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Roberto Arlt et L’inquiétante étrangeté de Buenos Aires

Par larouge • Arlt Roberto • Vendredi 12/06/2009 • 0 commentaires  • Lu 607 fois • Version imprimable

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Note : 5/5 (1 note)

L’inquiétante étrangeté de Buenos Aires

Article paru dans l’édition du 08.07.99

Promenade dans les lieux de spectacle de la ville, à l’heure où le théâtre indépendant se développe dans le souvenir du romancier Roberto Arlt

IL n’existe pas de mot français pour asado. Rite national, l’ asado tient de la cérémonie païenne, de la fête familiale et de la grande bouffe - celle dont il n’est pas exclu de crever.Elle célèbre un animal, le boeuf, détaillé dans ses morceaux essentiels, dont les accompagnements, y compris animaux, n’ont pour objectif que de rehausser la grandeur. L’ asado dont il est question était organisé à l’automne argentin (notre printemps), dans un jardin du quartier cossu de Palermo Viejo en l’honneur de Marilu Marini, « femme assise » de Copi, partenaire favorite d’Alfredo Arias, comédienne argentine et « chatte française » sujette à des peines de coeur dont le Festival d’Automne à Paris nous dira tout à la rentrée.

Passé les chevaux de frise d’un vin de Cordoba sang de taureau, le chemin du dîneur conduit à des montagnes de viande crépitant dans un barbecue vaste comme une cuisine, surmonté par une cheminée de remorqueur de haute mer. Chorizo à la pomarola, chinchulines (intestins de veau que le maître de maison, l’ asador, a découpés en fins rubans et tressés), ris de veau, plat de côtes, boudin noir, poitrine de porc frémissent sur un lit de braise surveillé depuis l’aube. Parmi les invités : Enrique Pinti. Un colosse à la voix onctueuse, dernier représentant d’une tradition d’auteur-meneur de revue politique, toléré, estime-t-il, parce qu’il joue au théâtre et non à la télévision. Ses sketches font passer la critique sociale par les contours de jeunes femmes très déshabillées : « Comme si l’on parlait de la corruption et d’Elf Aquitaine aux Folies-Bergère. » Asado complet, sa Salsa criolla entend ne dissimuler au bon peuple aucun morceau de la triste histoire argentine.

L’histoire de Buenos Aires, Marilu Marini veut la lire d’abord dans le quartier de la Boca. Dans la « bouche » de l’immigration génoise. Non pas sur le Caminito, trop peinturluré pour ne pas blesser les yeux, où le Teatro Caminino joua Goldoni pendant plus de dix ans avant d’abandonner la place à la soldatesque puis aux touristes. Plus loin, devant les maisonnettes de planches recouvertes de tôle, le long de voies de chemin de fer envahies par l’herbe, que les chats traversent d’une patte précautionneuse. Bruissement des arbres dans l’après- midi, et un silence qu’il est difficile d’imaginer aussi armé qu’on l’affirme. L’enclave est fermée par la forteresse de la Bombonera, la « bonbonnière » de Boca Juniors, stade où naquit Maradona. Face au port, un théâtre, avec un opéra-rock : Onze Corazones, El Gran Musical del futbol (« Onze coeurs, la grande comédie musicale du football »). Une réponse de la scène à ces téléviseurs qui vous accompagnent où que vous alliez, figés à jamais sur l’image d’un terrain vert. Ici, le futbol est à la fois air et lumière, respiration, aspiration.

La ville-théâtre est ailleurs. On ne la trouve ni dans les rumeurs difficiles à capter du tango, ni dans l’abstraction des lignes croisées de l’échiquier où Borges déplaçait ses pièces. Définitivement hissé au plus haut rang pour le centième anniversaire de sa naissance (le 24 août), l’auteur de Labyrinthes joue désormais d’égal à égal avec Gardel. Ne donne-t-on pas Buenos Aires Carnaval de tangos au Centre culturel Borges ? Tout un programme. Les vieux Portègnes (natifs de la ville) arborent Borges pour se rassurer eux-mêmes, et Gardel pour conforter ceux qui les visitent. Avec ce tandem en vitrine, ils espèrent garder Buenos Aires dans son lit, bordé par l’Europe de leurs grands-parents. Mais la ville ne lorgne plus que du côté de New York. Buenos Aires s’oublie, et refuse le miroir de ses propres yeux. Il lui reste un maintien, une manière de se refermer sur elle-même, sur sa grandeur souillée par des dictatures, que la course au dollar voudrait faire passer sans payer. Plus que jamais, elle néglige le Rio qui l’a vue naître, s’acharne à effacer ses traces, et lance par dessus l’épaule, comme des flèches, ses aéroglisseurs sur Montevideo.

Le fleuve, le vrai, c’est Corrientes. Vous tentez de traverser sa bousculade de néons, et plouf !, vous vous trouvez entraîné par elle. L’ avenida Corrientes rassemble la ville autour d’elle, comme une fille relève ses jupes pour courir. Corrientes est pressée, tellement pressée de changer d’époque, qu’elle a commencé d’y laisser sa peau. Elle propulse les humbles vers les quartiers chic, envoie les hommes d’affaires à la rencontre des familles en goguette, place à la même table les étudiants amoureux et les séducteurs professionnels. Corrientes associe les théâtres de boulevard et les comédies musicales au Théâtre national San Martin et aux librairies. Elle est à la fois Broadway et le boulevard Saint-Michel, protégeant sur ses voies adjacentes des bouquinistes chez qui s’alignent les textes imprimés dans les langues de tous les immigrants, y compris un fonds de théâtre français rassemblant le meilleur des publications des années 50. Sous clef, les grimoires anciens dont se sont dessaisis quelques héritiers infidèles et que viennent rafler les chercheurs de trésors commandités par Umberto Eco.

Le théâtre a son off-Corrientes. En plein essor. Le Babilonia est l’un des plus réputés. Sa façade étroite projette un trapèze de lumière sur une rue obscure, comme dans un film des années 40. A l’intérieur : deux petites salles et une cafétéria que ni l’architecture, ni le public ne distinguent de leurs semblables de Berlin, Milan, Barcelone, Paris. Y niche une antenne de cette confrérie mondiale qui parle couramment le Samuel-Beckett ou le Heiner-Müller. Le quartier - celui des Halles - est encore considéré comme « hostile ». Il fut un Bronx portègne, avec ses bordels et ses tueurs, qui conduisait les spectateurs à sortir en rasant précipitamment les murs pour rejoindre le métro ou la voiture. Puis les Halles ont été transformées en un gigantesque centre commercial. Un phare éblouissant - jusqu’à la douleur - de l’autre mondialisation, celle des marchandises et des consommateurs, où triomphent le marbre et le verre, et devant lesquels vacillent les minuscules quinquets du Babilonia.

Au Babilonia officie notamment Daniel Veronese. Famille vénitienne, qui a oublié son italien dans l’Atlantique sud mais gardé ses rabots, ses scies et ses ciseaux. Fils et petit-fils de menuisier, le fondateur du Periférico de Objetos se donne pour un cancre qui aurait repris, très jeune, l’atelier de menuiserie industrielle familial pour échapper à l’école. Non pour produire des objets précieux, non, surtout pas, mais pour descendre des chaises à la chaîne et monter des étagères à l’abattage. Un exercice qui occupe les mains et laisse courir l’esprit. En sorte qu’un jour les mains se surprennent à vagabonder avec lui et font surgir une première marionnette de quelques méchants copeaux. Daniel Veronese brandit ce Pinocchio au corps de christ désarticulé, qu’il regarde encore avec un mélange de surprise, d’inquiétude et d’amour, et qui semble n’attendre qu’un souffle pour indiquer la voie à suivre.

L’objet qui donne son nom à la compagnie n’est pas toujours une marionnette. Il peut être un objet manufacturé. Chargé d’une fonction précise, d’un sens qu’il plaît au metteur en scène de détourner. L’objet n’est pas seulement matériel. Ce peut être une idée, un texte. Daniel Veronese et ses quatre compagnons se postent alors à sa périphérie, là où les choses sont palpables, manipulables, et visent le centre, pour tenter d’en dégager comme une révélation. Tout en lançant leurs corps en scène, ils sculptent ainsi leurs idées dans l’espace théâtral en manipulant des poupées « bourgeoises » à tête de porcelaine piochées chez un antiquaire, de vieilles diapositives réinventées, ou le monstrueux insecte de Zoedipus, qui pousse l’intimité jusqu’à sucer le sang de son hôte. L’atmosphère baigne dans ce mot que Daniel Veronese estime intraduisible en français : siniestro. Un mot qui contiendrait et son théâtre et de larges pans de la réalité argentine. « Siniestro » est la version argentine de « l’inquiétante étrangeté » freudienne.

Le nom est jeté. Qui aurait su l’éviter ? Au fait : combien de psychanalystes à Buenos Aires ? Officieusement, deux mille, et au moins autant de prétendants. Quatre mille pour douze millions d’habitants. Un pour trois mille. Devant le guichet du Teatro del Pueblo (Théâtre du Peuple), « premier théâtre indépendant d’Argentine et d’Amérique latine, créé fin novembre 1930 », qui donne Venecia (Venise), une fantasia vaguement almodovarienne chez les ploucs du Nord-Ouest argentin, une pile d’ Extension, « revue de psychanalyse ». Revue en format journal, gratuite, tirée à cent mille exemplaires ! sous l’égide de Freud, Lacan, Heidegger, Menassa. Ainsi le théâtre croiserait les trajectoires de l’analysé et du spectateur ? Sans confusion possible, si l’on entend bien la réponse sur deux pages du dramaturge Roberto Cossa à la rubrique « Opinion » du quotidien populaire Clarin : « Rien ne surpasse la relation entre acteur et spectateur. »

Le fondateur du Teatro Abierto, théâtre ouvert à la résistance à la dernière dictature militaire, persiste et désigne sa nouvelle cible : « Le théâtre est l’unique réponse à la globalisation. » Et le théâtre - sa pratique - s’affiche de plus en plus. Les cours prolifèrent, plus que les plaques d’analyste. Ricardo Bartis, avec cent vingt élèves sur lesquels repose sa réputation de « gourou », en vit. Avec eux, il a construit de ses mains la « Maison chorizo », un étroit corridor rouge sang et jaune d’or qui conduit à une salle de spectacle édifiée dans un ancien atelier de Palermo Viejo : El Sportivo Teatral. Drôle d’enseigne pour un théâtre. Le metteur en scène d ‘El Pecado que no se puede nombrar (« Le Péché que l’on ne peut nommer »), d’après Les Sept Fous et Les Lance-flammes, diptyque romanesque de Roberto Arlt (1900-1942), ne reconnaît qu’un sport : le futbol. « Ce n’est pas l’art de marquer des buts, mais celui d’affirmer le caractère de celui qui joue. Le futbol est la meilleure école pour comprendre le théâtre. »

Comme des milliers d’intellectuels, Ricardo Bartis est un rescapé de la terreur. Fort d’une phrase d’un de ses plus fameux compatriotes : « Le devoir de tout révolutionnaire est de faire la révolution », il entre en clandestinité lorsque les assassins argentins associés, qui signent de trois “A” les forfaits des militaires, déclenchent leur sale guerre. Contre toute attente, il en conçoit une intense culpabilité. Il craque et se réfugie au Brésil. Lorsqu’il revient, c’est avec le soupçon que le théâtre peut le sauver. « Toute l’énergie du militantisme y passe. » Il avale les ouvrages théoriques et, dans l’urgence de réintégrer une communauté, commence à jouer. L’acteur passe au centre de ses préoccupations. « Au moment où la répression est devenue la plus violente, le théâtre et la poésie sont restés le dernier espace de liberté, comme une alternative lorsqu’il n’y a plus de vie politique ni syndicale. » Et aujourd’hui, comment vit-il ? « Dans la douleur et la honte d’être resté vivant. Comment avons-nous pu supporter ce qui nous est arrivé ? Comment pouvons-nous supporter de vivre encore avec ceux qui ont torturé ? »

Au théâtre, Ricardo Bartis ne s’attarde pas sur les sinistres bégaiements de l’histoire argentine. Il montre qu’elle se contente de sauter à pieds joints dans les croquis piégés que lui ont tendus les écrivains, plus d’un demi-siècle auparavant. Carlos Menem est, selon lui, une créature inventée par Arlt dans les années 30. Il interroge : quelle différence entre les bouffons qui voulaient prendre le pouvoir en s’appuyant sur les profits d’un réseau de maisons closes, et ceux qui le tiennent des supermarchés ? Il crache son dégoût pour la vulgarité d’un pouvoir qui a « réintégré le parti militaire » et pratique la corruption à hautes doses. « Ce que je fais au théâtre importe peu. C’est un plaisir individuel. On ne peut pas changer grand- chose avec le théâtre. Sinon créer une autre réalité, parce que celle qu’on vit au quotidien est perverse. » Une perversité déjà tout entière contenue dans la « modernité alarmante » d’Arlt, dans l’ouverture d’un territoire poétique et non psychologique qui permet au metteur en scène de « sortir de la représentation ».

Plus de cinquante ans après sa mort, Arlt, qui estimait « impossible de penser faire de la broderie au milieu des bruits d’un édifice social qui s’écroule », semble devenu le revers aussi discret qu’incontesté de ce « brodeur » de Borges. Un témoin de la ville réelle et de la langue des rues contre un créateur de voies imaginaires. « Borges n’avait pas besoin de sortir de chez lui pour inventer ses histoires. Arlt choisit d’arpenter le terrain de la critique sociale et de le porter à la scène. C’est ce qui le conduit vers le Teatro del Pueblo », note Kive Staiff, directeur du Teatro San Martin. Le cheminement d’Arlt est inséparable de son travail de journaliste, de ses chroniques quotidiennes, ces Aguafuertes porteñas (Eaux-fortes portègnes) d ‘El Mundo, journal populaire où il était le seul à signer - de ses initiales. Arlt restera un hétérodoxe, longtemps inassimilable au goût des élites, qu’ignorera jusqu’au bout la revue Sur, dont Borges fut l’un des animateurs.

La fille du romancier, Mirta (soixante-seize ans), donne des cours de théâtre à l’université après avoir été critique et journaliste. Entre ses Lagarde et Michard et des CD de Juliette Gréco, elle parle un français d’école : « Mon père avait le sens de la porténité. Pour cela, il fallait ne pas être Portègne. Chaque jour, il sortait d’une maison allemande et entrait en Argentine. Il était vierge. Il a vu la ville avec les yeux d’un homme né ici, mais venu de l’étranger. Cela lui permettait de tout voir. Il pouvait arpenter chaque jour une ville nouvelle, celle qu’il racontait dans ses Aguafuertes Porteñas. Il était un Ulysse, effectuant son voyage initiatique dans les quartiers de Buenos Aires. Dans ses romans, c’est lui qu’il dépeignait, dédoublé. La chair du personnage était la sienne. Mais les dialogues de ses pièces appartiennent à d’autres, des personnes qui l’ont frappé, qu’il a rencontrées et qui lui ont raconté leurs histoires. »

A sa mort, communistes, socialistes et anarchistes se sont disputé Arlt. On ne se le dispute plus, parce qu’il n’a jamais été plus vivant. On ne se dispute plus le tango, parce qu’il ne l’a jamais été moins. Ne pas pouvoir le prendre comme il vient est déjà plus qu’un signe. Une radio de taxi oublieuse. Les dimanches après-midi trop sages de la Confiteria Ideal, où de très jeunes dames attendent l’invitation de très vieux messieurs pour donner leur propre version de La Jeune Fille et la Mort et frôler le soupçon d’une immobilité qui pourrait le rester à jamais. Ailleurs, de solides professionnels ont pris l’avenir du tango en main. Ailleurs encore, des amateurs se passent les adresses d’amateurs qui ne le restent jamais très longtemps. El Chino, par exemple, où le samedi soir des dames à peine extraites de leurs bigoudis chantent leur amour déchiré pour Buenos Aires, tandis qu’à la table commune se côtoient intellectuels, touristes branchés et gens du quartier. Devant une série de plats de côtes longs comme l’avant-bras, arrosés d’un pont-l’évêque rouge venu de Cordoba, Marilu Marini constate de sa voix chantante : « Depuis l’an dernier, ils ont déjà perdu pas mal d’innocence. »

Sur la question du tango aussi, Arlt avait choisi le non-alignement. En 1935, il est envoyé par son journal en Espagne poursuivre le cycle de ses Eaux-fortes. Il revient avant que la guerre civile n’éclate, avec sa première pièce de théâtre : Saverio le Cruel (une vingtaine suivront). Gardel vient de mourir dans un accident d’avion en Colombie. « A l’école primaire, tous les enfants portaient un ruban noir, raconte Mirta. Quand mon père m’a vue, il s’est écrié : “Qu’est-ce que tu as fait ? Mais c’est stupide ! Je ne peux pas le croire !” Il n’aimait pas le tango, hormis ceux qui décrivaient des paysages. Il détestait la philosophie du tango, celle de l’homme qui a échoué parce que la femme l’a trompé et abandonné. La femme comme source du mal, il ne le supportait pas. » Arlt est mort, subitement, alors qu’il tentait de perfectionner une de ses inventions : des bas de femme, fabriqués dans une matière nouvelle, qui tiendraient seuls sur la jambe. Il était certain qu’il allait faire fortune, et pourrait s’offrir ce qu’il désirait le plus au monde : un théâtre où il ne ferait que ce qu’il voudrait.

JEAN-LOUIS PERRIER (ENVOYE SPECIAL A BUENOS AIRES)

source: www.lemonde.fr

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