Docteur honoris causa de l'Université de Liège, Alberto Manguel est né en
1948 à Buenos Aires et, devenu citoyen canadien en 1985, vit aujourd'hui
dans un village du Poitou. Après plusieurs essais littéraires,
principalement consacrés à la lecture - dont Une histoire de la lecture,
Dans la forêt du miroir, La bibliothèque, la nuit, Pinocchio et Robinson-,
écrits tantôt en espagnol, tantôt en anglais, il reprend dans son nouveau
roman, Tous les hommes sont menteurs, le journaliste poitevin d'origine
espagnole Jean-Luc Terradillos apparu dans Un amant très vétilleux.
« Qui était cet homme que j'avais connu sous le nom d'Alejandro Bevilacqua? »
Dans le train qui le ramène de Madrid à Poitiers, Alberto Manguel se pose la
question. Attention: pas l'auteur du livre mais l'un de ses personnages qui porte
son nom, le premier témoin rencontré par un journaliste pour une enquête sur
l'écrivain argentin exilé en Espagne et retrouvé mort au bas de l'immeuble où
vivait Manguel.
Écrivain ? On peut le supposer puisque le patronyme Bevilacqua figure sur la
couverture d'un roman, Éloge du mensonge, considéré par ses proches comme
un chef-d'oeuvre. En est-il bien l'auteur, néanmoins, cet homme qui s'est
retranché dans l'appartement de son « ami » au moment de sa parution avant de
se défenestrer ?
C'est l'une des questions auxquelles se voit confronté trente ans après Jean-Luc
Terradillos, dont le grand-père a abouti presque par hasard dans le sud de la
France avec des Républicains espagnols fuyant la Guerre civile. C'est d'abord
Alberto Manguel qui lui relate ce qu'il sait d'Alejandro Bevilacqua, débarqué dans
la « nation mère » au coeur des années 1970 alors que son pays subissait la
dictature de général Videla. Élevé par une grand-mère rigoureuse, il avait été
amoureux d'une égérie révolutionnaire et connu l'enfermement et la torture sans
savoir pourquoi. Cet homme à l'air triste, qui gagnait sa vie en vendant des
babioles sur un marché, avait fait de son compatriote un confident, sans
parvenir, pour autant, à se faire vraiment aimer de lui.
D'autant plus qu'il lui avait « piqué » son amie, Andrea. Son amie ? C'est lui qui
le dit car elle, deuxième témoin, ne portait pas en grande estime cet « imbécile »
qui lui « pompait l'air ». Celui qu'elle aimait, c'était Alejandro dont elle était
parvenue à faire éditer le roman retrouvé au fond d'un vieux sac. Et a qui il avait
également raconté la prison argentine. Notamment son passage dans une cellule
partagée avec Le Goret, ainsi surnommé à cause de sa laideur, qui jouissait de
certaines libéralités, telle celle de passer de temps en temps la nuit avec sa
femme, la Bécasse. Il est le troisième protagoniste de ces années-là à se confier,
mais par lettre, et de Suisse où il finit de couler des jours heureux. Quant à
l'ultime confidence, seul le lecteur en prend connaissance car elle vient
d'outre-tombe, d'un personnage secondaire qui, toutefois, résout le mystère de la
mort du héros.
Dans Tous les hommes sont des menteurs, Alberto Manguel joue subtilement
d'un procédé aussi classique qu'ancien - la reconstitution d'un individu à partir
des témoignages de ceux qui l'ont connu. En définitive, c'est moins la
personnalité d'Alejandro Bevilacqua elle-même qui intéresse l'écrivain que la
friabilité du témoignage humain ou, mieux encore, l'interrogation sur ce que les
souvenirs révèlent de ceux qui en sont les détenteurs. Si ceux-ci dressent tous
ici peu ou prou un portrait cohérent de cet exilé, bien que parfois paradoxal -
mais qui ne l'est pas? -, chacun d'entre eux se « trahit », mêlant réalité et
invention, vérité et mensonge - pas forcément consciemment. À travers
Bevilacqua, c'est en effet d'abord d'eux-mêmes que parlent Manguel, Andrea, le
Goret et l'espion délateur.
Par les multiples réflexions qu'il sous-tend, ce roman s'inscrit au coeur d'une
oeuvre où cohabitent harmonieusement essais et fiction, parfois même au sein
d'un même livre (par exemple dans Stevenson sous les palmiers). Une oeuvre
qui compte parmi les plus pertinentes aujourd'hui.
Michel Paquot
Décembre 2009
Michel Paquot est journaliste indépendant.
Alberto Manguel, Tous les hommes sont des menteurs, traduit de l'espagnol par
Alexandra Carraso, Actes Sud, 200 pages, 19 €
Culture, le magazine culturel en ligne de l'Université de Liège
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