Littératures
Une fille de pierre, un diamant
Article paru dans l'édition du 09.01.09
Norma Huidobro conte un drame intime dans l'Argentine des généraux
Qu'est venu faire le nommé Ferroni, en pleine saison chaude, dans ce trou perdu du nord de l'Argentine ? Il se le demande lui-même. Ses supérieurs l'ont envoyé sur la piste d'un jeune cheminot subversif, dont la compagne, Matilde, est originaire de l'endroit. Pour retrouver sa trace, il doit se faire passer pour un détective privé, au service d'une bonne cause. Mais pourquoi lui, Ferroni ? Sa place n'est-elle pas dans la salle des interrogatoires de Buenos Aires, où il sait si bien faire parler les détenus récalcitrants ?
Ce premier roman de Norma Huidobro, couronné par le prix Clarin, se passe en 1977 dans l'Argentine des généraux. Il ne faut cependant pas s'attendre à une grande fresque sur la dictature. Le Lieu perdu est une histoire intime, un drame familial plus ou moins étouffé, que des événements lointains, dépassant complètement les habitants de ce village, peuvent transformer en tragédie.
Après avoir été professeur de lettres, Norma Huidobro a écrit de nombreux livres pour les jeunes. C'est ce qui lui permet sans doute de construire son intrigue avec une telle simplicité. On frôle le roman à l'eau de rose quand Matilde raconte à Marita, sa seule amie, comment elle a découvert l'amour dans les bras de son merveilleux cheminot. Mais cette simplicité est servie par des personnages d'une grande justesse et une écriture très charnelle, qui font tout le charme de ce livre.
Dans le village, Marita tient une sorte de bar-restaurant, où l'on sert de la bière fraîche et de magnifiques tamales : une pâte à base de maïs, de viande et de piment. Le lecteur va goûter à cette merveille, en même temps que le policier déguisé en détective. Il faut prendre le tamal entre l'index et le pouce, tandis qu'avec l'autre main on le défait de son enveloppe de maïs « comme s'il s'agissait d'une porcelaine délicate ». Puis on enfonce la fourchette dans la pâte tiède et souple, ruisselante du jus de la viande. « Il porta la fourchette à sa bouche, l'immobilisa un instant en l'air et aspira la légère vapeur qui lui chatouilla le palais ; un afflux de salive subit lui fit ouvrir la bouche pour que sa langue et ses dents entrent en contact avec la pâte tiède, parfumée, suintante. »
Mais Ferroni n'est pas là pour se faire du bien. Ayant appris l'existence des lettres de Matilde à Marita, il demande à les consulter. La jeune fille, soudain méfiante, refuse. A quoi lui servirait cette correspondance intime ? « C'était le premier baiser de ma vie, Marita. Je ne savais pas qu'on embrassait comme ça, avec toute la bouche, avec la langue, avec les dents, avec rage... »
BLESSURE SECRÈTE
Marita est persuadée que Matilde n'a pas pu disparaître et qu'elle lui écrira certainement dans une semaine, à l'occasion de son anniversaire. Ou alors, c'est qu'elle sera morte.
Ferroni, qui a au moins appris quelque chose, attendra cette échéance, mais en revenant chaque jour à la charge. Avec une alliée inattendue : la grand-mère de Marita. Les deux femmes se détestent, pour une raison que l'on va découvrir par petites touches pendant la semaine fatidique. Comme on découvrira la blessure secrète du policier. « Ferroni, si soigneux, si tatillon, évite les épanchements inutiles et n'accepte jamais une méthode d'interrogation qui ne soit scrupuleusement propre, comme l'eau ou l'électricité. » Dans ce village aux ruelles boueuses, ses chaussures sont continuellement souillées. Il n'en finit pas de les nettoyer. Par moments, à travers un vantail ouvert, il croit apercevoir une autre porte, une porte très ancienne, celle de la maison qu'il habitait enfant, avant le départ de sa mère...
Marita est un personnage magnifique, dont la candeur s'allie à une solidité de diamant. Son affrontement avec le policier prendra toutes les formes. « La fille était une pierre ; sèche, plate, dure, compacte, sans interstices, sans lumière, sans voix. Il va falloir casser cette pierre, se dit Ferroni, et cette idée lui plut. »
De son côté, Marita, qui ne sait rien des activités du cheminot, rien de ce qui se passe à Buenos Aires, a saisi instinctivement que cet homme insistant cherche du mal. Elle a vu ses yeux. Elle a compris qu'ils « veulent » la pénétrer, « entrer bien au fond de moi, fourrager dans mon coeur et dans mes tripes pour voir s'ils peuvent me soutirer quelque chose sur la Matilde ».
Norma Huidobro nous offre deux autres personnages réussis : la grand-mère de Marita, « cette vieille bique », et sa grand-mère de substitution, l'attachante Natividad, qui vit dans les bois environnants et cuisine si bien les tamales. L'une incarne la haine, l'autre l'amour ; l'une met en péril la jeune fille, l'autre la sauve. Le noir et le blanc, le bien et le mal... Sans compter cette Louve que la méchante grand-mère aurait tuée, que Marita aurait enterrée au-dessus de la ferme de l'autre vieille dame, cette mystérieuse Louve dont les yeux brillent désormais comme deux étoiles...
Norma Huidobro a peut-être écrit un énième livre pour la jeunesse, à l'intention des vieux blasés que nous sommes. Il faut l'en remercier.
Robert Solé
source: www.lemonde.fr
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