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« Qu’il nous soit permis d’écrire avant de disparaître »

Par larouge • Zi annexes • Mardi 04/08/2009 • 0 commentaires  • Lu 1282 fois • Version imprimable

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RUBRIQUE REGARDS SUR L'ENTRE DEUX -
« Qu’il nous soit permis d’écrire avant de disparaître ». Argentine, 1976-2006 (I)
Cultures & Conflits n°62 (2/2006) pp 171-176
Antonia Garcia Castro
Apenas por venir. Ni siquiera volver

un poco : estaré

de ida siempre. De ida

miro, de ida caigo

A peine à venir. Pas même revenir

un peu : je serai

toujours à l’aller. A l’aller

je regarde, à l’aller je tombe

Francisco Urondo 1


C’est une trace. Pas la seule. Mais c’en est une. L’écriture d’un certain nombre de morts et de « disparus ». En l’occurrence, argentins.

Les « disparitions » ont été abordées à plusieurs reprises par cette revue ; j’y ai également consacré une recherche 2. D’une publication à l’autre, et en dialogue avec divers interlocuteurs, nous avons, en tant qu’équipe, tiré le fil politique pour interroger les logiques à l’oeuvre et les effets nombreux et complexes de l’invisibilité des corps. Sans disqualifier le travail effectué, ce dossier entend prendre le mot « disparu » à contre-courant et le déclarer impropre à nous présenter ceux et celles que l’on a tués et rendus invisibles, du temps où ils étaient vivants. Là encore – c’est l’option majeure de cette rubrique – il s’agit de décaler le regard pour considérer la vie antérieure et « ce qu’ils ont fait ».

En Argentine, la phrase fait sens : « algo habrán hecho » (« ils ont dû faire quelque chose »). Sans équivoque, elle renvoie aux mots murmurés par le citoyen lambda, voisin, témoin passif des arrestations sous la dictature (1976-1983). « Ils ont dû faire quelque chose ». En tant que sociologue, je me suis autrefois saisie de cette phrase pour la détourner de son sens premier. Il s’agissait alors d’examiner les motivations politiques intervenant dans la décision de faire disparaître un certain nombre d’individus, membres de divers groupes sociaux. Aujourd’hui, le détournement est d’un autre ordre car parmi « ces choses faites », l’écriture.

On les sait nombreux : romanciers, poètes, dramaturges, professionnels de l’écriture, cibles des militaires argentins après le coup d’Etat du 24 mars 1976 3. Rodolfo Walsh est l’un d’eux, journaliste, fondateur avec d’autres de l’agence Prensa Latina (Cuba), écrivain, militant montonero 4. Ce dossier donne priorité à son écriture : plurielle, contrastée, que l’on peine à réduire à un seul genre. C’est précisément parce que celle-ci intrigue que le choix se porte sur elle : non qu’elle soit « meilleure » ; non qu’elle soit plus célébrée qu’une autre. Ayant lu et relu un certain nombre d’écrits de cet auteur – né en 1927 et assassiné le 25 mars 1977 – je me suis parfois demandé à quel point on pouvait le considérer comme un « grand » écrivain. La question est absurde. L’épithète est de trop. L’un comme l’autre ne sauraient – précisément – nous  présenter le métier que cet homme a exercé et qu’il a un jour qualifié de « violent ». Rodolfo Walsh écrivait. C’est aujourd’hui sa trace. Sa permanence.

Ce dossier – en trois volets – se structure autour de plusieurs textes. Une nouvelle intitulée « Esa mujer » (I) ; des extraits de l’ouvrage Operación masacre (II) 5 ; des extraits d’une « lettre ouverte d’un écrivain à la junte militaire » datée du 24 mars 1977 (III), disponibles sur le site Internet de la revue.

Dans cette lettre, écrite à l’occasion du premier anniversaire du coup d’Etat de 1976, Walsh analyse ce que fut la première année de gouvernement militaire. Entre autres éléments, il procède à une présentation des mécanismes par lesquels les disparitions forcées s’érigent en instrument de pouvoir. Sa dénonciation des « violations des droits de l’Homme » inclut également la politique économique adoptée par les militaires, et leurs alliés civils, dont il énonce les effets à court, moyen et long terme. Depuis la fin de la dictature argentine (1983), cette lettre a plus d’une fois été publiée et fait aujourd’hui partie intégrante des annexes accompagnant les fréquentes rééditions de l’ouvrage Operación masacre (voir deuxième volet de ce dossier). Plus récemment, à l’occasion du trentième anniversaire du coup d’Etat du 24 mars 1976, ce document a été republié par divers journaux. L’actualité de la pensée de Walsh – et c’est aussi en cela que son écriture nous interpelle – se donne également ailleurs que sur le papier. On retrouve ainsi des éléments caractéristiques de ce document – la lettre – dans l’un des derniers discours de l’actuel président de la République. Pas n’importe quel discours mais celui qu’il a prononcé le 24 mars 2006 6. La référence n’est pas nominative. Il n’y a pas de note de bas de page. Mais la filiation existe.

Tué le 25 mars 1977, Rodolfo Walsh a disparu. Outre les textes auxquels ce dossier est consacré, son oeuvre comprend des documents d’analyse politique, des enquêtes journalistiques, des récits policiers et des documents inclassables dont la « Lettre à Vicki » et la « Lettre à mes amis », toutes deux écrites suite à l’assassinat de sa fille (le 29 septembre 1976), María Victoria Walsh 7.

Ce dossier accorde également une place à des vers de Francisco Urondo 8, collègue, ami et camarade de Walsh.

Le métier d’écrivain
« On m’appelle Rodolfo Walsh. Enfant, ce nom était loin de me satisfaire : je me disais qu’il ne me servirait pas, par exemple, pour être président de la République […]. Je suis né à Choele-Choel qui veut dire “coeur de bâton”. Cela m’a été reproché par plus d’une femme.

Très tôt, ma vocation fut claire : je serais aviateur. En raison de je ne sais quelle confusion, l’aviateur de la famille ce fut mon frère. Je suppose qu’à partir de là j’ai perdu toute vocation et j’ai n’ai plus eu qu’à exercer beaucoup de métiers. Le plus spectaculaire : laveur de carreaux. Le plus humiliant : plongeur dans un restaurant. Le plus bourgeois : vendeur d’antiquités. Le plus secret : cryptographe à Cuba. […].

Mes premiers efforts littéraires ont été satiriques, c’était des écrits allusifs aux professeurs et aux surveillants de la sixième. J’ai quitté le lycée à l’âge de dix-sept ans pour travailler dans un bureau. L’inspiration était encore là mais j’avais perfectionné la méthode : désormais je faisais des acrostiches dans le plus grand secret.

L’idée la plus dérangeante de mon adolescence a été cette blague idiote de Rilke : si vous pensez que vous pouvez vivre sans écrire, alors n’écrivez pas. Ma romance avec une jeune fille, qui écrivait incomparablement mieux que moi, m’a réduit au silence pendant cinq ans. Mon premier livre contenait trois nouvelles du genre policier, qu’aujourd’hui j’ai en horreur. Je l’ai écrit en un mois, sans penser à la littérature, mais à l’amusement et à l’argent. J’ai gardé le silence pendant quatre années supplémentaires parce que je ne me considérais pas à la hauteur de qui que ce soit.

Operación masacre a changé ma vie. En l’écrivant, j’ai compris qu’en dehors de mes perplexités intimes, il y avait un monde extérieur des plus menaçants. Je suis parti à Cuba, j’ai assisté à la naissance d’une expérience politique nouvelle, contradictoire, parfois épique, parfois fastidieuse. Je suis revenu et j’ai complété un silence de six années. En 1964, je décidai que parmi tous mes métiers terrestres, le violent métier d’écrivain était celui qui me convenait le mieux. Mais je ne vois en cela aucune détermination mystique. A vrai dire, j’ai été emmené et ramené par les temps ; j’aurais pu être n’importe quoi, encore aujourd’hui je me sens disponible pour n’importe quelle aventure. Dans l’hypothèse où je continuerais à écrire, ce dont j’ai surtout besoin c’est d’une dose généreuse de temps 9 ».

Propos de Julio Cortázar
« Je crois qu’il ne m’en voudrait pas s’il savait que je le fais parler, que je l’imagine en train de nous regarder, derrière ses lunettes, nous parlant avec cette façon singulière qu’il avait de tout dire comme si cela n’avait pas la moindre importance, surtout lorsque c’était important (Sa lettre ouverte à Videla, où toute l’horreur a été consignée avec la sérénité de celui qui est déjà au-delà ; ce qui fut, d’une certaine manière, le cas de Rodolfo Walsh depuis le jour si lointain où il s’est assumé entièrement et a vu, droit et clair, le chemin choisi).

Je crois qu’il ne m’en voudrait pas s’il me surprenait à lui donner la parole comme nous le faisons, nous autres, écrivains de fiction, avec nos personnages. Bien sûr qu’il ne m’en voudrait pas. Lui qui dominait la fiction avec une maîtrise totale. Lui qui savait à quel point nous déléguons le meilleur de nous-mêmes à certains de nos personnages : effaçant les pistes, faisant d’un homme une femme, d’une femme un homme, renonçant à la facilité autobiographique qui envoie se faire paître tant de livres publiés avec fracas ; et multipliant le réel dans et par la fiction, faisant entrer la réalité dans la littérature, comme il convient de le faire. C’est-à-dire, inscrivant la littérature dans le réel, corps à corps 10 ».

Présentation - Esa mujer, 1964 11
« La nouvelle intitulée Esa mujer fait, bien sûr, référence à un épisode historique dont tous les Argentins se rappellent. La conversation qu’on y reproduit est, pour l’essentiel, vraie […]. J’ai commencé à écrire Esa mujer en 1961. J’ai terminé en 1964. Je n’ai pas mis trois ans mais deux jours : un jour en 1961, un jour en 1964. Je n’ai pas encore découvert la raison pour laquelle certains thèmes résistent pendant des lustres à certains changements de perspectives et de technique alors que d’autres s’écrivent, pour ainsi dire, tout seuls 12 ».

Une première version de cette nouvelle a été publiée en français en 1986 sous le titre de « Il pleut dans la mémoire du colonel 13 ». La version que nous proposons s’en distingue, notamment dans le choix de maintenir le titre attribué par Walsh. Esa mujer. Cette femme.

Précisons que ce que Walsh énonce comme une évidence pour « tous les Argentins » tient au fait que « cette femme », jamais nommée dans la nouvelle, est l’épouse d’un président de la République (ici, le « Vieux »). Morte le 26 juillet 1952, son corps est embaumé et exposé à la CGT jusqu’en 1955. Suite à un coup d’Etat survenu le 16 septembre 1955, le corps de cette femme est enlevé et caché par les nouvelles autorités militaires. Il aurait subi des sévices post-mortem, raison pour laquelle les mêmes autorités décident de l’expatrier dans le plus grand secret. On sait aujourd’hui que le corps a été enterré dans un cimetière italien. Ultérieurement, à la fin des années 1960, début des années 1970, la restitution de ce corps a été un leitmotiv pour certains groupes politiques. Le corps est rapatrié en 1974, mais l’inhumation définitive n’a lieu qu’en 1976.

Notes de bas de page
1. Extrait. « Cañones », Todos los poemas, Ediciones de la Flor, Buenos Aires, 1972, p. 289.
2. Voir les numéros : « Disparitions », Cultures & Conflits, n°13-14, Paris, L’Harmattan, 1994 et « Survivre. Réflexion sur l’action en situation de chaos », Cultures & Conflits, n°24-25, Paris, L’Harmattan, 1997. Garcia Castro A., La Mort lente des disparus au Chili, Paris, Maisonneuve & Larose, 2002.
3. Les archives de la « Dirección de Inteligencia de la Provincia de Buenos Aires », service de renseignement, rendent notamment compte de la surveillance des écrivains et de leurs oeuvres. Ces archives dépouillées par une commission spéciale depuis l’année 2000 ont été récemment sollicitées par un organisme composé d’écrivains (Audiovideoteca de escritores de Buenos Aires). Voir sur ce sujet l’article paru dans le quotidien Página 12, le 28 mars 2006, supplément culturel, « Informes secretos y argumentos para prohibir y asesinar », par Silvina Friera (www.pagina12.com.ar).
4. Organisation péroniste, née à la fin des années 1960.
5. A paraître, dans le prochain numéro de Cultures & Conflits.
6. Voir notamment la désignation de la politique économique menée sous la dictature comme crime à part entière et le rôle des civils en ce domaine – notamment le rôle joué par Martínez de Hoz, ministre de l’Economie (également cité par Walsh). L’argumentation n’est plus « neuve » en 2006. Mais c’est la première fois qu’elle est avancée publiquement par un président de la République. Le discours de Néstor Kirchner a pour arrière-plan la toute récente décision du parlement argentin de déclarer le 24 mars jour férié, en tant que « jour national de la mémoire, pour la vérité et la justice ». Disponible sur : http://www.presidencia.gov.ar/Discurso.aspx?edArticulo=3088.
7. Pour davantage d’informations sur les écrits de Walsh, on peut se référer à la page Internet http://www.literatura.org/Walsh/
8. Voir le dossier « Trelew – Voix croisées. Argentine, 1972 », Cultures & Conflits, n°61, pp. 139-164. Francisco Urondo, né en 1930, poète, journaliste, militant des FAR (Forces armées révolutionnaires) puis de Montoneros, est assassiné le 17 juin 1976. Voir notamment le documentaire Paco Urondo. La palabra justa, Daniel Desaloms, 2004.
9. Source : http://www.uolsinectis.com.ar/biblioteca/especiales/walsh/yo5.htm. (Notre traduction).
10. Julio Cortázar (écrivain argentin, 1914-1984). Ibid.
11. Walsh R., « Esa mujer », Secuestrado por la junta militar argentina, Buenos Aires, Ediciones del Rescate, 1981, pp. 60-71. Egalement publié dans le recueil Los oficios terrestres, Ediciones de la Flor, 1986. Notre traduction.
12. Walsh R., Secuestrado, op. cit., p. 59.
13. Traduction de Juan Marey, Europe, n°690, octobre 1986, pp. 77-85. Numéro spécial consacré à la littérature argentine.
 
 
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