Quelques jours au Brésil
Voilà le joli fil rouge qui donne sa cohérence à une semaine assez décousue. Amitiés et inimitiés entre écrivains, hôtels et restaurants, maux de tête et insomnies… sans le fantôme d’Opheliña, le journal de voyage ne serait que la relation égocentrée d’une semaine assez vaine. Mettons à part les pages sur l’escapade à Brasilia – et les photos qui l’accompagnent. À Brasilia, dans un chantier gigantesque, Bioy pointe les incongruités et les aberrations de la nouvelle capitale : il faut faire soixante kilomètres aller-retour pour acheter une brosse à dents si l’on a oublié la sienne, par exemple. On est au milieu de nulle part, entre gigantisme pompeux et mégalo et Indiens aux « oreilles larges comme la main, percées, qui étaient il y a encore trois ans les seuls habitants de la zone ». Opheliña est invisible, et le restera. Bioy, lui, incorrigible séducteur, détaille et jauge toutes les femmes qui passent à sa portée durant le séjour brésilien.
Adolfo Bioy Casares
Quelques jours au Brésil (journal de voyage), Adolfo Bioy Casares, édition, postface et traduction de l’espagnol (Argentine) par Michel Lafon, Christian Bourgois, avril 2012, 96 p., 12€
Du 23 au 30 juillet 1960, l’écrivain argentin Adolfo Bioy Casares se rend au Brésil pour participer au congrès du PEN Club. À ce moment-là, Bioy a quarante-six ans, est marié depuis vingt ans à Silvina Ocampo. Ce journal de voyage forme un tout au sein de l’immense journal que l’écrivain a tenu (vingt-mille pages de cahiers remplies entre 1947 et 1999). Durant une semaine, Bioy va visiter Brasilia en chantier, Saõ Paulo, et Rio. Durant une semaine, Bioy va rencontrer des écrivains, et non des moindres, Graham Greene, Alberto Moravia et Elsa Morante, entre autres. Ce journal de voyage est aussi un journal intime. On y découvre des paysages et des comportements locaux, mais on y trouve également, et surtout, des réactions de mauvaise humeur, des contrariétés, des irritations.
Elle s’appelait Ophelia. Une toute jeune Brésilienne rencontrée en 1951, qui s’évanouit à la vue de Bioy « par admiration ». Ils ont une aventure, à Paris. En 1957, l’écrivain reçoit une lettre très affectueuse de celle qu’il appelle Opheliña. Lorsqu’Antonio Aita, le président du PEN argentin, propose à Bioy de se rendre au Brésil pour le congrès, en 1960, le souvenir non effacé d’Opheliña est le motif sous-jacent de son départ. Le Brésil ? Oui, pourquoi pas ? Pour retrouver Ophelia, qui sait ?
La postface de Michel Lafon, en écho à « Quelques jours au Brésil », s’intitule « Quelques jours avec Bioy ». Ces quelques pages – vingt au total – sont le récit d’une amitié dense et partagée. Michel Lafon dit ici son admiration pour l’écrivain, sa peur et sa joie de le rencontrer, son émerveillement de le côtoyer. Cette postface reprend subtilement la structure du journal de Bioy. Une scène « primitive » : la rencontre avec Ophelia en 1947 pour l’écrivain argentin ; le souvenir d’un après-midi d’été de 1972 pour Michel Lafon, lorsque son oncle demande au cours d’un jeu familial « si à cet instant vous pouviez convoquer d’un coup de baguette magique une personne vivante, qui choisiriez-vous ? » et que le neveu répond « Adolfo Bioy Casares ». Le neveu deviendra argentiniste, c’est-à-dire spécialiste de l’Argentine, de sa littérature. Et nouera une belle amitié avec celui qu’il voulait convoquer à la fin de l’adolescence. Quelques jours au Brésil et Quelques jours avec Bioy parlent d’Adolfo Bioy Casares. À cette différence près – abyssale – que l’écrivain parle de lui-même, alors que Lafon parle de l’écrivain. En véritable écrivain, lui aussi. L’émotion est dans la postface : « J’essaie de me concentrer et de m’enthousiasmer, mais je ne peux éviter de me dire que je suis en train de dîner avec le personnage de “Tlön, Uqbar, Orbis Tertius”, avec l’amant de Faustine et de Paulina, avec l’explorateur des îles du Tigre et du Diable ».
NB : Cet article a été écrit en respectant une contrainte (ne jamais citer le nom de Borges pour évoquer Bioy Casares…)
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