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Victoria Ocampo, les lettres de Buenos Aires

Par larouge • Baron Supervielle Silvia • Vendredi 02/04/2010 • 0 commentaires  • Lu 1896 fois • Version imprimable

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Victoria Ocampo, les lettres de Buenos Aires

Dans le cadre des mercredis littéraires au Petit Palais, des écrivains contemporains revisitent des moments littéraires de la télévision.
 Mercredi 17 mars, la rencontre organisée avec l’Ina, en partenariat avec le Magazine Littéraire. 
Silvia Baron Supervielle a choisi des séquences d’un entretien de 1971 avec Victoria Ocampo, de la collection Archives du XXe siècle, qui évoque la revue Sur et les amitiés avec Borges, Gide, Neruda…
À l’issue de la projection, elle a lu un texte inédit rédigé pour cette rencontre a participé à un débat animé par Alexis Lacroix, rédacteur en chef adjoint du Magazine Littéraire. 

En France, ce pays qu'elle a tellement aimé, on connaît sa soeur Silvina, extraordinaire poète. Victoria Ocampo, l'ainée de six filles, était née à Buenos Aires en 1890 d'une famille très fortunée. Comme il était d'usage dans la société de cette ville, comme à Montevideo, les enfants apprenaient le français, la connaissance de cette langue signifiant pour les uns, culture et raffinement, pour les autres, dignité et liberté.

Victoria lit en français et en anglais
depuis son jeune âge des auteurs comme Hugo, Daudet, Jules Verne, Racine qu'elle déclame, et Dickens, Poe, Oscar Wilde. Elle veut devenir une actrice mais son père s'y oppose. Elle étudie avec Marguerite Moreno, à Buenos Aires, le répertoire du Théâtre Français. Elle aime écrire en français des poèmes, des lettres, son journal. À dix-sept ans, elle s'adresse ainsi à son amie Delfina: Je n'arriverai à rien dans le roman. Je dois écrire à bâtons rompus quand je veux et comme je veux. Elle sait déjà qu'elle est un écrivain.

À vingt-deux ans, pour échapper à sa famille,
elle épouse un beau jeune homme: Luis de Estrada. Or quatre ans après leur mariage, elle tombe amoureuse de Julián Martinez, cousin de son mari, diplomate de son pays en Italie. Elle vivra avec lui, clandestinement, un amour prolongé et passionné. Elle raconte cet amour dans un ouvrage qui comporte six volumes, intitulé Autobiografía. De l'un de ces volumes, écrits pour paraître chronologiquement dans leur totalité, fut tiré et publié en français, sous le titre Le Rameau de Salzbourg, l'histoire de cet amour. C'est une des plus belles pages de la littérature de tous les temps.

Presque au moment où elle se sépare de son époux, Victoria rencontre Ortega y Gasset et, à travers lui, prend conscience de la beauté de la langue espagnole que, par ailleurs, elle parle et écrit parfaitement. Mais elle découvre l'espagnol comme instrument - matière littéraire, dirait-elle - et s'essaie à écrire dans cette langue. Victoria commençait sa journée à six heures du matin en écrivant des lettres en français ou en espagnol selon à qui elle les adressait. Le travail de déchiffrement des archives fabuleuses de sa correspondance est désormais en cours à Buenos Aires.

Elle est une passionnée en tout et une lectrice intuitive, avide de vérité, ouverte à la modernité. Sa bibliothèque à Villa Ocampo, sa maison récemment réhabilitée, est autobiographique de même. Le long des étagères se suivent les oeuvres dédicacées de Valéry, Camus, Malraux, Virginia Woolf, Tagore, Ortega y Gasset, etc. D'autres comme Foucault, Steiner, Barthes, Ponge, Claudel, Gide, Michaux, Yourcenar, Blanchot et des écrivains du Nouveau Roman comme Butor, Robbe-Grillet, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Beckett, suivis des auteurs argentins, de l'Amérique du Sud et du Mexique, qui lui sont très chers comme Güiraldes, Borges, Gabriela Mistral, Alfonso Reyes ou Octavio Paz. Je ne cite que ceux qui furent ses grands amis et qu'elle publia dans les éditions SUR.

Victoria est amoureuse et elle écrit à bâtons rompus.
Mais elle sent qu'elle a autre chose à faire dans un pays qui somnole depuis le grand écrivain et chef d'État Sarmiento, qu'elle admire tellement. En 1931, elle fonde la revue SUR et deux ans plus tard, les éditions du même nom. Ces publications, qui se prolongent pendant cinquante ans, accueillent les écrivains les plus notables de l'univers et les mettent à la portée de tous. Victoria les traduit ou les fait traduire; elle les invite à Buenos Aires, les loge chez elle, va à leur découverte en Amérique, en Europe, en Inde; elle les protège, les aide matériellement, leur demande des collaborations pour sa revue ou pour le journal La Nación. Un groupe d'écrivains, fins connaisseurs des langues et de la littérature universelle, forment le comité de rédaction de SUR. Mais c'est elle qui décide. Et c'est son argent personnel qui prend tout en charge.

En 1936, féministe avant le féminisme, elle fonde avec son amie Maria Rosa Oliver, écrivain et communiste, l'Union des Femmes Argentines de laquelle elle est nommée Présidente. Quelqu'un a dit  -  je crois que c'est Borges - que l'amitié est une passion des argentins. Victoria avait la passion de l'amitié comme elle le démontra entre tant d'autres avec Maria Rosa Oliver, Drieu la Rochelle ou Benjamin Fondane. Ce dernier, poète roumain, qu'elle invita trois fois à Buenos Aires, fut assassiné dans les champs à gaz d'Auschwitz en 1944 alors qu'il avait quarante six ans. Avec Malraux et Paulhan, Victoria fit tout ce qu'elle put pour le sauver mais, malheureusement, elle échoua. Quelques années plus tôt, à Paris, ayant flairé qu'il serait arrêté, Fondane lui avait remis des manuscrits inachevés afin qu'elle s'en occupe en cas de malheur. Ce qu'elle fit après sa disparition. En revanche, en 1941, elle réussit à arracher Gisèle Freund de la Gestapo, en l'invitant  à Buenos Aires.

Victoria Ocampo a quarante neuf ans
lorsqu'elle fait la connaissance à Paris, chez Jules Supervielle, de Roger Caillois qui en avait ving-six. Elle lui propose un voyage à Buenos Aires. Caillois accepte; il se rend en Argentine où il apprend l'espagnol et, par l'intermédiaire de Victoria, connaît les écrivains essentiels du continent sud-américain. Six livres de lui seront traduits et édités par SUR. Victoria offre à Caillois tout ce qu'elle possède pendant six ans et en particulier la direction d'une seconde revue, à l'intérieur de SUR, appelée Les Lettres Nouvelles, où il accueille des écrivains de la France libre. Il créa de même, sous l'égide de SUR, une collection appelée «La porte étroite». Ce moment de SUR, lié à Caillois, fut extrêmement important pour les éditions et pour Victoria, mais elle évite de l'évoquer comme on le voit dans le film.

À la fin de la guerre,
Roger Caillois rentre à Paris et fonde chez Gallimard la collection La Croix du Sud où il fait paraître la plupart des écrivains qu'il a connu à Buenos Aires et en premier Fictions de Borges. En 1947, Gallimard publie un essai remarquable de Victoria Ocampo sur T.E. Laurence. Mais par la suite, en France, le silence enveloppa ses livres jusqu'à il y a très peu de temps. Victoria découvrit Borges en 1931, comme elle le dit dans le film, et ce fut la première à l'éditer en Argentine. Elle offrit à son pays la meilleurs littérature du monde et, par la médiation de Roger Caillois, elle offrit à la France les meilleurs écrivains de l'Amérique du Sud. Dans une de ses lettres à Caillois, elle lui écrit: Tu comprends avec l'intelligence. Mais il faut comprendre avec le coeur, avec le sang, avec ce qui n'est pas fait pour comprendre...

Entre-temps ses écrits en espagnol se poursuivent, elle se traduit elle-même et traduit des oeuvres de Colette, Lanza del Vasto, T.E. Laurence, Graham Greene, Osborne, Claudel, Gandhi, Dylan Thomas, Tagore, Nehru, etc. Victoria est sensuelle et tellurique, certes; elle adore la terre, les arbres, les plantes, les fleurs, le fleuve tiède qui caresse son jardin, et en même temps, elle est une mystique, ces deux penchants, apparemment contraires, allant souvent ensemble. C'est dans les oeuvres de Tagore, traduites par Gide, qu'elle fait la connaissance d'un Dieu d'amour. Tagore l'initie à la philosophie de l'Inde. Par ailleurs, elle a lu la biographie de Romain Rolland sur Gandhi et elle est conquise par sa doctrine de la non-violence qu'il met en pratique. Elle écrit sur lui, à plusieurs reprises, dans les journaux argentins, et édite deux livres de  Gandhi comme elle édite également Nehru et La route des Indes de Forster dans la traduction de Wilcock.

Elle est ouverte à l'Occident et à l'Orient. Nous étions beaucoup à lire les livres de SUR, comme nous étions un immense nombre, là-bas, à habiter divers pays et diverses langues. Mais alors que l'Argentine était constituée d'étrangers, et qu'elle se faisait grâce à eux, un jour, le nationalisme occupa son territoire. Victoria fut cataloguée de «vendue à l'étranger», ses éditions de même, elle fut arrêtée et mise en prison. Ce fut la fin du règne du merveilleux qui avait débuté après l'indépendance de l'Argentine, le départ des espagnols et l'arrivée des bateaux de l'Europe remplis de passagers. Les enfants et petits enfants de ces passagers, qui furent les patriotes les plus ardents du pays, gardent toujours les yeux ouverts sur un ailleurs par-delà les terres et les mers. En Argentine, il y eut Sarmiento au XIX° siècle, puis Victoria Ocampo au XX°. Ils furent des écrivains, et des éducateurs à leur insu. Nous leur devons notre culture et, ce qui est encore bien plus précieux, un imaginaire déployé au-delà des frontières.

Victoria Ocampo fut la première femme à entrer à l'Académie argentine des lettres.
On se souvient de ce passage de son discours de réception: Par voie maternelle, je descends d'Irala et d'une indienne guarani: Águeda....C'est pour moi une revanche et un luxe d'inviter à cette réception de l'Académie à mon aïeule guaraní....Cela n'a acun lien avec la littérature, vous me direz. Mais oui peut-être avec la justice et peut-être avec la poésie.

Victoria fut reçue en 1977 à l'Académie argentine,
trois années avant l'entrée de Marguerite Yourcenar à l'Académie française. Elle avait publié dans Sur, Les Lettres Françaises, un essai de Yourcenar sur les mythes. Les deux académiciennes étaient éprises de justice et de liberté, ce qui veut tout dire. Pour les poètes de n'importe quel pays et de langues différentes, les travaux qu'elles entreprirent, une au Nord, l'autre au Sud, représentent aussi une revanche et un luxe.

Il est temps de rendre à César ce qui est à César. On a dit que Victoria n'était pas un écrivain et que sa soeur Silvina l'était. Il est temps de voir qu'elle possède le regard, le coeur, la main étrange d'un écrivain; qu'elle a forgé une oeuvre cohérente et passionnée, composée de dix volumes de ce qu'elle appelle Testimonios, dont certains seront publiés bientôt en France, de six volumes intitulés Autobiografía, et d'une montagne précieuse en qualité et en quantité de correspondance. Ses lettres à Caillois et à Ansermet, éditées en français, révèlent sa personnalité particulière, ardente, vulnérable. Par contre, dans son bref échange épistolaire avec Drieu la Rochelle, Victoria tient un rôle secondaire qui lui va mal et qu'elle ne sait pas jouer.

Mais elle a laissé des textes en français ou en espagnol, qui sont d'une  grande originalité. Il est temps de comprendre que ce n'est pas la langue qui guide un écrivain, mais sa manière exclusive de voir et de la voir, de la toucher, de façonner ses mots, ses silences, de se mesurer à elle avec l'esprit et le corps réunis. Victoria Ocampo mourut en 1979. Lors de l'hommage qui lui fut rendu à Paris, en 1962, Borges dit ses mots : Plus important que le sang de notre corps est le sang de notre esprit.

source: www.magazine-litteraire.com/content/Homepage/article.html


 

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