"Un livre petit par la taille mais grand par le souffle"
La Quinzaine littéraire, édition du 1er au 15 juillet 2003, numéro 857
Pleurer pour l'Argentine
Il y a quelques décennies, le refrain d'une opérette à succès et à l'eau de rose pressait l'Argentine de ne pas pleurer pour elle, Evita Peron, première épouse de Juan Domingo Peron, ancien président de la République qui fut chassé par les militaires en 1955 avant que sa seconde épouse, Isabellita, qui lui avait succédé après sa mort, survenue lors d'un second mandat, le soit à son tour pour laisser la place à la sanglante dictature que l'on sait.
Mais aujourd'hui, c'est pour l'Argentine que l'on a envie de verser des larmes, des larmes non de désespoir mais de rage si ce n'est de haine envers ceux, militaires tortionnaires et assassins, politiciens corrompus et aussi, hélas, intellectuels démissionnaires qui ont plongé ce pays, leur pays, dans le chaos.
Si de rares notes d'espoir se font entendre au fil des pages emplies d'amertume de ce livre, petit par la taille mais grand par le souffle, son auteur, la psychanalyste argentine Silvia Bleichmar, y parle surtout des ravages psychiques qui font cortège à la misère, à la désolation et à la mise à sac dont son pays a été la victime, l'Empire américain aidant. Ce faisant elle nous parle aussi de ce qui pourrait bien arriver au "vieux continent", s'il n'y prend garde.
Il ne s'agit pas de chercher ou de dénoncer des coupables dont tout un chacun connaît les noms, à commencer par celui de l'ancien président, prince de la corruption, Carlos Menem dont la dernière abjection, ultérieure à la rédaction du livre, aura été, en renonçant à se présenter au second tour de la toute récente élection présidentielle du fait des sondages qui annonçaient sa défaite, de saper la légitimité de son adversaire, élu président de la République en quelque sorte par défaut, tout en faisant entendre aux Argentins, au monde entier aussi bien, la spécificité de leur souffrance aux confins de l'indicible.
Première caractéristique de ce désastre endémique, la banalisation de ce mal et du tragique de la situation - Silvia Bleichmar se réfère là explicitement aux analyses d'Hannah Arendt - qui consiste à présenter la catastrophe comme un inéluctable et le prix à payer, la dette qui en résulte, comme n'étant que justice. Entre autres effets de ce processus qui assimile le pire à l'anodin, l'auteur cerne d'abord cette Dolor pais, atteinte non mesurable qui n'est pas sans évoquer, de par la déshumanisation, le sentiment d'abandon, de "désaide" et de "désassistance" qui la caractérisent, cette dimension repérée par Freud de l'Hilflosigkeit, état de détresse dans lequel l'impuissance et la conviction d'être exclu de la vie dominent.
Simultanément, un autre effet se manifeste que l'auteur nomme surmalaise, surcroît de malaise que la population doit endurer bien au-delà des contraintes inhérentes à toute forme de vie sociale : il en va là d'une sorte de surenchère au malaise dans la culture identifié par Freud, qui se fixe notamment dans le rapport à un avenir qui revêt un caractère d'impossible là où il devrait fonctionner comme vecteur de l'espoir, comme perspective thérapeutique ; on ne saurait mieux résumer ce sentiment, lié au véritable vol que cette société explosée fait de leur jeunesse à une ou deux générations, qu'en reprenant cette phrase de l'écrivain Andrès Rivera que cite Silvia Bleichmar, "Si tu vois l'avenir, dis-lui de ne pas venir".
Faut-il penser que l'Argentine ne se relèvera jamais de cette catastrophe organisée au long de plusieurs décennies et que vaudrait alors pour ce pays l'horrible métaphore des milliers de poussins abandonnés à eux-mêmes par la multinationale américaine propriétaire de l'élevage et qui s'entretuèrent à coups de bec parce que plus personne ne venait les nourrir ? Silvia Bleichmar ne veut pas le croire qui voit dans les manifestations de décembre 2001, aussi violente qu'ait pu en être la répression, une récupération par le peuple de sa dignité, un refus de demeurer plus longtemps "dans le train de la désintégration sociale et de la mort", la marque d'un geste de "salubrité politique" parmi les plus importants que les Argentins aient jamais connu. Mais la psychanalyse n'est pas dupe des lendemains qui chantent, elle sait et ne cache pas que ce premier sursaut en appelle d'autres, à commencer par le deuil, réel, de cette mythologie que résumait parfaitement Borges lorsqu'il expliquait que Buenos Aires était "la capitale d'un pays qui n'a jamais existé". Il faudra alors aux Argentins, et les intellectuels devraient pour cela ouvrir la voir en tenant à l'écart la nostalgie comme le pragmatisme opportuniste, savoir "recycler" leur mode de pensée comme leur mode d'être, ne plus tolérer, ne plus avoir peur mais "avoir honte" d'avoir supporté, quand ce n'est pas admiré parfois, un mode de fonctionnement social et politique fondé sur l'aptitude à ignorer son semblable.
source: http://www.silviableichmar.com/dolor_pais/Michel_Plon.htm
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