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La Vie impossible

Par larouge • Berti Eduardo • Dimanche 14/06/2009 • 0 commentaires  • Lu 544 fois • Version imprimable

La Vie impossible
de Eduardo Berti, Jean-Marie Saint-Lu (Traduction)

Broché: 180 pages
Editeur : Actes Sud (3 novembre 2003)
Collection : Le cabinet de lecture

“Tout autour des grands chefs-d’œuvre de la littérature, on trouve des chefs-d’œuvre modestes et merveilleux, longs d’une seule ligne parfois, poussant parfois jusqu’à une page ou deux, dans lesquels semble concentrée l’essence du récit ou de la poésie. (…) Un recueil de textes tel que La Vie impossible implique, de la part de son auteur, une bonne dose de générosité.Les écrivains sont avares en ce qui concerne leurs histoires. Quand la romancière canadienne Marian Engel racontait une anecdote rare ou décrivait un événement curieux, elle ajoutait souvent “C’est pris !” à l’instar des enfants qui revendiquent la possession d’un siège, d’un livre ou d’un morceau de gâteau, pour signifier que c’était son bien et qu’elle le développerait sans doute dans un roman ou un récit.Berti n’a pas de ces prétentions. Au contraire, il étale devant le lecteur un trésor de romans à l’état d’embryons, de semences de récits qui, comme si elles avaient été saisies dans l’ambre, n’ont nul besoin de se développer davantage pour nous réjouir et nous étonner.”
 



court extrait de La vie impossible

Double vie

 

Quand j’appris que pendant ses trente dernières années mon père avait mené une double vie, je succombai à la curiosité et m’enquis du nom de son autre femme et de l’adresse de son autre foyer. Je frappai sous un prétexte quelconque – une inspection de la compagnie d’assurances ou quelque chose comme cela –, et une femme grande et chevaline m’invita à entrer. Je ne pus en croire mes yeux : l’intérieur de ce foyer était une réplique parfaite de celui que nous avions partagé, mon père, ma mère et moi ; les mêmes meubles, les mêmes fauteuils tapissés de la même manière et distribués exactement de la même façon, et jusqu’aux tableaux, aux assiettes de porcelaine et aux sculptures de plâtre qui étaient identiques.

De retour à la maison, je me consacrai ce soir-là, avec un malveillant plaisir, à déplacer les meubles et à mettre la pagaille sur les étagères. Ma mère suivait mes mouvements avec perplexité, mais je ne lui dis rien de ma visite à l’autre maison et nous dînâmes en silence.

Brusquement je me souvins du jour où, étant enfant, j’avais cassé le vase chinois qui était à côté du canapé. La contrariété de mon père, quand il avait appris l’accident, m’avait paru disproportionnée. Maintenant je pouvais le comprendre. Je pouvais même l’imaginer, le lendemain, dans son autre maison, en train de détruire consciencieusement le vase correspondant, rien que pour conserver la symétrie avec son autre foyer.

 

 

Histoire du sablier

 

Dans un petit village du Guatemala il y a un sablier étrange. Il mesure moins de cinquante centimètres de haut et occupe le centre d’une place coloniale, présidée par une église du XVIIIe siècle. La mairie a engagé quatre hommes pour le maintenir en état de propreté – c’est la principale attraction à cent kilomètres à la ronde – et pour le retourner sans tarder dès que tout le sable est passé. Ce qui n’est pas simple, car le sable en question ne s’écoule jamais à la même vitesse par le col du sablier : cela prend parfois dix minutes, parfois cela demande jusqu’à quatre ou cinq heures, sans qu’il y ait la moindre logique entre deux écoulements. Cependant, si on observe attentivement, on verra que les gardiens finissent toujours par retourner le sablier vingt-quatre fois par jour, pas une de plus, pas une de moins, comme si chaque période établie par le sable équivalait, pour cette horloge mystérieuse, à chacune des heures qui composent le jour.

 

 

La dernière femme

 

Elle avait tant de pudeur qu’elle évitait de se déshabiller en sa présence. Une pudeur démesurée, observa-t-il. Une pudeur qui occultait, aurait-on dit, un mystère. Finalement, lui ayant tourné le dos, elle ôta son chemisier et se retourna en exhibant des seins pointus, mais en croisant les bras à la hauteur de son ventre. “Tu vois, lui dit-elle sans le regarder. Aucun homme n’a vu cela avant toi”, et aussitôt elle lui montra son étonnant corps sans nombril.

“A ma naissance, raconta-t-elle, on n’eut pas besoin de couper le cordon ombilical. La sage-femme tira dessus et mon nombril fut arraché net, et tout entier, de mon ventre. Mon père m’appela Eve, comme la première femme qui, étant née de la côte d’Adam, n’avait elle non plus pas de nombril. Ma mère s’effraya et, dans un élan de superstition, elle s’écria que si la première femme était née sans nombril il se pourrait bien maintenant que je sois la dernière. Les médecins rirent de bon cœur ; pourtant, jusqu’à ce que, dans l’autre aile, naisse la fille suivante, une incertitude peut-être exagérée régna dans l’hôpital.”

Il écouta son récit en silence et se mit à rire, comme les médecins accoucheurs. Puis il parcourut de sa langue le ventre lisse. Et il l’aima comme si en effet elle était la dernière femme sur la Terre.

 

 

L’âge d’or

 

Trente-quatre ans après avoir terminé une petite peinture à l’huile intitulée L’Age d’or, un peintre suisse inconnu lut par hasard que dans une exposition collective d’art abstrait qui avait lieu en Autriche son tableau avait été jugé le meilleur. Le critique parlait d’une “découverte tardive de l’auteur”, réclamait une exposition exclusivement consacrée à son œuvre et osait même un jeu de mots, assez puéril assurément, entre le titre du tableau et les années qui s’étaient écoulées depuis sa création.

Curieux de savoir ce qu’on éprouvait à recueillir des éloges et à captiver les regards, le peintre suisse inconnu prit le train pour Vienne, où il découvrit que si le tableau acclamé était bien le sien, il était accroché sens dessus dessous, à cause d’une négligence grossière des responsables de l’exposition.

On l’avait découvert “à l’envers”, le tableau fêté était et n’était pas de lui, mais personne, sauf lui-même et deux experts décrépits de son pays, n’était capable de remarquer quoi que ce soit, parce que sa signature était une sorte d’X qui se lisait de la même façon dans tous les sens et parce que ses peintures à l’huile étaient à ce point inconnues qu’elles ne se différenciaient quasiment pas de n’importe quelle œuvre inédite.

Alors, comme dans un éclair, le peintre entrevit le futur : il recevrait les honneurs, détruirait les anciens catalogues où ce tableau et les autres apparaissaient à l’endroit, et en arriverait à l’extrémité d’organiser une exposition personnelle, qui le consacrerait, avec cinquante de ses tableaux jusque-là condamnés à l’oubli, et désormais convenablement présentés à l’envers.

 

 

Le traducteur pressé

 

Un éditeur de Paris tout à fait novice, qui dirigeait une collection où la prépondérance était donnée aux livres classiques (non par amour pour les “œuvres immortelles”, mais parce que les auteurs morts ne prétendent pas recevoir de royalties), donna à traduire le roman Vathek, de William Beckford, sans savoir que l’Anglais l’avait originellement écrit en français et que la version qu’il prenait pour le texte source n’était autre que la traduction du révérend Samuel Henley. Le traducteur qui reçut la commande – un affable spécialiste de littérature gothique – ne dit rien de l’erreur ; bien au contraire, il fixa ses honoraires et débarqua dix jours plus tard chez l’éditeur avec son travail achevé, c’est-à-dire avec une copie fidèle, à la lettre, de l’original français de Beckford. L’éditeur fut stupéfait. On lui avait dit que ce traducteur était très efficace, mais une pareille célérité lui semblait inconcevable.

Deux mois passèrent et le spécialiste de littérature gothique reçut un appel de l’éditeur. “La traduction est assez bonne mais je me suis permis d’y introduire quelques changements sans aucune importance.” Le traducteur était décidé à tout révéler, à éclairer le malentendu, quand il entendit l’autre lui recommander : “Ne vous pressez pas tant la prochaine fois. Ce n’est pas nécessaire et cela se sent

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