Roberto Arlt, les bas-fonds du rêve
Article paru dans l’édition du 04.04.97
Le romancier argentin, que l’on redécouvre après l’avoir longtemps traité avec condescendance, pointe, dans la Buenos Aires des années 30, quelque chose de pire que la mort de l’amour : sa souillure originelle par la société
Longtemps, le romancier Roberto Arlt (1900-1942) fut confiné à la partie obscure des lettres argentines. On n’évoquait son nom, avec condescendance, que pour se justifier de devoir désigner un anti-Borges. Il paraissait devoir plonger dans la pénombre à proportion que s’élevait la gloire de l’auteur de L’Aleph. Sur le tard cependant, une nouvelle génération d’écrivains dut reconnaître combien il les avait enchantés. Tout en considérant, comme Juan Carlos Onetti, que, « littérairement parlant, il était un stupéfiant semi-analphabète », ils se rangèrent à l’avis de Cortazar : « Sur un ton apocalyptique et souvent prophétique, Arlt a dit du Buenos Aires des années 30 tout ce que les autres intellectuels de son temps ignoraient ou, pire encore, dissimulaient. »
Arlt avait fait de la métropole ce « cancer du monde » son territoire favori. Chroniqueur au journal El Mundo, il tirait le cadre de ses Aguafuertes portenas (Eaux-fortes de Buenos Aires) et de ses romans de la vie quotidienne, allant chercher ses personnages dans la rue, au sortir des ateliers et des bureaux, dans les cafés et les bordels. Il s’invitait chez eux, dégustait leurs plats, fouillait leurs placards, examinait leurs chambres à coucher, les suivait chez leurs maîtresses ou aux matches de boxe. Cols bleus et cols blancs dévidaient sur ses pages leurs envies, leurs désarrois et leurs lâchetés. Il captait leur langue, celle d’immigrants de fraîche date, comme lui, mêlée d’expressions étrangères, maladroite et tortueuse, issue du combat pour survivre, de la conscience obscure d’une médiocrité insurmontable, de l’évidence d’un complot immense, qui les rejetaient vers les bas-fonds et les laisseraient à jamais inaccomplis.
Rien ne hérissait plus Roberto Arlt que la « belle écriture ». L’urgence lui paraissait trop grande pour prendre en compte cette considération. Il ne souhaitait être ralenti par aucune bienséance. Bien au contraire, il se sentait projeté en avant par ses propres incartades. Il les accumulait comme autant d’ornementations, ne se préoccupant ni de bon ni de mauvais goût. Après une page que n’aurait pas désavouée Dostoïevski (son auteur de chevet), il était capable d’en asséner une autre provenant d’un roman rose à l’excès, sans qu’il soit possible de faire la part d’une ironie en permanence sur le feu. Devant le stuc de ses adjectifs accumulés, l’indécence de sa syntaxe, on l’accusa d’inculture, avant de le louer d’avoir osé casser la langue académique.
Chez Arlt, la cause est entendue : Dieu est mort, et le diable, sans cesse invoqué, ne répond plus. Il se terre devant plus fort que lui : l’homme des villes. Chaque individu est un ennemi potentiel pour l’autre et sa dangerosité n’est surpassée que par celle qu’il est capable de manifester contre lui-même. Lorsque paraît poindre un espoir, c’est le temps qu’il faut aux forces du mal pour se reconstituer. Malgré son schématisme, son bref et ultime roman, Un terrible voyage, témoigne pleinement de l’absence de tout sauveur suprême et de toute fraternité. Publié en 1941, alors que la guerre devient mondiale, il intègre, si l’on veut bien y voir une parabole, l’ampleur du cataclysme à venir.
A la suite d’un séisme dans le Pacifique, un navire, le Blue-Star, est entraîné par un tourbillon « semblable à celui qui se forme à la surface d’une baignoire qui se vide ». L’opération serait une manière d’anéantir les miasmes terrestres si les passagers et l’équipage n’étaient pas les rebuts de l’humanité qu’ils paraissent être, mais bien l’humanité tout court, selon Arlt. Outre le narrateur, un escroc chaleureux et visionnaire, on croise un chevalier de Malte voleur international, un pasteur qui tire au revolver sur les vagues, un gynécologue qui tente d’ouvrir les portes au forceps. L’équipage n’est qu’un ramassis de malfaiteurs hurlant, nus dans les coursives. Même l’ingénue de service se révèle folle. Ces silhouettes de bande dessinée forment une danse de spectres qui aurait toute sa place dans l’Anthologie de l’humour noir, d’André Breton.
La Danse du feu est plus subtile et plus vénéneuse. Parce qu’elle touche au coeur du nihilisme artlien. La ligne tranchée de la gravure laisse place aux traits rongés par l’acide de l’eau-forte. Arlt s’y révèle non pas, comme a pu le dire Cortazar, « le Douanier Rousseau de la littérature », mais plutôt le James Ensor, auquel renvoie son art du grotesque. Il pointe pire que la mort de l’amour : sa souillure originelle par la société. Le tragique naît de la permanence de l’espoir et des états (des ébats) amoureux. Une contradiction assez violente pour emporter le héros dans un tourbillon semblable à la spirale gigantesque d’Un terrible voyage, le ballottant et le polissant contre les parois, avant de le rendre conforme au monde dont il cherchait à s’affranchir.
L’Irene de La Danse du feu (1932) est proche contemporaine de la Nadja de Breton. Avec elle, par elle, son amant, Baldes, cherche confusément à se sauver de la « promiscuité gluante » que lui offre la cité. « L’amour excédait les limites du devoir. C’était un char de feu qui arrachait l’homme à la surface de la terre, l’installait sur les cimes de l’hallucination. » Et c’est le même homme, dans le même temps où il monte au ciel, qui entreprend de démanteler pièce à pièce ce char. Après avoir décrit, avec une absolue crudité, les joies, les résistances, les rebondissements, l’agonie, et la mise à mort ignoble de l’amour, Arlt renvoie Baldes à la furieuse société d’esclaves, « la grande et sainte famille argentine ».
JEAN-LOUIS PERRIER
source: www.lemonde.fr
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