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Maïs en grégorien

Par larouge • Calveyra Arnaldo • Samedi 20/06/2009 • 0 commentaires  • Lu 1267 fois • Version imprimable

Maïs en grégorien
 de Arnaldo Calveyra, Anne Picard (Traduction)









Broché: 122 pages
Editeur : Actes Sud (3 février 2003)
Collection : Un endroit où aller

Et moi, homme du pays d'Entre Rios, venu chercher une retraite silencieuse à l'abbaye de Solesmes, je m'assois dans un endroit reculé de l'église pour écouter le grégorien qui gonfle comme un champ de maïs de part et d'autres de la nef, pour atteindre les berceaux de la voûte tiédis par la lumière des cierges. J'écoute le moine à ma droite, debout contre une colonne, en quête de notes qui s'aiment
.A. C.

extrait:

Deux heures du matin. J’écoute la chanson inventée par un bègue. Son seul désir la met en marche, l’air se raréfie peu à peu. A cause de ce qu’elle est, de l’air, la chanson se raréfie, s’absorbe dans des voyelles tout juste venues à l’esprit, glisse entre les saintes qui s’inclinent doucement dans leurs niches en offrant le nard serré par leur main délicate. Sur toute sa longueur, sa largeur, sa hauteur, la nef de l’église est parcourue par des murmures de noms : elle murmure, écho du murmure des nouvelles. Et voici la chanson soudain intéressée, elle commence à désirer que quelque chose, quelqu’un dans l’enceinte, reste un trésor caché, un jardin secret.

A force d’entêtement, d’obstination, la chanson évolue dans l’espace de l’enceinte. Peu à peu l’enceinte et l’espace trouvent une assise, un lieu entre l’air et elle — déjà tout ensemble l’air et elle. Chanson aux voyelles extatiques, en même temps déclinées : temps entre la chanson et l’air. Elles trouvent ce qu’elles cherchent tout en continuant à se mouvoir.

A force de lente obstination, elle finit par s’enflammer, elle s’enflamme en montant des cordes vocales des moines. Peu à peu elle trouve une place, l’air — l’air et elle — chanson qui est temps, nous et mémoire, elle chante, chante pour elle-même. Elle trouve ce qu’elle cherche et continue d’évoluer entre les bancs. J’en devine les traces, je suis spectateur de ces traces, chanson inventée par un bègue.

Des ailes se déploient, traces de bégaiement entre les bancs, les allées. L’ondulation de la chanson revient. Lieu pour l’air et pour elle, chanson faite de lys qui se putréfient. Voyelle que l’on vient de proférer dans la nef de l’église où nous sommes réunis. La chanson continue d’évoluer parmi les saintes qui s’adossent au mur sitôt que nous les regardons. Voyelles bercées par quatre murs. Les chanteurs, les saintes, un nard glissé dans la main, un autre entre les lèvres.

Nous venons assister au spectacle autour d’un plat incandescent et d’une danse. Et moi, homme du pays d’Entre Ríos, venu chercher une retraite silencieuse à l’abbaye de Solesmes, je m’assois dans un endroit reculé de l’église pour écouter le grégorien qui gonfle comme un champ de maïs de part et d’autre de la nef, pour atteindre les berceaux de la voûte tiédis par la lumière des cierges. J’écoute le moine à ma droite, debout contre une colonne, en quête de notes qui s’aiment.

Auquel de ces deux fleuves le voyageur a-t-il prêté attention ? Lequel de ces deux fleuves a conversé avec la mer ? Quel est le fleuve virtuel et celui de l’esprit ? Le chant vacille-t-il quand l’imagination faiblit ? Homme sans âge, moi qui écris ces mots, ni grand, ni petit, sans signes particuliers, venu du pays d’entre deux fleuves, j’écoute la plainte du grégorien sans rives, je cherche dans les caissons du dôme la raison de mes envies de silence.

Maïs en grégorien qui ondoie, né des crêtes et des collines dans la mésopotamie argentine. On dirait la chanson inventée par un bègue, par la force de son désir il aurait fini par la mettre en marche dans l’enceinte d’une pièce vide : à présent, plus l’ombre d’un bégaiement. Le chant, libre, conserve les traces d’anciennes hésitations, la chanson, sans points d’appui, sans lignes précises, avec une mélancolie toute confiante, entre alors en relation avec lui. Tous deux s’amusent à se donner des noms, à échanger des horizons, des noms de musiques inconnues, l’air alentour trouve alors une assise, un lieu pour l’air — tout autour temps et chanson. Chanson laissée pour morte dans les collines près des côtes de l’Uruguay et sortant à présent de la bouche de quelques moines.

Quelles cordes vocales pourront retenir cette chanson avant qu’elle disparaisse ou se perde ? Une voyelle à froid commence à s’enflammer — enclose, indifférente, détachée. Entre elle et nous il ne reste plus d’air. Une seconde voyelle se propage en direction des saintes postées dans leurs niches de verre. La nef de l’église parcourue de noms paraît haute, haute, large. Elle trouve un lieu pour l’air et pour elle — lieu qui est tout ensemble l’air et elle —, une voyelle extatique chante, chant et temps entre elle et nous, chanson qui est temps, nous et mémoire. Elle chante, chante pour elle-même. Ange transi sur la droite. La voyelle anesthésiée s’écarte du mur.

A présent que la lumière des cierges décrit mon silence, par rangées, par rafales, le grégorien gonfle comme le maïs, anabase en noir et blanc, il monte et redescend d’un ciel. Je sors mon cahier et commence à écrire le livre qui s’esquisse à peine.

Miroir avançant avec la mort, caché par Salomé qui surgit par-derrière. Instants du regard du prophète. Caché par Salomé, miroir retourné, les yeux du prophète sont devenus aveugles, des yeux où toute image est désormais insoutenable.

Lentement, l’épi monte de la racine. Les couchants dérobent la vue. J’observe le rideau de l’eau dormante. Lieu : l’air. "N’oublie pas l’hospitalité." Chanson au cœur sec. Impossible image.

Sous cette même pluie un homme muet. La contemplation de la pluie le rend plus silencieux encore. La pluie entre par le rai de lumière d’une porte qui s’ouvre, grâce à cette lumière elle gagne le patio et l’homme croit avancer dans une lumière mouillée, homme d’une seule pluie. Pèlerin en quête de silence, si cette porte était plus proche et s’il ne faisait pas nuit, tu assisterais au retour de l’enfant prodigue. Immobile à l’entrée de son terrier, un lièvre de la pampa sort l’aube de son sommeil.

Transpercé par cette pluie qui lui vient du passé, à mesure qu’il s’enfonce en souvenir vers ces lieux, il s’enfonce dans un passé de pluie. Homme que la contemplation de la pluie rend silencieux, le ciel, un robinet cassé : enterrement de Mozart. Pluie silencieuse, la terre fait silence, l’homme regarde les arbres s’éloigner puis disparaître.

Il reste sous cette pluie prévenante. Homme que sa lumière, silencieuse lumière, rend silencieux, et en qui les souvenirs se font pluie. A peine se détourne-t-il pour éviter les branches tombées. Il regarde les arbres se rapprocher. Silencieuse la pluie, silencieux l’homme qui s’enfonce en elle, pluie de mémoire qui le mouille.

Il pleut, la pluie aveugle arrivant du fond des terres transperce l’homme qui marche. Poussé par ses propres nuages, homme à moitié nuage, il avance tranquillement. Quels nuages peuvent bien être ces nuages ? Quels oiseaux se cachent derrière ? Horizon des cimes de la pluie.

Horizon des cimes de la pluie, dévasté par la frondaison du déluge sous lequel il avance, il vient du passé de cette pluie, toujours la même. L’homme reste à la porte de sa cabane tout en marchant dans la campagne.

Lumière de pluie à Entre Ríos. Pour l’homme immobile à la porte de sa cabane elle vient de naguère, les plantes l’accueillent avec joie, petite flamme toute tremblante qui déjà grandit, à peine sortie de terre, le cheval vire au bleu dans cette lumière spongieuse. L’homme s’approche de la clôture pour la saluer et Entre Ríos n’est plus que pluie, une pluie unique. Il semble se pencher un peu au bord des flaques. L’horizon n’en finit pas.

Il pleut des lustres (sur la monnaie d’autrefois). Le passé revient avec la pluie. Mot lointain avec elle se fait jour. Les années sont d’ici et de nulle part. La distance apparaît disparaît comme dans un mirage.

Défilé des années. L’horizon d’eau. Bleu du cheval immobile au milieu de la campagne. Le regard se liquéfie, il liquéfie les airées et les silhouettes dans le lointain. Pluie, tu redoubles en atteignant l’horizon, joues-tu à perce-ciel ?

Lumière de pluie à Entre Ríos, que les roselières près du puits soient bleues. Lumière de pluie à Entre Ríos, les roselières près du puits rêvent en bleu. Pluie voisine des fleuves, proche des berges du marais. Bleu du cheval dans le ciel assombri. Le passé se rapproche encore un peu, il rêve en bleu, il rêve d’un cheval de couleur bleue.

L’homme sort de la cabane pour contempler les nuages. Dans les herbages, les premières grosses gouttes, petits coups mollement frappés, homme éveillé par sa propre pluie. Dieu fait de chair d’homme, homme seul dans la campagne enténébrée du matin. Il avance au milieu des térous qui s’abritent dans les prés, la perdrix est devenue perdrix, il avance dans la pluie comme un animal dans les galeries de son terrier. Il avance à la manière d’un homme. Silencieuse la pluie, silencieuse la terre. Homme qui semble appeler le silence.

De ces nuages naissent des nuages, quels oiseaux prennent la fuite ? A qui peut servir cette lanterne restée accrochée au toit ? Devant l’horizon sans fin, entre les nuages spongieux qui se baissent, pluie capable d’apaiser le feu des corps. Petite hutte de fournier, en ruine semble-t-il, abandonnée semble-t-il, un cassier la tient debout.

La pluie le suit comme un chien, elle avance avec lui, l’accompagne. Ils sont tout ensemble hauteur largeur, la même chose. Le matin n’est nulle part. Ciel chargé, bouché. Silencieux sous cette même pluie, un homme, presque le même avec la pluie de naguère. Il est en train de devenir pluie.

Assis dans l’église, fatigué par le long voyage, d’où vient cette lamentation qui s’achève en silence ? Silence qui est et restera mien. Petit homme du pays d’entre les fleuves, pour devenir un recoin d’église, reste dans le recoin de l’église.

Derrière les portes, l’épi aux grains blonds métissés que l’on vient de cueillir est placé sur un plat blanc étincelant. Eclats insistants de l’ampoule, lumière oubliée au fond du chœur, voyelle empruntée aux saintes. La tête du prophète assaillie par le doute. La blancheur paraît la protéger et l’aveugler à la fois. L’aveugler davantage.

 

 

source:  www.actes-sud

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