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Le Che Guevara de la littérature

Par larouge • Cortazar Julio • Jeudi 02/07/2009 • 0 commentaires  • Lu 535 fois • Version imprimable

 février 2004     
 
Il y a vingt ans mourait Julio Cortázar

Le Che Guevara de la littérature


        
Par José Manuel Fajardo
Ecrivain espagnol, auteur de Lettre du bout du monde, Flammarion, Paris, 1997 ; des Imposteurs, Métailié, Paris, 2000 ; et des Démons à ma porte, Métailié, Paris, 2002.




        Depuis une vingtaine d’années, Paris est le théâtre d’un discret pèlerinage qui peut passer inaperçu au milieu de l’effervescence touristique. Il se déroule au cimetière Montparnasse devant une tombe : celle de l’écrivain argentin Julio Cortázar, décédé le 12 février 1984. Sur cette sépulture, les pèlerins déposent quelques lignes écrites à la hâte sur un bout de papier, convaincus que le sommeil éternel de l’écrivain ne les empêche pas de communiquer avec lui. Ce sont des lecteurs venus de tous les coins du monde, et souvent des écrivains.
Chacun essaie à sa manière de dialoguer avec Cortázar. Le romancier chilien Luis Sepúlveda et le Mexicain Antonio Sarabia introduisent dans la rainure de la pierre tombale une cigarette allumée qu’ils laissent se consumer lentement. Les jeunes écrivains cubains Amir Valle, Karla Suárez et Raúl Aguiar ont institué le rite de s’approcher de la tombe – pour ceux qui peuvent faire le voyage à Paris – et de rapporter à Cuba des photos et des livres destinés à passer de main en main. Hommage à un écrivain qui s’engagea avec passion en faveur de la révolution cubaine, alors que celle-ci traverse aujourd’hui des moments bien tristes.
Un récit de Raúl Aguiar (1) sert de point de départ pour retracer l’histoire de l’écrivain argentin qui incarna (avec Gabriel García Márquez, Mario Vargas Llosa et Carlos Fuentes) le renouveau du roman latino-américain et l’esprit rebelle des années 1960 et 1970. Très cortazien, Aguiar relate la rencontre fantastique à La Havane d’une jeune fille et de Cortázar. Elle vit en 2003. Lui, en janvier 1967. La finesse réside dans la mélancolie que le récit instille au lecteur ; celui-ci connaît d’avance les pénibles réponses qui attendent Cortázar lorsqu’il interroge la jeune fille sur l’avenir : « J’ai mille questions. L’homme est-il allé sur Mars ? Et la guerre du Vietnam ? Que s’est-il passé à Cuba durant tout ce temps ? Fidel est-il encore en vie ? Et le Che ? Et le socialisme, a-t-il fini par triompher ? Sais-tu quelque chose sur l’Argentine ? » Tout un catalogue de frustrations.
Il faut savoir que Julio Cortázar, le vrai, mit un certain temps à ressentir un tel intérêt passionné pour le monde. Il a avoué : « J’avais très peu de curiosité pour le genre humain avant d’écrire El Perseguidor (2) », un de ses meilleurs romans. Il avait 45 ans.
Fils d’Argentins, Cortázar était né à Bruxelles en 1914. Il en avait gardé, disait-il, « une façon de prononcer les “r” qui ne m’a plus jamais quitté ». C’était l’une de ses particularités physiques. Il était aussi très grand et d’une maigreur extrême. Resté glabre la majeure partie de sa vie, son visage lui conférait un aspect d’éternel adolescent. Ses yeux gigantesques, très écartés, donnaient à son regard un air sombre et félin. Du chat, il avait en plus le caractère individualiste et énigmatique.
C’est dans l’univers du fantastique que sa littérature s’est épanouie mais un fantastique qui s’immisce dans la réalité, dans le discours quotidien, et les transforme. Une maison hantée par une présence qui jamais ne se nomme, dans Casa tomada. Un photographe qui surprend une scène entre un adolescent et une femme et qui, lorqu’il révèle le cliché, se retrouve pris dans sa propre photographie, dans Las Babas del diablo  (3).
Cortázar fut un lecteur des textes surréalistes. Il considérait que la poésie fait partie d’une réalité supérieure qui intègre aussi bien le rationnel que l’irrationnel. Et pensait que les rencontres fortuites ne sont pas dues au hasard ; que l’« amour fou » et la chance constituent des mécanismes énigmatiques avec lesquels les hommes fabriquent leur destin.
Une double rencontre, avec Paris et avec Sibylle (la « Maga »), fut à l’origine d’un tournant radical dans sa vie et son œuvre. En 1950, Julio Cortázar fit un voyage à Paris et, lors de la traversée en bateau, il fit une de ces rencontres extraordinaires qui ponctuèrent sa vie. A bord voyageait une jeune Allemande d’origine juive, Edith Aron. Elle avait les cheveux noirs et les yeux verts. Cortázar ne tarda pas à la repérer. Sa silhouette efflanquée et son visage de grand enfant n’échappèrent pas non plus à la curiosité d’Edith. Pourtant, c’est à peine s’ils échangèrent quelques paroles. En arrivant au Havre, ils se séparèrent sans même se laisser d’adresse et, quelques jours plus tard, ce que d’aucuns auraient nommé une coïncidence les fit de nouveau se rencontrer dans une librairie. Ils se séparèrent une fois de plus sans se donner rendez-vous ; et peu de temps après la force étrange qui les rapprochait les fit retomber nez à nez. Le signal était clair.
Cortázar découvrit que cette jeune femme au sourire ensorceleur était « vive, compliquée, ironique et enthousiaste ». Autrement dit, irrésistible. Et lorsque, en 1951, il revint à Paris pour s’y installer, il ne se borna pas à la revoir et à entretenir avec elle une liaison qui, malgré ruptures et réconciliations (et une multitude d’intermèdes féminins), dura toute sa vie, mais il finit par en faire une héroïne de son œuvre maîtresse, le roman Rayuela (4), s’inspirant d’elle pour le personnage de la Sibylle. Publié en 1963, Rayuela décrit la rencontre de Cortázar avec Paris. « Paris fut pour moi la secousse existentielle majeure », disait-il.
« On dirait que je suis né pour ne pas accepter les choses telles qu’elles me sont données. » Cette rébellion allait l’accompagner toute sa vie. Sa littérature s’harmonisait avec le mouvement révolutionnaire qui se propageait alors sur le continent et dont le noyau de diffusion était la révolution cubaine. Rien n’est plus logique, donc, que la fascination précoce de Cortázar pour Cuba. Il entretint avec cette révolution une relation fidèle mais aussi critique. Il défendit ses idées (comme le prouve son admiration pour Lezama Lima, même durant les années dogmatiques de 1970), tout en prenant garde que ses critiques ne puissent être utilisées par les ennemis de la révolution, ce qui lui valut de longues périodes de solitude, incompris par les adversaires du castrisme comme par les autorités cubaines.
A partir de Rayuela, l’œuvre de Cortázar s’enquiert d’une autre réalité possible. Il vécut le mai 1968 français. Puis publia le roman El libro de Manuel  (5), réflexion sur les nouveaux guérilleros latino-américains, dont il partageait les opinions, sans parvenir à s’identifier à leur action. Il reçut le prix Médicis, et en remit le montant à la résistance chilienne. Son écriture se fit plus libre. Il participa à la constitution du tribunal Russell pour dénoncer les violations des droits humains. Et soutint la révolution sandiniste au Nicaragua. Cet engagement passionné a donné le jour à des livres qui mêlent essais, commentaires et récits, comme Ultimo round  (6), ou des romans à la structure complexe, comme 62. Modelo para amar  (7). Cortázar lui-même revendiqua ce lien non dogmatique entre littérature et révolution en affirmant : « Nous avons plus besoin de Che Guevara, du langage et de révolutionnaires de la littérature que de lettrés de la révolution. » Amour, révolution et écriture composèrent alors le triangle de l’aventure cortazienne.
Il finit ses jours à Paris, exilé par la dictature argentine et déclaré citoyen français par le président Mitterrand. Selon son biographe, Mario Goloboff, sa qualité fut sans doute d’être « toujours ludique, et toujours, malgré tout, anti-solennel ». L’humour et le plaisir sont des caractéristiques que l’on retrouve dans son œuvre, et parfois, comme dans Historias de Cronopios y de Famas (8), chez ses personnages principaux. C’est peut-être pour cela que, lorsque nous retrouvons Cortázar dans cet espace hors du temps que sont les pages d’un livre qu’il a écrit, nous renouons avec un optimisme qui peut sembler incongru à notre époque où l’espoir a laissé place au fatalisme.
Peut-être est-ce pour cela que les questions que le Cortázar du récit de Raúl Aguiar pose à la jeune fille cubaine nous inondent de mélancolie. Elles nous renvoient à l’ébauche d’un autre monde logé au sein du nôtre mais que nous ne savons déceler. Parce que nous avons perdu cet art de la rencontre dont Cortázar était le maître. C’est sans doute pour cela aussi que les lecteurs venus chaque jour se recueillir devant sa tombe parisienne ne sont pas de simples touristes. Mais ses complices.

José Manuel Fajardo.



 
 
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(1) « Figuras », dans La Letra del escriba, La Havane, 2003.(2) L’Homme à l’affût, Gallimard, Paris, 1973.
(3) Nouvelle dont fut tiré le film Blow Up de Michelangelo Antonioni (1966) et qui fait partie du recueil Les Fils de la vierge, Ed. Myriam Solal, Paris, 1963.
(4) Marelle, Gallimard, Paris, 1963.
(5) Le Livre de Manuel, Gallimard, Paris, 1973.
(6) Dernier Round, Gallimard, Paris, 1969.
(7) 62. Maquette à monter, Gallimard, Paris, 1968.
(8) Histoires des Chronopiens et des Fameux, Daily-Bul, La Louvière, 1968.


   
       
LE MONDE DIPLOMATIQUE | février 2004 | Page 32
    

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