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Traduction et Création

Par larouge • Zi annexes • Lundi 03/08/2009 • 0 commentaires  • Lu 1202 fois • Version imprimable

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Traduction et Création
L'ombre du géant

Être dedans et dehors, être dans le texte et hors du texte tout en ne cessant de se vouloir dedans, traduire, trahir, conduire sa voix en l'accordant à celle de l'Autre avec un grand A, Auteur, anagrammatiquement Autreu ; bref à cette gymnastique ou cette ascèse, éprouver sa dualité ou sa duplicité. Suis-je moi au bout du compte, ou est-ce lui en moi ? Moi en lui ? En définitive dans cette affaire, il s'agit bien de couple et nous parlons d'amour. Oui nous parlons de traduction dont la définition est, d'abord, d'être un transport. Transport de langue ou transport amoureux, transfert des mots et transfert des sens, ravissement et emportement où les voix se confondent. Et donc les termes de ce discours auxquels il m'est demandé de répondre, « traduction », « création », ces termes-là, je dirais non sans arrogance qu'ils se superposent, qu'ils sont synonymes. Traduire c'est créer, et inversement créer c'est traduire. Faut-il rappeler la très belle métaphore de Cervantès affirmant dans son Don Quichotte que ce qu'il nous présente là, dans cette prose magnifique dont il feint de méconnaître la splendeur, ce n'est rien qu'une tapisserie à l'envers, qui présente à la vue ses gros fils et ses nœuds, comme il sied à ce qui, il nous en avertit, n'est en fait qu'une traduction maladroite de l'arabe, une de ces langues dites sacrées dont l'espagnol ne serait que la piètre doublure, rejetant du même coup la totale paternité de son texte en feignant d'en être non le père mais le « parâtre ». Bien entendu, ce n'est là que jeu de miroirs et pointes de style, ou façons rhétoriques, comme ce brillant orateur qui, après avoir séduit son auditoire deux heures durant, concluait par ces mots : « Disons que je n'ai rien dit. » Eh bien ! le traducteur, lui, a tout à dire et à avouer, et il le dit sans cette justification de l'Auteur qui, au fond de lui-même, semble toujours devoir s'excuser de s'être mis en scène, de s'être travesti en Madame Bovary alors qu'on est ce géant normand de Flaubert, de s'être égaré aux rives de la folie en entrant dans la voix d'Alonso Quijano — Qui sano ? Qui est sain d'esprit ? Non, le traducteur, lui, n'a pas à minauder et ce n'est pas son strip-tease qu'il offre en pâture. Son moi n'apparaît pas, et son je, son jeu, est vraiment un autre, cet Autre avec un grand A qui est l'Auteur. Et donc, le traducteur crée avec une impression de liberté plus grande, cette licence plus franche que donne cette absence de déguisement de soi qu'est, au fond, l'écriture. Il n'a pas à hésiter sur la phrase, à la tourmenter pour cacher ses intentions, pour farder ses pulsions, pour abuser son lecteur — c'est d'ailleurs pourquoi toute traduction apparaîtra toujours comme un peu plus claire que l'original, le traducteur étant forcément l'éclaireur ou « l'éclaircisseur » d'un texte original que méconnaît le lecteur. Que ne le lui a-t-on reproché ? « Amplification », le montre du doigt Marie-France Delport ! « Orthonymie », accuse, plus incisif et plus pédant aussi, le linguiste Jean-Claude Chevalier (dans leur ouvrage L'Horlogerie de saint Jérôme) ! « Beau style » pour un massacre, le cloue au pilori Milan Kundera (dans Les Testaments trahis) ! Ce qui me rappelle le titre de la dernière œuvre de Vargas Llosa (parue en avril 2000) et qui est une méditation dramatique sur la création : Jolis yeux, vilains tableaux ! Que n'a-t-on dit encore sans bien voir que la traduction, qui finalement, comme l'affirmait naguère Claude Simon avec tant de justesse, n'est qu'une « production de texte » au même titre que toute autre production de texte en quelque langue que ce soit, exige du traducteur pour exister en tant que telle la même créativité que celle de l'auteur. C'est d'ailleurs cela qui gêne le plus Kundera, la créativité nécessaire du traducteur qu'il perçoit comme une sorte de rivalité. Avec, avouons-le, une nuance de taille : l'Auteur invente le texte et le Traducteur (tiens, cette fois mettons-y une majuscule) invente le même texte dans une langue différente ; de ce fait, il n'est que l'Auteur en second, celui qui d'ailleurs ne se découvre qu'en quatrième de couverture lorsque l'enfant (le livre) paraît ; c'est un auteur a posteriori, en somme une ombre, ou une doublure, un combattant de la nuit, quelqu'un qui est derrière le rideau, voire dans le trou du souffleur. Mais qui existe, bon sang de bonsoir ! car sans lui, sans ce démiurge au petit pied, l'Auteur ne serait que ce qu'il est : un petit prophète dans son pays. Ah ! le grand Guillevic le disait si bien : sans ses traducteurs, les Apôtres qui au jour de la Pentecôte avaient magiquement reçu le don des langues, Jésus n'aurait été qu'un modeste prédicateur cananéen. Et Shakespeare un histrion gesticulant au bord de l'Avon. Et certes, Cervantes, un jongleur de génie mais gardant à jamais son atout maître dans sa Manche. Alors oui, le traducteur est bien ce pont entre les cultures, ce pontife ou pontifex de même étymologie, ce « grand-prêtre » en étroite intimité avec le sacré. Car on ne peut traduire vraiment que si l'on a la foi, si l'on ressent le langage comme sacré, si l'on écrit comme on prie, avec ferveur et humilité. Avec douleur aussi, mais en revendiquant l'immortelle phrase de Pascal en son illumination : « Joie. Joie. Joie. Pleurs de joie. » Le traducteur, plus évidemment que l'Auteur, est un mystique de la langue. Je dis « plus » parce que dans cette hypothèse c'est l'Auteur qui est Dieu.

Le traducteur-pontife fait passer la mer — el Charco, dit-on dans l'Amérique hispanique — à ses auteurs, et voyez la fortune de ses mots : Chronique d'une mort annoncée — ce beau titre de García Márquez par la voix de son traducteur Claude Couffon — a fait le tour de France et bien des journalistes, bien des discours ont calqué cette phrase en manchette ou en péroraison. Claude Couffon, justement, quel exemple ! Il est comme le pianiste Samson François qui traversait tous les océans à fond de cale d'où il préparait ses concerts, vissé à son piano et exécutant ses gammes tout le jour durant ; oui, Claude tous les matins se fait la main en écrivant un poème. En créant un texte. De lui, de l'Autre, de l'Auteur ? Oui, certes, de son Auteur dont il est l'Auteur au sens espagnol de « metteur en scène », et de lui-même aussi, à son tour Auteur. Mais cette gloire-là du traducteur qui est aussi auteur, confondant en pareille écriture traduction et création, on la reconnaît généralement avec un bon tour de retard : voyez Alexandre Vialatte, glorieux traducteur et introducteur de Kafka, ce n'est que bien après sa mort qu'on s'est aperçu qu'il était aussi l'un des plus grands écrivains de ce siècle.

Mais alors, donnera-t-on raison à Jorge Luis Borges, ce maître du paradoxe, qui a osé écrire que la traduction était le véritable aboutissement de l'écriture et parachevait, en toute hypothèse, la création ? Mais citons son incroyable phrase : « Le métier de traducteur est peut-être plus subtil, plus civilisé que celui d'écrivain : il est évident que le traducteur vient après l'écrivain. La traduction est une étape plus avancée. » Pirouette d'un créateur qui se souvenait, sans doute, qu'il avait en son jeune temps donné la première version espagnole des Palmiers sauvages de Faulkner. Oui, le traducteur vient après l'écrivain, mais s'il est vrai qu'il doit le marquer à la culotte, comme on dit en milieu sportif, il restera toujours et à tout jamais en retrait, dans sa roue, dans son ombre, comme je le fus chaque fois que Vargas Llosa parada sur le plateau de Bernard Pivot. Il faut savoir garder sa place, car elle est digne et respectable : lorsque La Demoiselle de Tacna fut donnée au théâtre, mon grand Mario prit place à l'orchestre sur le devant et moi, sans mesurer encore la portée du symbole, je m'assis très exactement dans le fauteuil derrière lui, et comme il est plus grand que moi, même et surtout physiquement, sa tête me cachait la scène, mais mes oreilles entendaient bien ce texte que les acteurs déroulaient dans leur voix. Eh bien ! ce texte, ce texte, c'était le mien, n'est-ce pas ? et cette fois-là, peut-être parce que cette vieille femme qui radotait sur scène, presque centenaire, j'avais mis dans sa bouche édentée les propres mots de ma mère, mais malgré tout des mots fidèles, des mots qui traduisaient la même émotion de Vargas Llosa se souvenant dans son théâtre de cette Mamaé qui l'avait élevé, oui, moi en cet instant, le cœur broyé, le ventre douloureux comme une parturiente, je l'avoue sans honte, j'étais en larmes.

Cette métaphore de l'enfantement me plaît, et je l'ai utilisée une fois en écrivant à Manuel Puig — au moment où sortait Tombe la nuit tropicale, sans savoir qu'il allait mourir quelques jours après — que j'avais porté son enfant, que j'étais, moi son traducteur, une mère porteuse pour ce beau fruit de ses entrailles. Qu'on en pense ce qu'on voudra, mais j'aimais bien alors parler à cet homme, à l'auteur du Baiser de la femme-araignée, son propre langage, user d'une image qui le faisait sourire, lui qui se voulait, par la bouche de son personnage de Molina, « une femme normale ». Il faut évidemment comprendre, dans ce que je dis, cette exigence de sympathie, et plus encore, d'empathie qui définit l'attitude du traducteur face à son auteur. Je dirais donc, pour conclure que j'ai aimé ces hommes-là, les Guillermo Cabrera Infante, les Manuel Puig, les Mario Vargas Llosa, et quelques autres encore, à qui j'ai été fidèle, que j'ai aimé mettre ma voix dans leur voix et les faire parler en français en m'effaçant d'autant plus en tant que second auteur que je m'étais plus impliqué dans le texte français en tant que créateur. Est-ce assez clair ? Rien n'oppose dans les termes traduction et création mais tout les sépare, oh ! pas un mur, certes, mais simplement la hauteur d'une majuscule qui fait de l'Auteur un géant et du traducteur non pas un nain, ah non ! pas du tout, mais l'ombre du géant.

Albert Bensoussan

 

© : Albert Bensoussan

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