24 Avril 2001
Les multiples retours de Julio Cortazar
PAR ARIEL DORFMAN
DE passage à Buenos Aires, je retrouve l’ombre de Julio Cortazar ressuscitant à chaque coin de rue. Si seulement il s’agissait de son fantôme, lui qui aimait tant les histoires de revenants, d’âmes en peine qui ne laissent aucun répit aux vivants qui ont trahi la mémoire des morts. Mais plus que son spectre, c’est de son souvenir, son nom, sa parole qu’est saturée cette ville qu’il a tant aimée. L’auteur de Rayuela est partout: dans une lettre écrite de sa main à sa patrie argentine, vendue dans les interminables kiosques à journaux; sur la place qui porte son nom et où aujourd’hui des enfants turbulents s’insultent dans la langue familière qu’il a rendue si durable; dans les librairies où ressortent les trois magnifiques volumes de ses lettres. Et aussi sur les murs. Sur ml’un d’eux, quelqu’un a écrit BIBAN LOS CRONOPIOS, et quelqu’un d’autre, quelques rues plus loin, a griffonné à l’adresse du grand écrivain argentin un message qui me captive, me séduit et me remplit de nostalgie: VOLVÉ, CORTAZAR, QUÉ TE CUESTA? (Reviens, Cortazar, qu’est-ce qu’il t’en coûte?) Un tel enracinement dans l’imagination populaire aurait dû me préparer au prochain, à l’inévitable pas vers l’immortalité contemporaine, l’insertion de l’oeuvre d’un homme de lettres dans la propagande commerciale tristement ubiquiste, mais même ainsi, j’ai été surpris, un certain soir où j’allai au cinéma, d’être assailli par une série de trois spots publicitaires basés sur L’autoroute du Sud et qui, loin d’être un hommage à ce texte inimitable, essaient de se l’approprier pour vendre une voiture au nom peut-être oubliable, celui de Renault Mégane.
Pour ceux qui ne le retiendront pas, cette allégorie de Cortazar décrivait un gigantesque embouteillage dans la banlieue sud de Paris, voitures coincées durant des heures, puis durant des jours, jusqu’à ce que le temps s’étire sur des semaines et des mois pour atteindre une dimension mythique où les horloges ne servent plus à rien et les voitures non plus. Les occupants de ces véhicules à l’arrêt vivent un retour merveilleux au temps originel et y découvrent un autre sens utopique, paradisiaque et brutal de la vie, plongés dans une existence communautaire où nous pouvons nous regarder les uns les autres, regarder sur les côtés au lieu de diriger la vue devant, toujours devant.
Cortazar, en interrompant la folle course du XXe siècle vers le progrès, oblige ses protagonistes et ses lecteurs à s’immerger dans un fondement que jamais nous n’aurions dû oublier, et qui attend sa résurrection depuis le fond de notre nature et subsiste aux sources de la mémoire de l’espèce en dépit de l’extermination systématique des tribus et des peuples qui ont incarné la preuve vivante de cette mémoire. Le voyage esthétique de Cortazar dans ce conte révèle la signification véritable et ajournée de l’amour, de la copulation, de la naissance, de la mort, de la solidarité, du corps, de la lutte pour subsister, de ces coordonnées primordiales que nous avons égarées entre tant d’agitation, de concrurrence et de consumérisme. Quand je lus pour la première fois L’autoroute, il y a plus de 30 ans, je célébrai ce récit comme un hymne à une humanité qui peut encore se rappeler et retrouver quelques instants la direction perdue et qui, donc, est condamnée à continuer de rêver à l’urgence inéluctable d’un monde meilleur. L’autoroute du Sud constitua, à l’époque où il fut écrit, un avertissement sur le précipice vers lequel nous nous dirigions, et cette critique féroce de la technologie devient aujourd’hui, après tant de décennies, encore plus valable et nécessaire, maintenant que la mondialisation est le dogme indiscutable de l’époque, maintenant que nous accélérons à fonds sur les autoroutes de la modernité sans même nous demander où nous allons ni pourquoi, et encore moins à qui nous faisons du mal avec tant de hâte.
Aussi est-il d’autant plus désolant de voir comment les annonces publicitaires, dans ce cinéma de Buenos Aires, transformèrent ce récit dont je me souvenais avec tant de nostalgie en un panégyrique à la consommation effrénée, une apologie de l’empressement. Tout en gardant le squelette argumentaire de L’autoroute du Sud —voitures prises dans un embouteillage, gens paralysés, désespérés d’être incapables de poursuivre leur route—, cette propagande mercantile montrait comment la Mégane de Renault (le comble des combles, puisque l’auto protagoniste du conte de Cortazar était une Peugeot 404!) était capable de sortir victorieuse de cette épreuve apocalyptique: l’unique véhicule qui peut te conduire où tu veux quand tu veux, l’unique véhicule qui triomphe de l’adversité la plus primitive, qui nous sauve des frustrations de la société de masse.
Quelle ironie, ai-je pensé, marchant des heures après dans ces rues de Buenos Aires. La notoriété aujourd’hui atteinte par Cortazar le met entre les mains de margoulins et arrivistes et Méganes qui dressent leurs personnages et avilissent leur clairvoyance. Et lorsque le lendemain j’ai vu la même annonce répétée plusieurs fois à la télévision, j’ai senti une amertume encore plus grande: en un seul instant, ce récit de Cortazar était révélé à plus de personnes que nous n’avions été, nous, ses admirateurs, à le lire avec soin, délices et respect des années auparavant. Des milliers lisaient lentement le Cortazar authentique et des millions pénétraient à un rythme fou dans la version bâtarde de son oeuvre.
Que faire? Que faire, maintenant que les voitures dévoraient le Grand Cronopio, maintenant qu’on le faisait apparaître comme louant l’autoroute qu’il dénonçait, maintenant que sa tendre fantaisie était digérée par cette même modernité que son livre avait voulu corriger? Le dénoument n’était-il pas celui de son récit, lorsqu’à la fin de l’embouteillage les voitures avancent à nouveau et que les hommes et les femmes qui ont découvert pour un instant les sources du bonheur n’ont pas d’autre alternative que de les abandonner et tomber dans les mêmes erreurs? Cortazar n’avait-il pas anticipé ce dénouement où la culture de l’autoroute l’emporte sur la culture de l’ironie, l’emporte sur la rébellion esthétique?
Que faire? Je n’ai pas la réponse et Cortazar n’est plus là pour nous aider à trouver le chemin.
Mais là-bas, non loin de ce cinéma et probablement des bureaux où fut conçue et financée cette publicité malsaine , se dressait le mur sur lequel ces mots , Volvé, Cortazar, qué te cuesta? continuaient sombrement à illuminer la nuit. Je me prends à penser que les hommes qui ont perverti L’autoroute du Sud pour vendre plus de voitures et mépriser le Sud devraient prendre garde. Il y a d’autres récits de Cortazar où un fantôme revient de l’au-delà pour hanter ceux qui ont oublié leur humanité, il y a d’autres récits de lui où ceux qui trahissent leurs idéaux reçoivent la visite d’une ombre qui envahit leurs rêves et leurs cauchemars et leurs miroirs.
Les récits de Cortazar ont l’étrange manie de se matérialiser.
Ceux qui se sont approprié L’autoroute du Sud devraient faire attention. A leur place j’aurais peur de ce que disent les murs, j’aurais peur que Cortazar ne soit pas aussi mort que certains le croient, que certains veulent le croire. Moi, à leur place, j’aurais peur que Julio Cortazar, en effet, revienne. Tout bien pensé, que lui en coûte-t-il?
(Tiré de Proceso, Mexico)
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