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La ronde de nuit, film d'edgardo cozarinsky

Par larouge • Cozarinsky Edgardo • Dimanche 21/06/2009 • 0 commentaires  • Lu 1429 fois • Version imprimable

La ronde de nuit
La chronique cinéma d’Émile Breton
Une ronde entre documentaire et fiction
Ronde de nuit, film franco-argentin d’Edgardo Cozarinsky. Couleur, 80 minutes.
C’est l’histoire d’un ange, Victor, très jeune, très beau et pas très recommandable. Il est prostitué, dealer de poudre dans les rues aussi bien que dans les soirées mondaines. Sa journée commence quand les gens normaux rentrent chez eux et que s’emparent des trottoirs sans piétons les « cartoneros » qui vont trier dans les poubelles et charger sur leurs carrioles pour d’incertains recyclages tout ce dont les gens du grand jour ne veulent plus. C’est l’histoire d’une ville, Buenos Aires, et l’histoire d’une nuit dans cette ville, entre ombres et néons, entre documentaire et fiction. Les personnages sortent de la nuit noire, garçons refaisant le monde sous le lampadaire d’un arrêt de bus, gamins des rues dormant dans leurs cartons. Où ils s’engloutissent dans des rues sans lumière, silhouettes entrevues le temps d’un sourire. Et si le film s’appelle Ronde de nuit, c’est bien sûr parce que dans la nuit d’une grande cité, des premiers phares allumés des voitures au petit matin où ils pâlissent dans le jour blafard, il peut se passer bien des choses, mais aussi parce que cette association de mots a à voir avec le titre d’un tableau du maître du clair-obscur, Rembrandt. Car c’est d’abord un film en clair-obscur, dans ses passages très travaillés de l’éclat d’une enseigne de boîte de nuit au dénuement gris des porches où s’abritent des amours louches, mais aussi dans sa science du portrait de personnages qui eux aussi sortent de l’ombre pour se livrer au spectateur.
Ainsi de Victor : de l’obscurité d’une voiture, sous une arche de pont autoroutier où il se donne à son protecteur, un commissaire de police, à l’éclat blanc des carrelages d’une pissotière où il satisfait un client, c’est du même air goguenard qu’il regarde cette nuit et ceux qui l’habitent. Tout cela ne serait qu’un documentaire peut-être un peu voyeur sur la vie d’un garçon pas très recommandable poussé seul dans la ville glacée et qui s’y fait sa place, si Cozarinsky n’était aussi le romancier qu’on connaît, du Violon de Rothschild, scénario devenu nouvelle, au Ruffian moldave, étonnante suite de variations sur les déracinements d’êtres jetés loin de chez eux. Un romancier au carrefour de mondes et de cultures, né à Buenos Aires de parents juifs russes, ayant longtemps vécu en France. De lui l’Argentin Alberto Manguel a écrit, à propos du Ruffian moldave justement : « Appareillements incongrus, rencontres étranges, coïncidences malaisées, répétitions surprenantes, découvertes inattendues et liens secrets structurent la fiction [...] et leur révélation n’a jamais pour résultat un simple récital d’événements, jamais le coup de théâtre apparemment implicite, mais l’exposition des endroits où
les faits se heurtent et se dissolvent les uns dans les autres. »
On croirait ces lignes écrites pour ce film, tant la démarche de Cozarinsky, du roman au cinéma, est cohérente. Ce qui en fait le prix, en effet, c’est moins le « document », et son traitement travaillé comme on l’a dit, que les amorces de fiction, les pistes vers d’autres histoires qui soudain se dessinent. Cette nuit est peuplée, et pas seulement de marginaux et de miséreux, mais aussi de fantômes et de rêves. Et les uns et les autres, vivants ou morts, songes sanglants ou réels, sont regardés du même oeil par le cinéaste, attentif tout à la fois à saisir vite ce qui se passe, et à ne rien laisser perdre de ce qui peut être vu. Que Victor, hélant un taxi, rencontre un ancien camarade de tapin tiré du trottoir par la bienveillance d’un protecteur, et c’est tout un pan de sa vie qui remonte, et une très ancienne tendresse baigne le film. Il n’empêche que c’est à ce moment-là, de grâce, qu’un fantasme de mort, la plus affreuse, par étouffement, le soulève. Ainsi avance le film, vers tout ce qui peut donner profondeur aux personnages, réalité aux imaginations. Et quand le jour enfin se lève, la rencontre de Victor avec deux vieilles dames à l’arrêt d’un bus vers le cimetière où elles vont visiter leurs morts met en place, avec légèreté, une autre esquisse du personnage : pour ces deux charmantes bavardes, il sera à jamais le brave garçon qui a été si affable avec elles. Le sourire que, du bus, elles lui adressent va à cet adolescent que le spectateur aurait pu ne pas connaître. Victor peut partir dans le matin lavé de nuit : il s’attarde à jouer au foot avec des gamins à peine plus jeunes que lui. Quel est le vrai, le dealer cynique ou ce farfadet joueur ? Et s’il était, indissociablement, les deux ? C’est la leçon de la fiction.
Article paru dans l'édition du 15 février 2006.
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