Tangage argentin
De sa vie entre deux rives, la France et l’Argentine, Alicia Dujovne Ortiz a fait le cœur de son œuvre. Une quête d’identité, entre arrachement et enracinement, fuite et retour. Où la recherche d’un ailleurs finit toujours à Buenos Aires, ville métisse, contrastée et sensuelle.
A quoi tient cet étrange sentiment de tranquillité ? A l’élégance des énormes eucalyptus, plantés il y a un siècle à peine par des immigrants devenus gauchos, et qui, solidement arrimés à leurs racines, jaillissent avec fierté pour donner à la pampa argentine une sorte de frisson paisible ? A la puissance de cette terre noire, grasse et humide sur laquelle pousse une herbe si verte qu’elle brille d’éclats phosphorescents ? Serait-ce encore l’épaisseur oisive de ces troupeaux repus dont on comprend qu’ils ont fait la fortune de ce pays qui a peu d’histoire et trop de généraux ? A Los Cardales, un bourg qu’une heure de voiture sépare de Buenos Aires, la paix semble revenue dans le cœur d’Alicia Dujovne Ortiz, romancière et journaliste argentine. L’éloignement de la capitale tumultueuse au ciel plombé par les brumes de l’hiver austral, le silence de la campagne ne sont pour rien dans cette tranquillité retrouvée. Quelque chose d’autre se joue, d’intime, de secret. Elle dit : « Ici, j’ai été heureuse. »Un mot rare chez cette femme qui trimbale derrière elle une charrette remplie de départs et de retours, de vie entre deux rives, la France et l’Argentine, de ruptures, d’incertitude des lendemains et de quête d’identité, de malles pleines de livres et de ce bonheur d’écrire qui sauve, toujours – « A ma table de travail, je me sens indestructible ». Elle, si mouvante et si drôle, usant d’hyperboles et de tournures elliptiques, est devenue presque immobile. Comme si elle n’avait plus besoin d’armure, elle déshabille ses mots de leur préciosité pour leur redonner dans cette simplicité nouvelle une autre force, différente. « Le plaisir des paysages peut-il se transmettre génétiquement ?, s’interroge-t-elle en regardant l’étendue plate à perte de vue. Ma mère l’aimait, comme moi je l’aime. Je ne sais pas l’expliquer. » Il y a quelques années, accompagnée de sa fille et de deux de ses petites-filles, elle est allée y répandre les cendres de ses parents. « Ariana, l’aînée, a pris un cheval et, au galop, a ouvert les urnes. Dans le soleil, on a vu une traînée grise s’envoler. C’était très beau. » Cette scène, elle la raconte à la fin de Las Perlas rojas, son dernier ouvrage, une autobiographie encore inédite en français. « Il fallait bien qu’ils appartiennent à cette terre. » Comme ces eucalyptus, il leur fallait des racines.Toute la question de l’attachement et de la non-appartenance est au centre de ses vingt livres. Poèmes, romans ou biographies, Alicia Dujovne Ortiz raconte cet écartèlement entre un ici et un ailleurs, entre une envie de repos et un besoin irrépressible de quitter cette terre immense peuplée, depuis 1870, par des vagues successives de Portugais, d’Espagnols, d’Italiens, de Russes, de Polonais et de juifs d’Europe centrale, de Basques, de Français. « Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas, les Argentins... des bateaux », a-t-on coutume de répéter dans ce pays vieux de trois générations à peine, dont le brassage généalogique donne le tournis. « Les Argentins sont tous faits d’une série de fragments, de nostalgie, d’exil. On essaie de se retrouver au milieu d’une quantité de pertes », ajoute la romancière, qui, comme tant d’autres, aligne une histoire familiale à se perdre. Elle en a fait un livre, sorte de Mille et Une Nuits construit comme « un patchwork tissé de bribes d’histoires vraies et de légendes ».Dans L’Arbre de la Gitane, on rencontre ainsi un ambassadeur génois, un hassidim qui chante pour échapper à la tristesse, une créole folle des bords du Río de la Plata, un maître d’école que ce paysage sans bornes désespère. On croise des marins, des conquistadors, des inquisiteurs. Chez Alicia Dujovne Ortiz, il y a des juifs, des catholiques, des Moldaves, des Irlandais, des Génois. Son grand-père : Samuel Dujovne, un jeune intellectuel ukrainien qui, pour échapper aux pogroms et à la misère, s’était réfugié dans les colonies juives fondées par le baron Hirsch. Il ne rendit pas « grâce à cette terre qui exagère tant la part du ciel » évoquée par Roger Caillois. Saisi par le « vertige horizontal » décrit par Drieu la Rochelle (1), perdu dans la pampa trop grande pour lui, il finit par se suicider. Sa mère : Alicia Ortiz, romancière, auteur d’une histoire de la littérature en vingt volumes, fille de propriétaires terriens catholiques issus d’une famille de marins génois arrivés en 1826. Son père : Carlos Dujovne, l’un des fondateurs du Parti communiste argentin, emprisonné par les généraux après le coup d’Etat de 1943, démissionnaire quelques années plus tard d’« un parti devenu assassin ». Il se laissa mourir de tristesse en 1973. Alicia, désormais, lui consacre son temps, en le faisant revivre à travers une biographie à venir.Pour écrire Camarade Carlos, elle voyage de Moscou à Montevideo, à la recherche d’un homme que petite fille elle vit « assis dans son fauteuil, miné de l’intérieur, ne parlant jamais de lui ». La suivre sur les traces de son enfance à travers Buenos Aires, mélange d’Europe et de tiers-monde – immeubles haussmanniens au centre, bidonvilles à la périphérie –, c’est entrer dans un univers peuplé de fantômes. Il faut surtout abandonner l’idée de tracer un récit linéaire, où passé, présent et futur auraient un sens chronologique. Puisqu’il semble impossible d’aller simplement d’un point à un autre, mieux vaut se laisser faire et se contenter de découvrir quelques éléments d’un puzzle intime dont les pièces mises côte à côte finiraient par dessiner un portrait.Alicia Dujovne Ortiz a tant parlé de cette cité « bâtarde, métisse, impure, située tout au fond à gauche du cœur de la planète » qu’elle préfère désormais les balades dans ces rues aux trottoirs défoncés. Quoi de mieux, en effet, pour comprendre ce Buenos Aires « oblique comme le tango » que d’aller dîner dans une milonga de quartier (2), où les Porteños – les habitants de la capitale – viennent danser, entre eux, pour eux. Ce soir, elle se tient dans un gymnase, éclairé par des néons à la lumière dure et criarde. On a rangé les tapis de sol, poussé les cages de handball et dressé des tables aux nappes blanches. Les hommes ont mis leur costume et leur cravate, certains ont trop noirci leurs cheveux. Les femmes se sont faites belles, maquillage, jupe et chaussures à talons. Ils sont vieux, leur taille s’est épaissie, leurs jambes se sont alourdies. Mais quand ils s’animent aux airs de la sono, ils dansent avec légèreté, passion, retenue. Tête contre tête, les corps éloignés l’un de l’autre, presque en déséquilibre, ils tracent avec leurs pieds des figures complexes. « Ils sont devenus beaux », dit-elle en regardant évoluer ces couples métamorphosés. Dans Femme couleur tango, elle a signé de belles pages poétiques sur ce « monde où l’homme et la femme se réduisent à leurs traits essentiels, aussi dépouillés que des chiffres. [...] Harmonie du dissemblable, ils ne sont pas l’opposé l’un de l’autre, rien qu’une brisure de l’image et leur seul terrain d’entente étant une ligne de fuite. Obliquement. Comme s’ils dansaient à jamais sur le pont d’un bateau qui les avaient amenés jusque-là. Tangage d’une éternelle navigation ». Ainsi comprend-on mieux la nostalgie qui coule dans les artères de Buenos Aires, ses fausses apparences européennes et cette liberté qu’elle offre à ceux qui savent s’en saisir. Ville de tous les possibles, peut-être ville de rien, à la fois somptueuse et cabossée.
Dans ses pérégrinations, Alicia Dujovne Ortiz ne s’est pas arrêtée devant la statue d’Eva Perón, dont elle a pourtant écrit l’histoire qui, traduite en vingt-deux langues, l’a rendue riche, le temps de payer ses dettes et d’inviter à la rejoindre en Argentine sa tribu faite « de femmes et de maris lointains ». A-t-elle pensé que cette visite était trop attendue et superfétatoire ? Elle n’est pas non plus allée à la Boca Juniors, le petit stade légendaire de ce quartier pauvre aux maisons peintes de mille couleurs vives, qui vit jouer Maradona, dont elle a raconté l’épisode napolitain dans un style enflammé. « Naples entendit le nom de Maradona, et toutes ces grottes nocturnes, tous ces ventres profonds et maternels s’emplirent du désir de lui, brûlèrent de l’enfanter. » Alicia aime ces héros populaires argentins qui ont en commun d’« être venus de très bas, d’avoir connu un destin glorieux et d’avoir été fauchés jeunes au sommet de leur gloire ». On pourrait ajouter : de porter des fêlures invisibles et d’être habités par une sorte de folie quasi mystique. Sœur d’armes de ces identités fragmentaires, la romancière lance en riant : « Avec eux, je crois que j’ai pris goût aux fastes. » Ceux, en tous les cas, qu’elle n’a pas connus dans le petit appartement du quartier Flores où habitaient ses parents.« C’était petit, il y avait un couloir, pas de soleil. Nous ne recevions personne, mon père, qui avait été déclaré “mort civil” par le Parti, n’avait plus d’amis. Il nous aimait, vouait une admiration au travail de ma mère et tenait à me donner une vraie éducation. Un jour, il nous a dit que c’était en Europe qu’à 11 ans il fallait partir pour étudier. Ma mère et moi, nous y avons passé un an, une vie de luxe, sans argent. L’année suivante, je suis rentrée à Buenos Aires. Le lycée a été ma première liberté. » Dans son uniforme réglementaire, elle allait sécher les cours dans le jardin d’à côté, où se déploie un arbre gigantesque aux racines énormes. C’est un ombu, une herbe de la pampa qui ne cesse de grandir jusqu’à en devenir monstrueuse. « J’aime cet arbre qui rappelle que, bien loin de l’Europe, nous vivons dans un climat subtropical. » Amour de l’ombu, mais aussi de tous les arbres qui peuplent la capitale, dévorent le bitume, poussent sur les balcons, envahissent les maisons. Les eucalyptus, « qui se lovent en spirale autour d’une mince colonne vide », les palos borrachos (troncs ivres), ainsi nommés à cause de leur tronc lisse et ventru. On trouve aussi, en face du musée d’Art moderne, un caoutchouc géant dont la beauté et l’amplitude sont telles qu’il a été érigé au rang de monument national. Plus loin, place San Martin, les arbres veillent, enflent, se tordent dans des figures « animales et sexuelles ». Il y a chez eux une force presque dérangeante. Ici, ils semblent vivre plus que la normale, comme s’il coulait sous leur écorce un sang végétal. Dans Mon arbre, mon amant, Alicia Dujovne Ortiz a rendu hommage à leur présence. Elle raconte comment chaque personnage « trouve dans chacun le siège de sa propre liberté » ; les arbres « sont le reflet de leurs âmes, de leurs désirs, de leurs rêves. »Quel arbre aurait-il choisi, Carlos Dujovne, ce père disparu mais retrouvé ? Lui qui rêvait d’océan, tous les dimanches, emmenait sa femme et sa fille se balader sur le port. « Nous regardions les bateaux, nous rêvions de départs vers une autre vie, forcément meilleure, quitter “este país” ! [ce foutu pays] comme le disent souvent les Porteños. » Depuis, les docks ont été réaménagés, alignant désormais une rangée de restaurants branchés. Les paquebots de ligne qui traversaient l’Atlantique en vingt jours ont disparu. Un jour, bien après ces promenades dominicales, Alicia Dujovne Ortiz a fini par partir vraiment. C’était en 1978, pour fuir la dictature parce que s’abattaient les arrestations, que le quotidien L’Opinión où elle travaillait a été fermé par les généraux et que sa présence dans trop de carnets d’adresses devenait dangereuse. Elle débarqua en France avec sa fille alors âgée de 13 ans et y vécut pendant vingt ans. Puis elle retourna en Argentine en 1999, et deux ans plus tard refit le chemin inverse, pour échapper, cette fois, à la crise économique qui en 2001 mit à bas l’Argentine. Il y a peu, elle est repartie dans l’autre sens, s’installer dans un deux pièces du quartier de Palermo.Elle anime actuellement des ateliers littéraires, espère de nouveaux contrats d’éditeurs qui ne lui proposent que quelques milliers de pesos contre 10 000 dollars avant 2001... Leurs caisses sont vides, et les tirages, de plus en plus réduits. Si les Argentins aiment fréquenter ces nombreuses librairies ouvertes tard la nuit, ils n’ont plus assez d’argent pour acheter des livres, surtout les ouvrages français, devenus un produit de luxe. A défaut, ils lisent sur place et se contentent des suppléments littéraires de leurs quotidiens.Pour connaître l’incertitude des lendemains, l’imagination et la ténacité nécessaires pour trouver de quoi vivre, Alicia Dujovne Ortiz avoue une certaine tendresse à l’égard des cartoneros, ces enfants et adolescents qui envahissent les rues à la tombée du jour. Avec méthode, ils éventrent les sacs-poubelle, récupèrent cartons, papiers, bouteilles plastique, morceaux de bois, de fer qu’ils entassent sur des carrioles. Les plus pauvres les poussent à bout de bras, d’autres utilisent des chevaux qui ont refait leur apparition, certains ont même des camionnettes. « Ils se sont inventé un métier et dignement ont réussi à s’imposer sans tenir compte du regard méprisant des habitants. Maintenant, ils font partie de la ville, la municipalité a mis un train spécial à leur disposition qui les ramène au petit matin dans leur bidonville, un plan d’aide est à l’étude », explique-t-elle en pensant leur consacrer sa prochaine chronique mensuelle dans le quotidien La Nación.« Immigrée deux fois dans mon pays, je rêve d’installation mais elle m’inquiète », assure cette femme de 64 ans. En se moquant d’elle-même, elle ajoute, malicieuse : « Je passe mon temps à vouloir que chez moi tout soit bien, mais il y a toujours quelque chose qui m’en empêche. Je pose des étagères mais elles tombent à chaque fois. En fait, je suis une mauvaise Gitane. » Retournera-t-elle en France, restera-t-elle à Buenos Aires, s’installera-t-elle à Los Cardales ? Aujourd’hui, la seule chose dont Alicia Dujovne Ortiz est sûre, c’est qu’elle est désormais prête à accepter, sans renoncement ni regrets, un point d’ancrage autant fui qu’espéré. Pour mieux se faire comprendre, elle aime à citer cette phrase de l’Ecclésiaste : « Il y a un temps pour déchirer et un temps pour coudre. » Après l’éparpillement, voici le rassemblement. Peut-être incarnera-t-elle un jour, revenue définitivement en Argentine, ce qu’elle écrivait il y a longtemps déjà : « L’ailleurs toujours recherché par le Porteño finit sur les rives d’un fleuve que l’on a cru quitter. »Véronique Brocard
(1) Ces deux auteurs ont écrit sur l’Argentine et Buenos Aires, où ils ont séjourné.(2) La milonga désigne n’importe quel lieu, à partir du moment où on y danse le tango. C’est aussi un tango plus vif et joyeux.
© Télérama n° 2950 - 29 Juillet 2006
De sa vie entre deux rives, la France et l’Argentine, Alicia Dujovne Ortiz a fait le cœur de son œuvre. Une quête d’identité, entre arrachement et enracinement, fuite et retour. Où la recherche d’un ailleurs finit toujours à Buenos Aires, ville métisse, contrastée et sensuelle.
A quoi tient cet étrange sentiment de tranquillité ? A l’élégance des énormes eucalyptus, plantés il y a un siècle à peine par des immigrants devenus gauchos, et qui, solidement arrimés à leurs racines, jaillissent avec fierté pour donner à la pampa argentine une sorte de frisson paisible ? A la puissance de cette terre noire, grasse et humide sur laquelle pousse une herbe si verte qu’elle brille d’éclats phosphorescents ? Serait-ce encore l’épaisseur oisive de ces troupeaux repus dont on comprend qu’ils ont fait la fortune de ce pays qui a peu d’histoire et trop de généraux ? A Los Cardales, un bourg qu’une heure de voiture sépare de Buenos Aires, la paix semble revenue dans le cœur d’Alicia Dujovne Ortiz, romancière et journaliste argentine. L’éloignement de la capitale tumultueuse au ciel plombé par les brumes de l’hiver austral, le silence de la campagne ne sont pour rien dans cette tranquillité retrouvée. Quelque chose d’autre se joue, d’intime, de secret. Elle dit : « Ici, j’ai été heureuse. »Un mot rare chez cette femme qui trimbale derrière elle une charrette remplie de départs et de retours, de vie entre deux rives, la France et l’Argentine, de ruptures, d’incertitude des lendemains et de quête d’identité, de malles pleines de livres et de ce bonheur d’écrire qui sauve, toujours – « A ma table de travail, je me sens indestructible ». Elle, si mouvante et si drôle, usant d’hyperboles et de tournures elliptiques, est devenue presque immobile. Comme si elle n’avait plus besoin d’armure, elle déshabille ses mots de leur préciosité pour leur redonner dans cette simplicité nouvelle une autre force, différente. « Le plaisir des paysages peut-il se transmettre génétiquement ?, s’interroge-t-elle en regardant l’étendue plate à perte de vue. Ma mère l’aimait, comme moi je l’aime. Je ne sais pas l’expliquer. » Il y a quelques années, accompagnée de sa fille et de deux de ses petites-filles, elle est allée y répandre les cendres de ses parents. « Ariana, l’aînée, a pris un cheval et, au galop, a ouvert les urnes. Dans le soleil, on a vu une traînée grise s’envoler. C’était très beau. » Cette scène, elle la raconte à la fin de Las Perlas rojas, son dernier ouvrage, une autobiographie encore inédite en français. « Il fallait bien qu’ils appartiennent à cette terre. » Comme ces eucalyptus, il leur fallait des racines.Toute la question de l’attachement et de la non-appartenance est au centre de ses vingt livres. Poèmes, romans ou biographies, Alicia Dujovne Ortiz raconte cet écartèlement entre un ici et un ailleurs, entre une envie de repos et un besoin irrépressible de quitter cette terre immense peuplée, depuis 1870, par des vagues successives de Portugais, d’Espagnols, d’Italiens, de Russes, de Polonais et de juifs d’Europe centrale, de Basques, de Français. « Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas, les Argentins... des bateaux », a-t-on coutume de répéter dans ce pays vieux de trois générations à peine, dont le brassage généalogique donne le tournis. « Les Argentins sont tous faits d’une série de fragments, de nostalgie, d’exil. On essaie de se retrouver au milieu d’une quantité de pertes », ajoute la romancière, qui, comme tant d’autres, aligne une histoire familiale à se perdre. Elle en a fait un livre, sorte de Mille et Une Nuits construit comme « un patchwork tissé de bribes d’histoires vraies et de légendes ».Dans L’Arbre de la Gitane, on rencontre ainsi un ambassadeur génois, un hassidim qui chante pour échapper à la tristesse, une créole folle des bords du Río de la Plata, un maître d’école que ce paysage sans bornes désespère. On croise des marins, des conquistadors, des inquisiteurs. Chez Alicia Dujovne Ortiz, il y a des juifs, des catholiques, des Moldaves, des Irlandais, des Génois. Son grand-père : Samuel Dujovne, un jeune intellectuel ukrainien qui, pour échapper aux pogroms et à la misère, s’était réfugié dans les colonies juives fondées par le baron Hirsch. Il ne rendit pas « grâce à cette terre qui exagère tant la part du ciel » évoquée par Roger Caillois. Saisi par le « vertige horizontal » décrit par Drieu la Rochelle (1), perdu dans la pampa trop grande pour lui, il finit par se suicider. Sa mère : Alicia Ortiz, romancière, auteur d’une histoire de la littérature en vingt volumes, fille de propriétaires terriens catholiques issus d’une famille de marins génois arrivés en 1826. Son père : Carlos Dujovne, l’un des fondateurs du Parti communiste argentin, emprisonné par les généraux après le coup d’Etat de 1943, démissionnaire quelques années plus tard d’« un parti devenu assassin ». Il se laissa mourir de tristesse en 1973. Alicia, désormais, lui consacre son temps, en le faisant revivre à travers une biographie à venir.Pour écrire Camarade Carlos, elle voyage de Moscou à Montevideo, à la recherche d’un homme que petite fille elle vit « assis dans son fauteuil, miné de l’intérieur, ne parlant jamais de lui ». La suivre sur les traces de son enfance à travers Buenos Aires, mélange d’Europe et de tiers-monde – immeubles haussmanniens au centre, bidonvilles à la périphérie –, c’est entrer dans un univers peuplé de fantômes. Il faut surtout abandonner l’idée de tracer un récit linéaire, où passé, présent et futur auraient un sens chronologique. Puisqu’il semble impossible d’aller simplement d’un point à un autre, mieux vaut se laisser faire et se contenter de découvrir quelques éléments d’un puzzle intime dont les pièces mises côte à côte finiraient par dessiner un portrait.Alicia Dujovne Ortiz a tant parlé de cette cité « bâtarde, métisse, impure, située tout au fond à gauche du cœur de la planète » qu’elle préfère désormais les balades dans ces rues aux trottoirs défoncés. Quoi de mieux, en effet, pour comprendre ce Buenos Aires « oblique comme le tango » que d’aller dîner dans une milonga de quartier (2), où les Porteños – les habitants de la capitale – viennent danser, entre eux, pour eux. Ce soir, elle se tient dans un gymnase, éclairé par des néons à la lumière dure et criarde. On a rangé les tapis de sol, poussé les cages de handball et dressé des tables aux nappes blanches. Les hommes ont mis leur costume et leur cravate, certains ont trop noirci leurs cheveux. Les femmes se sont faites belles, maquillage, jupe et chaussures à talons. Ils sont vieux, leur taille s’est épaissie, leurs jambes se sont alourdies. Mais quand ils s’animent aux airs de la sono, ils dansent avec légèreté, passion, retenue. Tête contre tête, les corps éloignés l’un de l’autre, presque en déséquilibre, ils tracent avec leurs pieds des figures complexes. « Ils sont devenus beaux », dit-elle en regardant évoluer ces couples métamorphosés. Dans Femme couleur tango, elle a signé de belles pages poétiques sur ce « monde où l’homme et la femme se réduisent à leurs traits essentiels, aussi dépouillés que des chiffres. [...] Harmonie du dissemblable, ils ne sont pas l’opposé l’un de l’autre, rien qu’une brisure de l’image et leur seul terrain d’entente étant une ligne de fuite. Obliquement. Comme s’ils dansaient à jamais sur le pont d’un bateau qui les avaient amenés jusque-là. Tangage d’une éternelle navigation ». Ainsi comprend-on mieux la nostalgie qui coule dans les artères de Buenos Aires, ses fausses apparences européennes et cette liberté qu’elle offre à ceux qui savent s’en saisir. Ville de tous les possibles, peut-être ville de rien, à la fois somptueuse et cabossée.
Dans ses pérégrinations, Alicia Dujovne Ortiz ne s’est pas arrêtée devant la statue d’Eva Perón, dont elle a pourtant écrit l’histoire qui, traduite en vingt-deux langues, l’a rendue riche, le temps de payer ses dettes et d’inviter à la rejoindre en Argentine sa tribu faite « de femmes et de maris lointains ». A-t-elle pensé que cette visite était trop attendue et superfétatoire ? Elle n’est pas non plus allée à la Boca Juniors, le petit stade légendaire de ce quartier pauvre aux maisons peintes de mille couleurs vives, qui vit jouer Maradona, dont elle a raconté l’épisode napolitain dans un style enflammé. « Naples entendit le nom de Maradona, et toutes ces grottes nocturnes, tous ces ventres profonds et maternels s’emplirent du désir de lui, brûlèrent de l’enfanter. » Alicia aime ces héros populaires argentins qui ont en commun d’« être venus de très bas, d’avoir connu un destin glorieux et d’avoir été fauchés jeunes au sommet de leur gloire ». On pourrait ajouter : de porter des fêlures invisibles et d’être habités par une sorte de folie quasi mystique. Sœur d’armes de ces identités fragmentaires, la romancière lance en riant : « Avec eux, je crois que j’ai pris goût aux fastes. » Ceux, en tous les cas, qu’elle n’a pas connus dans le petit appartement du quartier Flores où habitaient ses parents.« C’était petit, il y avait un couloir, pas de soleil. Nous ne recevions personne, mon père, qui avait été déclaré “mort civil” par le Parti, n’avait plus d’amis. Il nous aimait, vouait une admiration au travail de ma mère et tenait à me donner une vraie éducation. Un jour, il nous a dit que c’était en Europe qu’à 11 ans il fallait partir pour étudier. Ma mère et moi, nous y avons passé un an, une vie de luxe, sans argent. L’année suivante, je suis rentrée à Buenos Aires. Le lycée a été ma première liberté. » Dans son uniforme réglementaire, elle allait sécher les cours dans le jardin d’à côté, où se déploie un arbre gigantesque aux racines énormes. C’est un ombu, une herbe de la pampa qui ne cesse de grandir jusqu’à en devenir monstrueuse. « J’aime cet arbre qui rappelle que, bien loin de l’Europe, nous vivons dans un climat subtropical. » Amour de l’ombu, mais aussi de tous les arbres qui peuplent la capitale, dévorent le bitume, poussent sur les balcons, envahissent les maisons. Les eucalyptus, « qui se lovent en spirale autour d’une mince colonne vide », les palos borrachos (troncs ivres), ainsi nommés à cause de leur tronc lisse et ventru. On trouve aussi, en face du musée d’Art moderne, un caoutchouc géant dont la beauté et l’amplitude sont telles qu’il a été érigé au rang de monument national. Plus loin, place San Martin, les arbres veillent, enflent, se tordent dans des figures « animales et sexuelles ». Il y a chez eux une force presque dérangeante. Ici, ils semblent vivre plus que la normale, comme s’il coulait sous leur écorce un sang végétal. Dans Mon arbre, mon amant, Alicia Dujovne Ortiz a rendu hommage à leur présence. Elle raconte comment chaque personnage « trouve dans chacun le siège de sa propre liberté » ; les arbres « sont le reflet de leurs âmes, de leurs désirs, de leurs rêves. »Quel arbre aurait-il choisi, Carlos Dujovne, ce père disparu mais retrouvé ? Lui qui rêvait d’océan, tous les dimanches, emmenait sa femme et sa fille se balader sur le port. « Nous regardions les bateaux, nous rêvions de départs vers une autre vie, forcément meilleure, quitter “este país” ! [ce foutu pays] comme le disent souvent les Porteños. » Depuis, les docks ont été réaménagés, alignant désormais une rangée de restaurants branchés. Les paquebots de ligne qui traversaient l’Atlantique en vingt jours ont disparu. Un jour, bien après ces promenades dominicales, Alicia Dujovne Ortiz a fini par partir vraiment. C’était en 1978, pour fuir la dictature parce que s’abattaient les arrestations, que le quotidien L’Opinión où elle travaillait a été fermé par les généraux et que sa présence dans trop de carnets d’adresses devenait dangereuse. Elle débarqua en France avec sa fille alors âgée de 13 ans et y vécut pendant vingt ans. Puis elle retourna en Argentine en 1999, et deux ans plus tard refit le chemin inverse, pour échapper, cette fois, à la crise économique qui en 2001 mit à bas l’Argentine. Il y a peu, elle est repartie dans l’autre sens, s’installer dans un deux pièces du quartier de Palermo.Elle anime actuellement des ateliers littéraires, espère de nouveaux contrats d’éditeurs qui ne lui proposent que quelques milliers de pesos contre 10 000 dollars avant 2001... Leurs caisses sont vides, et les tirages, de plus en plus réduits. Si les Argentins aiment fréquenter ces nombreuses librairies ouvertes tard la nuit, ils n’ont plus assez d’argent pour acheter des livres, surtout les ouvrages français, devenus un produit de luxe. A défaut, ils lisent sur place et se contentent des suppléments littéraires de leurs quotidiens.Pour connaître l’incertitude des lendemains, l’imagination et la ténacité nécessaires pour trouver de quoi vivre, Alicia Dujovne Ortiz avoue une certaine tendresse à l’égard des cartoneros, ces enfants et adolescents qui envahissent les rues à la tombée du jour. Avec méthode, ils éventrent les sacs-poubelle, récupèrent cartons, papiers, bouteilles plastique, morceaux de bois, de fer qu’ils entassent sur des carrioles. Les plus pauvres les poussent à bout de bras, d’autres utilisent des chevaux qui ont refait leur apparition, certains ont même des camionnettes. « Ils se sont inventé un métier et dignement ont réussi à s’imposer sans tenir compte du regard méprisant des habitants. Maintenant, ils font partie de la ville, la municipalité a mis un train spécial à leur disposition qui les ramène au petit matin dans leur bidonville, un plan d’aide est à l’étude », explique-t-elle en pensant leur consacrer sa prochaine chronique mensuelle dans le quotidien La Nación.« Immigrée deux fois dans mon pays, je rêve d’installation mais elle m’inquiète », assure cette femme de 64 ans. En se moquant d’elle-même, elle ajoute, malicieuse : « Je passe mon temps à vouloir que chez moi tout soit bien, mais il y a toujours quelque chose qui m’en empêche. Je pose des étagères mais elles tombent à chaque fois. En fait, je suis une mauvaise Gitane. » Retournera-t-elle en France, restera-t-elle à Buenos Aires, s’installera-t-elle à Los Cardales ? Aujourd’hui, la seule chose dont Alicia Dujovne Ortiz est sûre, c’est qu’elle est désormais prête à accepter, sans renoncement ni regrets, un point d’ancrage autant fui qu’espéré. Pour mieux se faire comprendre, elle aime à citer cette phrase de l’Ecclésiaste : « Il y a un temps pour déchirer et un temps pour coudre. » Après l’éparpillement, voici le rassemblement. Peut-être incarnera-t-elle un jour, revenue définitivement en Argentine, ce qu’elle écrivait il y a longtemps déjà : « L’ailleurs toujours recherché par le Porteño finit sur les rives d’un fleuve que l’on a cru quitter. »Véronique Brocard
(1) Ces deux auteurs ont écrit sur l’Argentine et Buenos Aires, où ils ont séjourné.(2) La milonga désigne n’importe quel lieu, à partir du moment où on y danse le tango. C’est aussi un tango plus vif et joyeux.
© Télérama n° 2950 - 29 Juillet 2006
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