; on ne saurait mieux résumer ce sentiment, lié au véritable vol que cette société explosée fait de leur jeunesse à une ou deux générations, qu'en reprenant cette phrase de l'écrivain Andrès Rivera que cite Silvia Bleichmar, "Si tu vois l'avenir, dis-lui de ne pas venir".
Faut-il penser que l'Argentine ne se relèvera jamais de cette catastrophe organisée au long de plusieurs décennies et que vaudrait alors pour ce pays l'horrible métaphore des milliers de poussins abandonnés à eux-mêmes par la multinationale américaine propriétaire de l'élevage et qui s'entretuèrent à coups de bec parce que plus personne ne venait les nourrir ? Silvia Bleichmar ne veut pas le croire qui voit dans les manifestations de décembre 2001, aussi violente qu'ait pu en être la répression, une récupération par le peuple de sa dignité, un refus de demeurer plus longtemps "dans le train de la désintégration sociale et de la mort", la marque d'un geste de "salubrité politique" parmi les plus importants que les Argentins aient jamais connu. Mais la psychanalyse n'est pas dupe des lendemains qui chantent, elle sait et ne cache pas que ce premier sursaut en appelle d'autres, à commencer par le deuil, réel, de cette mythologie que résumait parfaitement Borges lorsqu'il expliquait que Buenos Aires était "la capitale d'un pays qui n'a jamais existé". Il faudra alors aux Argentins, et les intellectuels devraient pour cela ouvrir la voir en tenant à l'écart la nostalgie comme le pragmatisme opportuniste, savoir "recycler" leur mode de pensée comme leur mode d'être, ne plus tolérer, ne plus avoir peur mais "avoir honte" d'avoir supporté, quand ce n'est pas admiré parfois, un mode de fonctionnement social et politique fondé sur l'aptitude à ignorer son semblable.
Michel Plon.
source: http://www.silviableichmar.com/dolor_pais/Michel_Plon.htm
“ La banalité du mal : pure indifférence à ce que l’autre subit ou ressent, parce que la victime a cessé d’être notre semblable“. “ La banalité du mal a une longue histoire en Argentine, mais elle a atteint un niveau sans précédent ces dernières années. Le capitalisme sauvage, “néo-libéral“ exerce désormais sur l’économie de notre pays une influence dont n’a jamais pu se prévaloir aucun gouvernement. (…) Il a imposé son règne de destruction et de mort.“ “ Au milieu de cette tragédie, la volonté de continuer à vivre nous surprend constamment“. “ La " douleur pays ", c’est aussi cela : l’impossibilité de guérir d’une stérilité à laquelle nous nous sentons condamnés“. “ Nous mourrons avant la bataille si nous renonçons à espérer“.“ “ Ce “surmalaise“ est du, principalement, à la profonde mutation historique qui s’est produite ces dernières années et qui a dépossédé chaque sujet d’un projet transcendant qui lui permettrait d’envisager un mode de diminution du malaise dominant“. “ Car si le gel des dépôts bancaires a provoqué l’indignation, ce n’est pas seulement pour des raisons économiques, mais parce qu’il constituait une nouvelle manifestation d’impunité, une nouvelle escroquerie morale“. “… nous avons ouvert les yeux ensemble et nous resterons en éveil, quoi qu’il arrivé, nuit après nuit, au son des casseroles…“.
Un pays n'est pas fait de chiffres. Il est fait essentiellement d'individus, de liens entre les habitants, de mémoire, de projets, d'espoir et de quotidien. Une terrible secousse a frappé l'Argentine. Qui ne se demande pas: mais qu'est-il arrivé à ce pays riche par la nature, aussi créatif dans tant des domaines ? Silvia Bler, psychanaliste, nous régale de la lecture qu'elle fait, avec ses propres outils, où la société argentine, l'histoire récente, les événements qui ont frappé le pays, son pays, apparaissent sous un œil percutant, original, intéressant et profond. Chapîtres : La banalité du mal – Douleur Pays – La déroute de la pensée - La difficulté d’être jeune - La santé politique - L’appui subjectif d’une éthique - Loosers et winners, entre excuse et justification - Matrix et le pays virtuel – Nous sommes tous des cartoneros - Nous sommes là Date de Parution : 25 Avril 2003 N° ISBN : 2-86645-503-7 Editions du Félin / Collection : Danger Public Préface de Miguel Benasayag Traduit de l'espagnol par Jean Pierre Tailleur Couverture illustrée par le peintre Ricardo Mosner. Extraits publiés avec l'aimable autorisation de l'éditeur Philippe Moreau A signaler un autre livre plus tourné vers l’économie pour expliquer la crise actuelle : ¡ Que se vayan todos ! le peuple d’Argentine se soulève de François Chesnais et Jean-Philippe Divès chez Nautilus / ISBN 2-84603-019-7
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Douleur Pays L'Argentine sur le divan de Silvia Bleichmar
Auteur: Bazely Solange
Drôle d’histoire qu’a cette Argentine qui n’en finit pas d’accueillir bourreaux et victimes qui n’ont pourtant jamais bon ménage. En décembre 2001, les événements et l’état de siège soudent l’écroulement d’un système d’un côté mais lève également un fol espoir de l’autre, une révolte dans la rue, bruyante et pas que désespérée. Cette profonde colère face à la corruption, à l’incompétence, aux abus du néolibéralisme abusif, marque aussi une forme de redéfinition de l’identité et de réappropriation d’une histoire, d’un futur possible, autrement malgré la réalité implacable des 2500 personnes qui basculent chaque jour en dessous du seuil de pauvreté. L’exode massif des jeunes et des cerveaux“ est un symptôme d’une absence d’issue mais également d’abandon de sa recherche. Le sacrifice collectif de toute une jeunesse et d’un pays solidaire, rompu et indigné par l’étalage de la corruption. Silvia Bleichmar, sans doute par ses origines, compare régulièrement le nazisme avec la situation actuelle d’“épuration économique“ dans “ce pays du recyclage“ ou le “Por algo sera“ ( Il n’y a pas de fumée sans feu ) a fait tant de victimes. Ce livre, écrit par une psychanalyste, commence par les mots d’une pancarte brandie par un manifestant argentin en décembre 2001 : “Nous avons trois problèmes : nous n’avons pas de travail, nous n’avons pas de retraite et nous ne sommes pas encore morts" Préfacé par le philosophe argentin résidant en France, Miguel Benasayag, il écrit : “ texte intelligent et courageux qui met au jour, sas anesthésie, la vraie dimension de la douleur et permet peut-être de commencer à reconstruire, peu à peu, le lien que la tragédie et la honte ont rompu entre le monde psychanalytique et l’Argentine, la vraie Argentine, l’Argentine, couleur de terre.“
Argentine, pays de faconde et de superbe, pays de l’enfant roi, pays aux ressources inépuisables au point que l’on pensait, il y a un siècle, qu’elle allait devenir les Etats-Unis d’Amérique latine, l'Argentine, est à genoux, affamée. Elle que justement on aurait crue à tout jamais à l’abri de la famine tant la Pampa faisait figure de corne d’abondance, l'Argentine a faim et c’est une des premières réflexions frappantes du livre de Silvia Bleichmar, l’appel à un souvenir d’enfance, une phrase souvent entendue — “ Como se nota que este pais no tuvo hambre ni guerra ”. Ce souvenir d’enfance refaisant surface avec la teinte un peu grise que lui donnent les événements récents n'est pas sans évoquer les immigrants chassés de leurs terres d'origine par les guerres et les famines. En cinquante années, l'Argentine a perdu ce statut de terre favorable à l'asile, connu la guerre dite "sale", puis la guerre des Malouines, ses enfants et ses personnes âgées ont faim, et tous les indices de santé publique sont catastrophiques. Peut-on parler pour autant, comme le fait Silvia, d'un désir mortifère d'identification aux parents ?
Le livre débute ainsi sur la prospérité perdue et passe en revue les cinquante dernières années, cherchant à identifier et doser les responsabilités. Est rappelée la place singulière des militaires dans la conduite des affaires de la nation, leur immoralité civique, allant jusqu'au crime organisé. Leur rôle n'est évidemment pas mis au même rang que ceux de politiciens plus ou moins corrompus, menteurs et inefficaces. Ici, Silvia quitte le champ idéologique et politique pour celui des formes de fonctionnement de la subjectivité. Elle étudie alors en les distinguant l'agressivité qui reconnaît l'autre, le sadisme qui essaye de destituer la subjectivité de l'autre au profit de la propre jouissance du sujet, la cruauté qui mêle les deux et dont la torture est le paradigme. Elle enchaîne sur une référence à Hanna Arendt qui est une des pointes du livre. Il s'agit d'un mode d'opérer qui n'a rien de sadique, agressif ou cruel et qui pourtant produit les mêmes effets par le simple fait d'ignorer l'autre et sa souffrance. C'est ce que Hanna Arendt a appelé "la banalité du mal", pure indifférence à ce que l'autre subit, la victime ayant cessé d'être notre semblable. (p.18).
Le premier chapitre se termine par une référence à une page de l'histoire argentine, la victoire de Liniers contre les anglais qui permit au peuple de se faire à l'idée de se libérer de la tutelle espagnole, et bientôt conquérir son indépendance. L'idée de Silvia est qu'un mouvement du même ordre est aujourd'hui nécessaire, et pour cela, il faut définir des critères non seulement économiques mais aussi représentationnels.
Suit tout un développement sur ce que représente l'indice qui donne son titre au livre. On y trouve des réflexions qui sont tirées de la psychanalyse des enfants. Quand ceux-ci sont laissés sans réponse humanisée à leurs appels, ils peuvent entrer dans un état de marasme et peuvent se laisser mourir de désolation.
Nous trouvons ensuite un chapitre intitulé "déroute de la pensée" qui met l'accent sur la perte d'un héritage et d'un espoir, celui d'un monde meilleur, et sur la carence d'un réflexion profonde sur la condition humaine dans les circonstances historiques traversées par le pays pour dépasser le malaise et restituer un futur possible.
L'exode actuel de toute une couche d'intellectuels inquiète Silvia. Il n'est pas symptôme d'une absence d'issue, mais de l'abandon de sa recherche. Elle note dans la jeunesse un processus de désidentification, une perte des référents. Elle cite une parole du Président De la Rua devant le succès d'une équipe de football : "Ces garçons vont maintenant avoir de bonnes opportunités à l'étranger", véhiculant l'idée, partagée par la plupart que l'avenir est à l'extérieur du pays. Dans le vécu de la jeunesse d'une triple perte - du sentiment d'appartenance, d'identifications partagées, de projections vers le futur - se profile un risque de déshumanisation, de solitude et d'absence de recours. Deux dangers guettent le psychisme soutient-elle : la perte des investissements liant le sujet aux semblables et la désidentification de ses propres idéaux.
Pour dire l'état du politique, au chapitre V, elle utilise une anecdote terrible. Un poulailler industriel a licencié tous ses ouvriers, la multinationale se retirant du pays. Les milliers de poulets abandonnés à leur sort et livrés à une mort certaine se sont entretués. Silvia en fait une "métaphore vivante du cannibalisme économique, apportant le quota d'horreur nécessaire pour que les chiffres perdent l'opacité derrière laquelle se cache la désespérance". (p.48)
Une autre anecdote est plus réjouissante. Le patron d'un restaurant a décidé de fermer ses portes aux fonctionnaires gouvernementaux habitués des lieux après un débat avec ses employés. Que dit-il ? "Cela ne va pas mal pour nous, mais nous voyons ce qui se passe autour de nous et c'est comme gagner au poker sur le Titanic." Silvia se réfère à Levinas pour en tirer la leçon : "L'intrusion de l'Autre, du Prochain (…) produit un dérangement qui est ma naissance au scrupule." L'autre, inscrit en nous, permet d'engendrer l'attente d'une rencontre nouvelle avec la solidarité, et cette dépendance est le fondement éthique de notre obligation envers le semblable.
La fonction créationniste du langage au-delà de sa nature descriptive est mise en relation avec sa fonction de stigmatisation au début du septième chapitre, intitulé "Perdants et gagnants, entre excuse et justification". Il s'agit d'une critique de ces deux termes, winners et losers, signifiants-maîtres du capitalisme sauvage établissant une bipartition selon le succès social. Silvia trouve cette classification d'une extrême immoralité. Les victimes seraient responsables de leur marginalisation et de leur détresse du fait de leur incapacité à s'adapter aux nouvelles circonstances. Il ne s'agit plus ici d'être le gagnant d'une épreuve quelconque mais bien d'être un gagnant, d'appartenir à l'espèce ainsi constituée. Il s'agit par là même de rendre les perdants responsables de leur sort. Pour en faire la démonstration, Silvia s'appuie sur un travail d'Austin qui distingue excuses et justifications. Le risque pour les perdants est d'une part celui d'une mélancolisation par le retour de la haine sur eux-mêmes devant l'impossibilité de s'affronter à quiconque, d'autre part de se voir engloutis dans la masse des handicapés qui ne savent pas trouver d'issue.
Elle distingue alors l'auto-préservation du moi, la façon dont celui-ci prend en charge la représentation nucléaire de lui-même qui lui rend possible d'être aimable et l'autoconservation du moi, celle plus classique selon laquelle il préserve ses intérêts vitaux. Dans les situations de vie extrême, l'autopréservation peut être profondément atteinte et pour la maintenir, l'autoconservation peut être sacrifiée en vue de ne pas céder sur des enjeux sans lesquels la vie perd son sens.
S'ensuit une référence au film Matrix pour situer l'enjeu actuel de la société argentine, qui mène aux deux derniers chapitres, véritable profession de foi. L'Argentine est devenue un pays de recyclage, dans lequel tout doit être repensé, chaque vie doit être considérée comme précieuse, il faut démettre les corrompus et les incapables, défaire les alliances misérables qui couvrent les délits. "Nous avons gagné de perdre la pudeur d'être pauvres" nous dit Silvia (p.90) et "cela nous permet de récupérer la dignité d'être ce que nous sommes".
Voilà donc un livre généreux, argumenté, combatif, écrit sans doute dans la hâte, qui émane d'une collègue dont l'engagement intellectuel et éthique est digne d'admiration. La référence à la psychanalyse n'y apparaît qu'en filigrane et n'est jamais dogmatique.
Sans doute, une reprise du fameux article de Freud sur "la psychologie des masses" aurait-il permis une mise en valeur plus construite du phénomène central qu'est pour nous la corruption des dirigeants pour rendre compte de la désagrégation sociale. On regrettera que le choix de l'Axe lors de la Deuxième Guerre mondiale par les militaires déjà au pouvoir ne soit pas abordé, et qu'un espace plus important ne soit pas donné à la terrible invention de la dictature : les disparitions de masse. C'est ainsi que le rôle de la Place de Mai comme territoire de révolte et de dignité gagnée sur la répression et l'impunité est souligné beaucoup plus avant dans le livre, mais sans être rapporté à celles qui l'ont fait connaître internationalement par leur courage, les dites "folles", folles d'oser se lever contre un régime aussi barbare, folles de douleur par la perte de leurs enfants et l'impossibilité d'effectuer les rites funéraires. La folie nous enseigne que ce qui n'est pas admis dans l'univers du symbole fait retour dans le réel, comme la peste dévaste Thèbes après l'injustice faite à Antigone.
Et si la loi sur l'obéissance due est rapportée par Silvia comme le plus haut degré de déresponsabilisation, le "por algo sera" de sinistre mémoire, dont il est dit qu'il refait surface à propos de la fausse dialectique gagnants-perdants, n'est pas référé à la page qui reste sans doute la plus noire de l'Argentine moderne.
Interrogeons-nous, pour finir, sur la place à nulle autre pareille de la psychanalyse dans ce pays, le livre de Silvia en étant un nouveau témoignage. Il est vraisemblable qu'une des raisons majeures à même d'expliquer son succès en Argentine tient à l'exceptionnel melting-pot qu'était ce pays accueillant des immigrants aux origines et cultures variées. Ces immigrants avaient traversé des évènements de vie chaotiques, perdu leurs attaches, et leurs relations familiales avaient été souvent chahutées. Il y avait donc, d'une part, certaines fragilisations familiales et individuelles, d'autre part, avec l'assimilation, la nécessité de trouver un terrain commun. La psychanalyse était la plus à même d'offrir ce terrain commun puisque sa doctrine suppose que nous sommes tous des exilés de notre inconscient.
À l'époque de la dictature, on a pu entendre un odieux parallèle entre le succès qu'elle connaissait dans le pays et la survenue d'un tel régime, comme s'il pouvait y avoir une solidarité entre ces deux mouvements. L'inverse eut cours aussi bien et l'on suspecta la psychanalyse de connivence avec le terrorisme. (cf. Vezzetti, Cuestionamos p.221).
Pour aller plus avant dans la réflexion que la psychanalyse peut apporter au drame argentin, je vais tracer à grands traits quelques références précieuses. Citons les conceptions freudiennes concernant la place du père comme vecteur de l'interdit de l'inceste. Ces conceptions s'originent de son livre Totem et tabou de 1912 qui esquisse une théorie générale de la religion, dessinant les efforts des fils pour prendre la place du Dieu-Père de la horde primitive, l'apparition du sentiment de culpabilité qui en découle et les constructions culturelles qui en procèdent. Le temps suivant est sa Psychologie des masses en 1921. Il y démontre comment une foule veut toujours un père de la horde comme idéal (Essais de Psychanalyse p.156), et il oppose une foule organisée, dont le ressort est la croyance d'un amour égal du leader pour ses sujets, à une foule en guerre, ou simplement désorganisée, celle où le leader perd sa fonction. Et là, certainement, le rôle de la corruption des élites argentines est crucial.
Citons un passage de ses "considérations actuelles sur la guerre et la mort" (Essais, p.241) : "… Notre conscience, loin d'être le juge implacable dont parlent les moralistes, est, par ses origines, de l' “angoisse sociale“ et rien de plus. Là où le blâme de la part de la collectivité vient à manquer, la compression des mauvais instincts cesse, et les hommes se livrent à des actes de cruauté, de perfidie, de trahison et de brutalité qu'on aurait crus impossibles, à en juger uniquement par leur niveau de culture." Il faudrait y ajouter son Malaise dans la civilisation, qui, à partir de l'élaboration de ses concepts de surmoi et de pulsion de mort illustre d'une façon admirable et pessimiste les impasses du travail de civilisation lui-même.
On pourrait ici faire une incidente sur les réflexions de Weber sur le pouvoir. Weber appelle de ses vœux une position charismatique du leader soutenue par l'idée d'une éthique de la responsabilité. Ce faisant, il rate la bascule toujours possible de cette position vers le pire, bascule dont l'Allemagne nazie a fourni l'illustration oh combien terrible que vous connaissez. Lacan constate que peu d'hommes sont capables de résister à une dimension de sacrifice à des Dieux obscurs. Lacan reproche à Freud de vouloir sauver le père. Il va, avec l'écriture de ses quatre discours, reprendre les conceptions freudiennes, rangeant sous la bannière du discours du maître la construction freudienne du leader charismatique, et sous celle du discours universitaire, celle des bureaucraties. Freud ne pressent pas le déclin du père et l'évolution moderne de la société vers des réseaux et des tentations communautaires où nul centre ne prévaut plus. Cette évolution porte en germe la montée des ségrégations, annoncée par Lacan dans Télévision.
Silvia écrit depuis une place d’intellectuel critique, en d'autres temps, nous aurions dit engagé, cherchant dans l’histoire ancienne et récente une lecture des causes qui ont provoqué le naufrage argentin, examinant les composantes de la désagrégation sociale, appelant à une reprise en compte de l’éthique. Elle le fait avec une générosité admirable et dans une langue simple, et l'on oublie quasiment à la lecture de son écrit son métier de psychanalyste tant la place des concepts apportés par cette discipline est discrète.
© D.R.
pardonnez-moi s'il vous plaît. j'ai oublié de sauvegarder le nom de la souce de cet article
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