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La parole étoilée - sur la poesie de Cristina Castello

Par larouge • Castello Cristina • Lundi 11/04/2011 • 0 commentaires  • Lu 1538 fois • Version imprimable

 La parole étoilée. Sur la poésie de Cristina Castello

 

         

         La réalité, sans l’énergie disloquante de la poésie,                qu’est-ce ?

         (René Char, Pour un Prométhée saxifrage)

 

Je voudrais préciser d’entrée de jeu que ce que je vais dire de la poésie de Cristina Castello ne sera pas de l’ordre de l’étude dite « universitaire ». Il s’agit plutôt de « notes en marge » d’une lecture qui a été pour moi une découverte récente, mais qui a donné lieu, dans mon esprit, à une réaction en chaîne, produisant des pensées qui, de près ou de loin (mais peu importe, au fond, la distance !), m’auront sollicité et traversé comme une expérience inattendue. Ces considérations, donc, seront des tentatives pour entrer en dialogue avec cette poésie, à partir d’un autre lieu, d’un Ici qui est le mien, mais qui reçoit les réverbérations de cette parole qui ne saurait laisser insensible.

Le titre que j’ai donné à cette brève intervention est « La parole étoilée ».

Cela demande, je crois, quelques explications.

Une parole étoilée est une parole qui résiste à la forme close, définie et délimitée pour obéir, au contraire, à une force pulsionnelle intérieure au langage, force qui, en même temps, ne serait pas là sans une sorte d’infini « désir poétique ». L’idée de ce titre m’est venue en lisant les poèmes de Tempestad, le beau livre de Cristina Castello, et en me disant que cette poésie est portée par une violence, mais aussi par un incontestable rayonnement, dont la lumière, parfois aveuglante, touche les recoins les plus obscurs du monde pour les révéler, et parfois même les transfigurer. Ce rayonnement va dans plusieurs directions à la fois, il opère des débordements incessants qui tendent à effacer les limites admises, faisant souffler un vent sidéral sur les choses et les êtres, sur la réalité la plus brutale et les songes les plus chimériques.

Parole d’hospitalité et d’exil, de lointain et de proche, la poésie de Cristina Castello convoque les éléments et les forces de la nature, une nature non pas sauve mais à sauver, ainsi que les éléments et les forces de l’histoire : chez elle, les éléments brûlent mais ne laissent pas de cendres, le monde se perd, les lieux se réinventent de leur mort et de leur vie nouvelle, mais quelque chose fleurit au fond de l’expérience du désert. À ce titre, la poésie est une forme de résistance qui, tout en entrant en dialogue avec le non-humain, lutte contre l’inhumain. Elle doit pouvoir sauver la fragilité de l’amour, l’exil de la parole et le silence auquel elle s’arrache : « La parole – ce silence égaré », dit Cristina dans un poème récent, qui s’intitule précisément « La Parole » (du recueil Ombre, Éditions Trames, 2010).

La floraison au milieu du désert, qui nous évoque le grand Leopardi de la « Ginestra », renvoie aussi à l’expérience extrême d’un autre grand poète, Paul Celan, qui écrit dans « Corona » (Pavot et mémoire) :

Il est temps qu’un caillou s’adapte à fleurir,

[...]

Il est temps que le temps soit.

Il est temps.

 

Peut-on dire, aujourd’hui encore, que la poésie est « floraison » ? N’est-ce pas là une manière de retomber dans une vision « mièvre » du fait poétique, alors que cette poésie, celle de Cristina Castello, semble « crier », s’exposer au grand vent du large, aux « orages » du monde ? Pourtant, la poésie « fleurit ». Quand elle le peut, selon son mouvement propre et son destin épocal. Lorsqu’elle existe, se donnant, selon le mot de Maldiney, “hors de soi”, elle est l’apparaître même. C’est cela que la langue, toute langue historiquement et culturellement située, doit pouvoir porter jusqu’à l’écoute et à la possibilité du sens. Prenant appui sur le défaut inhérent au langage, porter à la lumière la parole. Avec tout son poids d’ambiguïté et d’ombre, sous le signe oxymorique de l’affrontement des contraires, ou de leur coexistence. Encore Cristina : « Le mot peut être une croix ou une fleur. » (Tourbillon)

Paul Celan aura, plus que tout autre dans ce siècle, expérimenté ce défaut comme blessure historique et ontologique d’une langue, et cependant, renouvelé l’exigence de « demeurer » dans la parole, car la question de l’aujourd’hui se pose, d’abord, comme question de la simple existence du poète. Parlant de Ossip Mandelstam, Celan dira de cette « poésie d’un disparu qui s’avance hors de sa disparition » (c’est ainsi qu’il la désigne), qu’elle « nous concerne dans notre aujourd’hui. »

Je crois que ce n’est pas un simple hasard, ou un « goût » poétique parmi d’autres, qui a poussé Cristina à placer ces mots de Celan en exergue de son livre :

 

Un tonnerre : c’est

la vérité elle-même

qui fit son entrée

parmi les gens

au milieu

d’une tempête de métaphores.

 

La vérité poétique frappe et retentit non pas comme une vérité quelconque, démontrable, calculable, tautologique, mais comme la vérité d’une condition, née du polemos, fruit de la douleur, proche de la révélation créaturale qui en est le sens et, je dirais presque, l’eschatologie. Car au milieu du monde, au cœur de ses vortex, il y a la créature qui, au comble de la détresse, en appelle à une langue de l’espérance, à une poésie porteuse d’espérance et par elle portée. Nous savons, d’un savoir obscur et charnel, que « la blessure traverse la bouche du poème », comme il est écrit dans « Brume », mais aussi que celui-ci est « présage d’une épiphanie ». (encore Brume)

La tâche de la poésie est ainsi, à nouveau, et au-delà de tous les formalismes qui ont traversé le XXe siècle, de se confronter à la rugosité du monde, à la terreur et à l’horreur de l’histoire humaine, pour les dire avec tout le courage d’une parole armée de sa seule vibration, d’une passion du sens contre l’insensé qui nous guette et nous encercle. Parole de résistance donc :

« Je résisterai accrochée au murmure des astres », il est dit encore dans « Brume ».

La poésie qui résiste, ne le peut que parce qu’une constellation l’éclaire, que son silence ou son murmure la nourrit. C’est ainsi qu’une famille de noms propres apparaît à travers toute la trame des poèmes pour créer ce que j’appellerais une constellation de l’âme : la constellation de l’art, pourrait-on dire, mais ce serait peu dire. Les noms des poètes, peintres, musiciens qui peuplent ces textes, de Rimbaud à Odilon Redon, de Goya à Beethoven, de Velázquez à Poulenc et Chopin (et j’en passe), ne se réfèrent pas seulement à l’art comme tel, c’est-à-dire à une sphère qui serait extérieure et intangible, non mêlée aux choses du monde, préservée du mal et de la cruauté, mais plutôt à des présences vivantes, à des voix et à des formes actives qui donnent poids et force à la profération poétique, l’arrachent à sa solitude et à son désarroi.

La constellation de ces noms propres scintille. C’est de là que vient le « destello » (p. 95), le scintillement qui jette une lumière de possible re-naissance sur un paysage de décombres :

 

Un éclair d’ombre dans les yeux

Un faisceau de ténèbres lumineuses dans les doigts

Peut-être l’anxiété d’une pureté angélique

Peut-être le désir d’étouffer l’inertie

Avant que le ciel ne s’ouvre sur la mémoire

D’encore un jour d’un mal si canaille, le dénuement.

Je fais offrande de mon sang qui veille, mon alpha, mon oméga

L’aile de mes voyelles et consonnes…

 

Là où un autre œil, moins passionné et moins vivant, ne verrait que ruine et désespoir, le regard du poète suscite une nouvelle vie, une pulsation, une palpitation. À travers les tumultes, peut-être au-dessus ou au-delà d’eux, l’amour, la beauté crient leur cri « primal », primitif, cherchent l’ouverture absolue qui les rende possibles : « Écrire pour détruire le monde \ Et construire la vie. » (Déferlante)

Si la poésie pense dans l’évocation de ces possibles encore inouïs, penser en poésie c’est donc, surtout, penser cette blessure, dire l’exil et, dans le même temps, la demeure, le passage, le temps et l’outre-temps qui se donne, non pas comme un autre monde, Ailleurs exotique ou Au-delà, mais comme tension vers une limite, qui est aussi ouverture, visibilité et invisibilité, raison et déraison.

Antonio Prete écrit dans Il Demone dell’analogia : « la pensée poétique fait de la raison une plaine où les éclairs du jour et le scintillement des étoiles ont la rigueur des concepts, et où la méditation sur l’être a l’aveuglante impétuosité des vagues foudroyées par le soleil. Sur cette plaine, le savoir a un souffle, et le vent qui secoue les arbres a la force d’une illumination intérieure. »

Le champ de l’expérience sensible et de son expression dans la parole permet la venue à la lumière d’un autre visage de la vérité, qui est rappel et fleurir de l’inattendu. Une telle vérité – paradoxale – est energeia du commencement, naissance, origine. Entrer en rapport avec elle signifie répondre à l’appel d’un réel, cheminer vers lui, dans la tentative d’accéder à ce qui, bien que sans accès, se présente malgré tout, déchire, ouvre, se donne. Cristina écrit : « Être un indice, une origine, un don » (Déferlante). Faire de soi-même, de son corps et de son âme blessés le don et l’indice d’une autre échelle de l’être.

C’est dire la puissance de commencement, la puissance d’origine qui habite la poésie, l’« avoir lieu » de l’événement de l’œuvre, ou de l’événement traversant l’œuvre : « éclair de l’être » (Henri Maldiney).

Avant tout cela, il y a aussi, bien sûr, la longue sédimentation du poème, son origine toujours enfouie dans ces profondeurs, ou même à fleur de peau, depuis le moment où un mot, parfois à peine une syllabe, a marqué de son empreinte sonore cet état entre sommeil et veille qui n’appartient plus à la nuit ni encore tout à fait au jour, propice au travail du vide et à la réminiscence de la douleur. Une vie entière, alors, peut y tenir, mais comme enterrée dans les profondeurs karstiques les plus insondables, dans une géologie du corps et du temps qui est sa plus grande universalité et sa plus grande solitude.

Dans cette géologie, le passé est sauvegardé, comme par un suspens intemporel : « Cela passe et se tient, tel quel, dans l'invisible », écrit Rilke dans la septième Élégie de Duino. Ce mouvement vers un invisible intérieur est également une sédimentation du temps de l’expérience, quelque chose d’immémorial, au-delà de toute mémoire et de tout oubli. C’est ainsi qu’un jour pourra se lever le poème. Le cri et la douleur auront pu se métamorphoser en une lumière à la fois implacable et nourricière, étrange et amicale, par une action sur le réel qui en modifie le sens et la teneur, une action vers le dehors qui est don et abandon, mais surtout appel.

Car si elle s’élabore dans la chambre intime du sujet, la poésie n’est pas sans dehors. Elle est, au contraire, exposée au dehors comme à ce qui, commencement et fin, met l’œuvre à l’épreuve du monde. Elle est « cette pupille ouverte à toute blancheur » (La parole), cette soif inextinguible (Soif est le titre d’un des livres de Cristina Castello) de l’autre, du recommencement vital, de l’utopie et de l’uchronie nécessaires à la libre respiration du poème pour que celui-ci puisse parler.

La poésie respire et dans son souffle, elle parle. Elle parle à la fois autrement, et avec les mots de tous. Un parler qui doit arriver à dire avec la force nue de la vérité. Dans l’espace et dans la trame de ce parler qui est de tous, le dire doit pouvoir s’avancer au-delà de tout parler comme un creusement infini ou un chemin de crête ; car dire, c’est porter à une lumière intermittente, parfois mâtinée d’ombre, parfois crue, ou même fulgurante, ce « remuement des profondeurs » (Rimbaud) qui ne laisse de travailler au corps et à l’âme le sujet dessaisi. Comme l’écrit Dylan Thomas dans un poème qui semble une métaphore de l’avènement poétique :

La force qui hisse la fleur à la pointe de la fusée verte

Hisse mon âge vert ; la force, qui arrache les racines des arbres,

Me détruit. (Dix-huit poèmes)

À la fois force de vie et de destruction, la poésie de Cristina Castello regarde au-delà, au-delà d’Arès pour apercevoir Aphrodite, au-delà d’Aphrodite pour voir et reconnaître Orphée, sans rien oublier des menaces de l’époque, de la douleur et de la séparation. C’est bien la soif, suprême altération, qui pousse cette voix vers l’eau du poème, vers la source d’une beauté non compromise et, peut-être, salvatrice. Elle appelle de nouvelles semailles sur une nouvelle terre – la même, cependant – ; semailles de musique et de vent à l’endroit même, les villes, où l’homme, encore et encore, se déshumanise, où la créature gémit et se perd :

 

Il y a des fantômes dans les villes-litanies.

Il y a des esprits, des spectres, des ombres. Haleines

d’êtres cloîtrés haletants, le cœur battant

 

Villes spectrales habitées par des fantômes, et que seule la musique peut arracher à la mort et à la disparition. Semer la musique au lieu de semer la mort, répéter le geste étoilé du semeur qui jette ses graines dans toutes les directions, pour répondre à la soif de la terre, à son attente.

Je veux des semeurs de musique. Les villes réclament les semailles.

Pour un ciel ruche d’étoiles et frémissement de chenilles,

Empreinte de l’insaisissable et Après la pluie,

Allons ! Allons enflammer des réveils

         […]

Pour que la musique soit.

Pour célébrer le feu.

Et pour qu’il

n’y ait plus

d’Horizons

fugitifs.

(« Le chant des Sirènes »)

Soif aussi de la créature qui réclame la vie et sa vérité nue, soif d’une justice qui soit fidèle à la beauté, et capable de racheter le monde au moment de sa destruction.

 

                            Pascal Gabellone

source: http://les-risques-du-journalisme.over-blog.com/article-la-parole-etoilee---sur-la-poesie-de-cristina-castello-universite-paul-valery-71520951.html






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