La Estupidez (La Connerie) a dépassé toutes les limites…
Quatrième pièce de l’Heptalogie Heptalogie de Hieronymus Bosch, située exactement dans son centre,
elle représente, je crois, son point le plus haut. La Estupidez ne connaît pas de mesure. Sa
durée inhabituelle (plus de trois heures dans la version argentine à toute vitesse), sa
référence au cinéma, sa trompeuse apparence de vaudeville, son odeur de pop art, son
extension infinie quel que soit le champ théorique où l’on veuille l’inclure font de cette
oeuvre la plus démesurée de mes écrits. Dans une époque où tout s’appauvrit, et dans un
pays où tout rétrécit, La Estupidez est l’explosion insensée mais articulée d’un moteur en
pleine ébullition, et – dans son harmonieux déséquilibre – elle est insaisissable, grossière,
baroque, et cherche à abattre tout préjugé que mes acteurs ou moi-même aurions pu avoir
concernant les limites de ce qui est jouable au théâtre. Format de road-movie, mais
inconfortablement théâtral, et statiquement circulaire : un voyage sans kilomètres dans
lequel cinq acteurs sont hyper-exploités par une seule structure narrative.
Mais ce n’est pas de la forme dont je veux parler ici. Je préfère parler de son origine. Et
pourquoi pas aussi, commettre l’erreur de m’orienter tendancieusement vers son contenu,
terrain des plus marécageux qui soient.
Vers l’an 2000, quelques minutes avant la fin du millénaire, j’ai rencontré, plus au moins par
hasard, les membres d’un groupe d’études trotskystes. Ceux-ci éditaient alors une
publication où ils reproduisaient leurs débats et analyses politiques. Je leur ai dit que je
voulais recevoir la publication et, à ma grande surprise, ils m’ont demandé pourquoi. Je
n’étais pas habitué à cette question comme réponse. A la différence d’autres formations de
gauche, toujours avides de diffuser leurs journaux et de gagner des adeptes provenant de
tous bords, les gens de Piedra étaient plus intéressés – j’imagine, dans moment d’arrêt d’une
tristesse extrême et lucide – par l’idée de préserver une connaissance. Loin de la propagande
et plus proches de la réflexion, je suppose qu’ils économisaient – avec raison – leurs
journaux artisanaux.
Je suis sûr que là se trouve l’origine de Finnegan. Et celle de cette pièce. Ce sont de temps
stupides, que se passe-t-il avec la raison quand personne n’est capable de bien l’écouter ? Se
déforme-t-elle, s’adapte-t-elle ? Seulement afin que quelqu’un soit capable de la percevoir ?
Ou est-il préférable de la conserver pure, dans l’attente optimiste d’un temps meilleur ?
Il va sans dire que, pour des raisons strictement théâtrales (de perfides raisons ludiques),
notre Finnegan est loin d‘être le héros que Piedra, et que notre époque, réclament. Quoique
je n’en sois pas tout à fait sûr non plus. La parabole qui se ferme avec Finnegan est aussi
erratique que le robinet du pauvre Donnie Crabtree. J’ai l’intuition que les eaux souterraines
de cette comédie indéfinissable coulent sur un lit d’énorme angoisse.
L’angoisse a pris ici la forme de la dispersion. Si, comme le prévoit la branche pessimiste des
théoriciens du chaos, il résulte que l’état du plus grand équilibre vers lequel tendent tous les
systèmes est un état d’inanité et de froide quiétude, que l’entropie est une force
incontestable, et que le monde a tendance à se dissoudre dans le hasard, alors je dois dire
que cette pièce sympathique est fidèle au monde. Le récit tend vers la dispersion :
l’architecture catastrophique de cette histoire succombe à la friction de ses propres
éléments, et – pourquoi ne pas le dire – à la collision non nécessaire avec des éléments
étrangers au système. L’anecdote des brosses à dents (évidemment tirée d’une légende
urbaine répandue) est là pour en rendre compte.
Mais il existe aussi, parmi les théoriciens qui étudient le destin entropique du monde, un
regard optimiste. Je sais que cet autre point existe. Et je sais qu’il est fascinant. Et bien que
j’y adhère en principe, je n’arrive jamais à le comprendre complètement. C’est pourquoi La
Estupidez oscille de manière schizophrène entre la tragédie essentielle (ah, destin de
l’homme) et la catastrophe pure.
Rafael Spregelburd
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