53EME FESTIVAL D’AVIGNON
Les possédés de Roberto Arlt dans Buenos Aires déprimée
Article paru dans l’édition du 13.07.99
Avignon/Théâtre. Le délire de sept conspirateurs argentins désespérés, en proie à l’hallucination de l’impossible
Et si ça échouait ? - Qu’importe. D’autres viendront. - Et nos projets ? - Illusions, mirages » Le « ça », c’est la révolution. Celle que préparent sept hommes dans une pièce close de Buenos Aires. Une pièce sans air, sans fenêtre, avec un éclairage chiche et une porte qui pourrait être celle d’un bordel. Un endroit pour conspirer, au coeur de la ville et loin de ses bruits. Les sept hommes sont de tous âges. Nous sommes en 1929. Dans l’Argentine de Roberto Arlt (1900-1942). Pas celle qui a les yeux tournés vers New York. Celle qui se regarde tant qu’elle se noie dans sa misère. Bas-fonds, vies échouées dans le rêve. Faire la révolution, oui, mais comment ? L’un des hommes se dit spécialiste en la matière. Il a son idée : il faut « mettre des cancers dans la société ». Par exemple, en ouvrant un bordel dont ils seraient les tenanciers, les clients d’occasion et les prostitués. Ce serait bien pour « s’approprier l’amour d’une génération ». Autre possibilité pour lancer la révolution, qui doit être mondiale : construire une usine à gaz, à
la Krupp. Ou encore - la belle invention : développer « l’hermaphrodisme psychique » qui permettra de créer des femmes aux cerveaux révolutionnaires. Il y a de quoi faire et tout cela est sérieux , comme la folie que développent une solitude trop grande, l’abrutissement d’être.L’un des sept hommes dort plus que de raison. Il dit avoir mis à la porte sa femme Elsa qui, avant de l’épouser, fut la fiancée d’un autre conspirateur. Il rêve d’elle, sans cesse, et voudrait accrocher son portrait dans la pièce. Il est surpris sur une chaise, dans une demi-obscurité. L’espace d’un instant, on croit qu’il s’est pendu. Un autre homme, le plus âgé, n’arrive pas à se défaire de l’amour sanglant qu’il eut pour une fille de quatorze ans. Un troisième croise ses jambes derrière un paravent. Quand il se lève, il apparaît en combinaison. Son ami, qui est gros, tire sur son maillot de corps. Ses seins pointent. Quand le fou d’Elsa dira : « Il faut aller pêcher nu », tous sortiront en slip. Ce n’est pas drôle. Tous ensemble, ils chanteront aussi une belle chanson d’amour. Basta. « L’aveugle de naissance est la seule femme cliniquement pure » Voilà ce qu’on entend, parfois : « L’aveugle de naissance est la seule femme cliniquement pure. » Ou encore : « Ils ont assassiné Dieu. Un jour, ils vont courir et crier : on aime Dieu, on a besoin de Dieu. » Le délire des sept hommes est désespéré. Hors de la pièce, la dépression de 1929. Dans la pièce, l’hallucination de l’impossible. On se croirait chez Les Possédés, de Dostoïevski (l’auteur de chevet de Roberto Arlt). Combien de milliers de kilomètres de distance entre la province russe et Buenos Aires ? Une poussière, au regard de la vision que le metteur en scène argentin Ricardo Bartis donne de ses révolutionnaires. Car, s’ils sont nés de l’écriture en forme de « crochet au visage » de Arlt, ils renaissent, semblables et autres, au théâtre.Parti des Sept Fous et des Lance-flammes, Ricardo Bartis a construit son monde. Il a travaillé dix-sept mois avec ses comédiens, sans penser nécessairement faire un spectacle. Recherche souterraine, travail intime : ensemble, ils sont allés dans des contrées où, parfois, le théâtre trouve cette lumière si particulière du souvenir d’une lecture qui fait plisser les yeux, comme dans un grenier où les ombres des objets se détachent avant qu’ils n’apparaissent. Les personnages des deux romans de Roberto Arlt se mélangent, les histoires aussi, et tout y est parce que nous y sommes. A l’intérieur d’un monde.Ce Péché que l’on ne peut nommer est donc une invitation à voyager. Embarquement sur des gradins, dans l’église des Célestins chauffée par le soleil de fin d’après-midi, face à la scène qui se résume à la pièce étroite où se retrouvent les sept révolutionnaires. Sept comédiens qui ne portent pas de noms de personnages. Ils n’en ont pas besoin : ils le sont tous. Excellents.
BRIGITTE SALINO
Derniers commentaires
→ plus de commentaires