Le scandale Borges
La veuve du grand écrivain argentin, María Kodama, s'oppose à la réédition de ses «Œuvres complètes» dans la Pléiade, et dispose à sa guise d'un monument de la littérature universelle. Enquête
L'histoire se noue à Genève en 1986 où l'écrivain argentin recru de jours avait voulu s'établir pour finir là où il avait commencé: ayant étudié au collège Calvin entre 1914 et 1918, c'est là qu'il avait décidé non seulement d'écrire, mais d'écrire en espagnol. Bouclée, la boucle. Son ami Jean-Pierre Bernès, qu'il avait connu autrefois lorsque celui-ci était conseiller culturel à l'ambassade de France à Buenos Aires, le retrouve quasi quotidiennement du 4 janvier au 4 juin sur les rives du Léman, afin de préparer de concert l'édition critique de la Pléiade: modification des textes originaux, révision des traductions, enrichissement par des notes... Un magnétophone enregistre leurs conversations. Bernès, qui dit volontiers que Borges l'a «condamné» à être sa mémoire, se sent dans la peau d'un James Boswell tout à son observation admirative du docteur Johnson. L'écrivain meurt le 14 juin 1986 alors qu'il commence tout juste à apprendre l'arabe classique, s'étant mis en tête de déchiffrer de l'intérieur «les Mille et Une Nuits». Sept ans après paraît donc le premier volume de ses «Œuvres complètes» dans la prestigieuse collection de la Pléiade, panthéon de papier que les «classiques modernes» vivent comme leur vraie consécration. Borges était fier d'y entrer de son vivant, rare privilège, car il y voyait l'occasion d'y «coudoyer [s]es amis Montaigne, Kafka et Cervantès». La critique salue chapeau bas la qualité de l'édition critique, les hispanistes louent la finesse des traductions, tandis que les amateurs se précipitent sur les curiosités que constituent ses premiers textes ou articles, notamment «Ferveur de Buenos Aires» qu'il considérait comme la matrice de son oeuvre. Six ans après, bis repetita avec cette fois le recueil de ses préfaces, ses chroniques, sa correspondance, «le Livre de sable»…
Les lauriers tressés à leur maître d'oeuvre ont-ils indisposé la veuve de l'écrivain? Toujours est-il qu'elle décide alors d'être un rempart à toute réédition. Elle fait une fixation sur ces fameux enregistrements, en obtient une copie, prétend ensuite qu'elle est incomplète, puis qu'il s'agit de faux! María Kodama en est pour moitié propriétaire, l'autre moitié appartenant à Jean-Pierre Bernès. Or, le contenu de ces vingt-deux cassettes (90 minutes chacune) n'a rien à voir avec les «Œuvres complètes». Il est même absurde que les unes conditionnent les autres: «Lui et moi, on les appelait "les récréations de la Pléiade'', c'est dire!», se souvient Jean-Pierre Bernès. «Seulement voilà: María Kodama a l'impression que le succès de la Pléiade l'a dépouillée de Borges, et ça lui est insupportable. Mais comme elle se croit la fille d'un descendant de samouraï japonais, elle n'aime que la guerre. Je suis le pot de terre, elle est le pot de fer.»
La guerre en l'occurrence a pour théâtre non un village perdu en haute montagne filmé par Kurosawa, mais les salles d'audience des tribunaux. Elle a déjà perdu deux procès contre lui à cause de ces bandes qu'elle voudrait récupérer. Il faut dire que ce sont les seuls inédits. Bernès partage avec son maître et ami la détestation des circonstances et le goût de la longue durée. Il a l'intention de les publier après la disparition de la veuve et après sa propre mort: «Mais si mes conversations avec Borges ont un réel intérêt littéraire, ne vous faites pas trop d'illusions sur le reste. Sa vie privée, c'était le degré zéro de la vie privée mais avec des fantasmes. Quant à ses confidences, elles étaient toujours cryptées à travers des citations littéraires».
Antoine Gallimard, le PDG de la maison d'édition, n'avait pas senti le coup venir à la parution du premier volume: «Tout allait bien, c'était un projet que j'avais initié et auquel je tenais beaucoup, se souvient-il. Hector Bianciotti était le correspondant des Borges dans la maison, Bernès faisait un très bon travail, et voilà qu'au moment de publier le second volume, Andrew Wylie, l'agent américain de María Kodama, me fait savoir qu'elle exige d'en changer l'intitulé, qu'elle juge l'édition fautive, tout cela sans aucune justification, et pour cause. Elle agissait comme si elle était jalouse du succès de l'ami de son mari. Je l'ai compris à sa dernière injonction: que l'on refasse la Pléiade sans Jean-Pierre Bernès! Vous imaginez ma réponse... En attendant, c'est un million d'euros de chiffre d'affaires en moins.»
Désormais, c'est l'impasse. Ceux qui en sont étonnés n'ont probablement pas lu l'interview accordée par María Kodama à «Cambio 16» le 13 avril 1994. Elle y déclarait notamment: «Je ferai ce que je veux de l'oeuvre de Borges!» A en croire les uns et les autres, l'éditeur de la Pléiade est désormais l'otage de la veuve abusive et son maître d'oeuvre, l'otage de l'otage! Ce n'est pourtant pas son coup d'essai puisqu'en 1988, déjà, en sa qualité de légataire universelle, elle avait fait un procès à Osvaldo Ferrari afin de récupérer la part des droits d'auteur du poète et journaliste dans la publication de ses «Dialogues avec Borges» (en français chez Pocket et José Corti). La Haute Cour la débouta à l'issue d'une longue procédure, jugeant que «l'univers des droits de María Kodama est fini et non en perpétuelle expansion».
On s'en doute, María Kodama lui a intenté un procès en diffamation à Buenos Aires lorsque le livre est paru en version espagnole l'an dernier. Elle réclamait autant une peine de prison que des dommages et intérêts. Elle n'obtint ni l'une ni les autres, fut déboutée, vit son appel rejeté ainsi que le recours déposé afin de porter l'affaire devant la Cour suprême. Voilà pourquoi vous ne pouvez pas vous procurer la magnifique édition critique et commentée des «Œuvres complètes» de l'immense Borges.
Source: «le Nouvel Observateur» du 10 août 2006.
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