LITTERATURES
Le bel hommage d'un transparent
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 15.09.95
Dans une farce tragique, irréaliste et très moderne,
Adolfo Bioy Casares salue Buenos Aires, tout en se moquant secrètement de lui-même et de sa réputation
Il faut d'abord saluer le métier, le maintien, la maîtrise. Avec ses quatre-vingts ans, marqué par plus d'un demi-siècle de complicité littéraire avec Jorge Luis Borges (mort en 1986), Adolfo Bioy Casares se permet d'écrire un roman court et bouffon qui a la noirceur vitale d'un certain expressionnisme argentin. Le plaisir de raconter est intact, même si à chaque ligne domine le sentiment que le grand écrivain se moque secrètement de lui-même et de sa réputation...
Ceux qui connaissent Bioy Casares savent comment, depuis L'Invention de Morel, son premier roman reconnu, l'auteur procède : il attend d'être « habité » par une histoire, il la raconte pour la « domestiquer », la « travailler », et finalement cela a pris six ou sept ans pour Un champion fragile il la « sculpte » dans une langue laconique, au point que ses textes, qu'ils soient longs ou courts, ressemblent souvent à des synopsis de roman et que la fin surprend le lecteur alors qu'il allait justement s'installer dans le livre !
Tous les textes de Bioy Casares ont leur vitesse propre. Ils sont profilés comme des prototypes et rien n'est laissé au hasard. Ils doivent donner l'impression d'un rêve éveillé, toujours précis et bien dirigé. L'écrivain ne doit jamais perdre le contrôle de sa prose. Le risque vient de ce qu'il lui faut aussi éviter la sécheresse, ne pas laisser apparaître les procédés, frôler constamment la caricature sans s'y adonner. ABC (ses initiales en code informatique), qui sait être sceptique sans être snob, ajoute à cette littérature délibérée qu'il oppose à la littérature spontanée son sens du sarcasme, son contre-chant de désamour obsessionnel et sa pointe d'ironie. De fait, il cultive en virtuose le passage de l'ordinaire au fantastique, d'où cette étrange sensation d'être pris dans un fondu-enchaîné ou de parcourir, dans un vif ralenti, les interfaces de la bande de Möbius.
Tout ici est construit en hélice. Ainsi le titre El Campeon desparejo mérite une petite glose. Traduit par Un champion fragile, il aurait pu aussi bien être rendu par « le champion inégal », « le champion irrégulier », « le champion fantasque » ou « mal apparié », puisqu'à l'enseigne du texte il joue de l'idée de champion, au sens sportif, et de champion au sens moral de redresseur de torts. Ajoutons que le héros, chauffeur de taxi dans les rues de Buenos Aires, alcoolique repenti, amoureux en quête d'un amour d'antan, a avalé une potion magique et que, sous l'effet conjugué de l'élixir et de la colère, ses forces sont surmultipliées. L'ennui vient de ce que Luis Angel Morales a des hauts et des bas, c'est un champion à éclipses. Si bien qu'il livre souvent des combats dont l'issue n'est pas assurée. Il lui arrive de mordre la poussière. « TAXI STORY » Bioy Casares hésite entre le burlesque et le grotesque. Ses personnages hauts en couleur sont dotés d'une psychologie sommaire. N'empêche que ce petit monde urbain existe et que cette « taxi story » avec son savant fou (le professeur Nemo), son mac et sa putain, sa petite vieille très digne, ses scènes de ménage, son garage de quartier et son bar à copains, donne à la fable de l'existence locale un fumet universel. Il s'agit d'une farce tragique, irréaliste et très moderne. Ne pas oublier : L'Invention de Morel, bien avant Jean Baudrillard, avait posé la question de la séduction du virtuel et de la disparition ; l'écrivain y déclinait déjà systématiquement la manière dont l'illusion sait se servir du réel pour se cacher.
Cinquante-deux ans après, dans un autre registre, Un champion fragile montre un héros qui veut se réapproprier son histoire par effraction. Il veut court-circuiter son destin et renouer avec le passé par ses propres moyens. Il ira jusqu'au viol de celle qu'il voulait reconquérir.
Le charme de Bioy Casares vient de ce qu'il n'en finit pas de raconter toujours la même histoire en la recomposant pour la rendre méconnaissable. Ecrits à distance, Plan d'évasion, Journal de la guerre au cochon, Dormir au soleil, Le Héros des femmes ou Une poupée russe (1) ne sont pas cependant interchangeables, car ils appartiennent au même puzzle, au même travail en train de se faire. Cela vient de ce que l'auteur part toujours d'une « scène primitive » qui sert de coeur au récit et que, bien entendu, il échappe difficilement aux images qui habitent sa propre vie.
Dans ses Mémoires (2), qui sont plutôt des réflexions, des bribes et des fragments, il en livre quelques-unes, mais il aime aussi en glisser dans la conversation : un jour, il avait treize ans, il tombe amoureux d'une danseuse du théâtre de Buenos Aires. Avec un rien de culot, il lui téléphone et décroche un rendez-vous à la sortie des artistes. Le gardien de l'immeuble lui prête un pantalon. Plus ou moins sûr de lui, déguisé en homme, il attend la dame. Lorsqu'elle paraît, au premier coup d'oeil, elle éclate de rire et passe son chemin... Cet incident minuscule prend des proportions mythiques sous la plume de l'écrivain. Dans Un champion fragile, la scène de l'humiliation tourne à l'affrontement physique. Alors que Luis Angel Morales veut se porter au secours d'une petite fille de onze ans, Valentina, un gros garçon, El Gordo Landeira, utilisant une ruse déloyale, l'oblige à mettre genou à terre. Peu après, il perd de vue Valentina et se met à boire. Il lui faudra neuf ans pour cicatriser. Dès lors, le chauffeur de taxi sillonne la capitale fédérale en scrutant le visage des femmes de vingt ans : c'est sur cette traque sentimale que se ramifient d'autres rencontres, d'autres exploits et d'autres échecs. Il y a un rapt, des bagarres, des poursuites sur les toits et des écoutes téléphoniques. Il y a un clin d'oeil appuyé au boxeur argentin Luis Angel Firpo « El Toro de las pampas » qui avait mis Jack Dempsey hors du ring, et auquel l'arbitre vola la victoire...
Le roman ne fait que cent vingt pages qui se répartissent en vingt-six chapitres. Les noms propres ceux des personnages, des rues, des parcs, des stades, des quartiers forment une sorte de litanie embrouillée de cocasseries et de larmes. Bioy Casares, sous prétexte de quête et d'enquête, privé de sa fringante mobilité, avec une sorte de maniaquerie topographique, énumère les lieux désormais hantés par les fantômes de sa femme, de sa fille et de Jorge Luis Borges. Il m'avait dit un jour : « Sur les trottoirs, aujourd'hui, je me sens devenir transparent... » Il ne faudra donc pas confondre cette ballade aux disparus avec le premier tango venu, qui trône inévitablement sur la couverture. Il s'agit, derrière l'humour et la bravade, les pantalonnades du récit, le chagrin rentré, d'un adieu pudique à Buenos Aires. Le bel hommage d'un transparent.
JACQUES MEUNIER
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