La découverte en France de Roberto Arlt, un écrivain considérable dont l’oeuvre est infiniment moins connue ici que celle d’un Borges, nous conduit à un détour nostalgique par le Buenos Aires des années 30. . .«Mettez en rang tous ces hommes avec leurs marteaux, toutes ces femmes avec leurs casseroles, tous ces prisonnniers avec leurs outils, tous ces malades avec leurs lits, tous ces enfants avec leurs cahiers, formez une file qui fasse plusieurs fois le tour de la planète, imaginez-vous vous-même la passant en revue et, une fois arrivé au bout de la queue, interrogez-vous: «Quel sens la vie peut-elle donc avoir?» Quand il publie en 1929 «Les Sept fous» et en 1931 «Les Lance-flammes», deux parties d’un unique roman touffu, caustique et sans concession, les critiques et les intellectuels de l’époque ricanent: Roberto Arlt bouscule la convention réaliste, son écriture est trop«fouilli». Il dérange le bon goût. Dans les années 50 même, les études littéraires ignorent dans son propore pays cet écrivain reconnu aujourd’hui comme un monument de la littérature argentine.Roberto Arlt a lu Dostoïevski. Il rumine seul, dans un purgatoire dont il ne sortira pas de son vivant, la métaphysique noire qu’il partage avec l’auteur de «Crimes et châtiments»: le sentiment d’angoisse et de désespoir d’une humanité avide de pureté et flouée par la réalité. Une humanité vide de sens parce qu’elle se cogne à une société en perte de valeurs où Dieu ne répond plus et où les politiciens sont définitivement corrompus.Né à Buenos Aires en 1900 de parents d’origine allemande et italienne -il est fils d’immigrés comme une grande partie de la population argentine- et mort en 1942 d’une crise cardiaque -au moment où le jeune officier Perón participe à un putsch avant de parvenir au pouvoir quatre ans plus tard, en 1946- Roberto Arlt aura été un enfant mal aimé avant de devenir romancier, nouvelliste, auteur de théâtre, chroniqueur, journaliste et . . . inventeur-chimiste raté. Il n’a pas connu la dictature, mais une succession de régimes démocratiques ou militaires, des régimes qui pour la plupart ont exterminé les Indiens et qui subiront le contrecoup de la crise mondiale des années 30. C’est durant ces années-là qu’il écrit. Et il ne mâche pas ses mots. Sa critique de la société argentine est radicale: Arlt dénonce son hypocrisie, ses malversations politiques, la mollesse de ses classes moyennes qui ont déjà trop à perdre pour essayer de bouger, le bien-être aveugle de la bourgeoisie engluée dans les convenances, l’ennui des petits couples étriqués; il vilipende le capitalisme, l’obsession de l’argent, l’exploitation, la guerre. Il ne croit ni dans les vertus de la science ni dans celles de la technique pour améliorer le sort humain. Pire: ce chercheur de vérité dégoûté par le matérialisme refuse de prendre parti pour le communisme ou le fascisme à un moment où Lénine et Mussolini sont les références obligées. Non parce qu’il a peur de s’engager mais parce qu’il a compris, avec une lucidité qui peut le faire passer pour un cynique, l’ampleur de la bêtise humaine, cette aptitude de l’homme à se laisser manipuler, humilier, écraser et à en redemander !
Sabrina WELDMAN
Publié le 01-06-1999
mouvement.net
L’écriture très originale de Roberto Arlt (il la qualifiait de “prose polyfacétique”) fait fusionner avec l’espagnol traditionnel, l’argot argentin : le “lunfardo” parlé à Buenos Aires dans les années 30, le langage des romans-feuilletons et des magazines populaires, et le lexique souvent désuet des traductions, notamment russes et françaises (Dostoïevski, Ponson du Terrail…), qu’il aimait lire. » (Claude Couffon).
« Le chef-d’œuvre de Roberto Arlt est un roman en deux parties : Les Sept fous et Les Lance-flammes. Il a écrit de très belles nouvelles et des chroniques journalistiques pleines d’intérêt ; mais le meilleur de lui-même converge obstinément vers cet inimitable roman. Les personnages, cliniquement fous ou délirants, assument collectivement leur destin de boucs émissaires d’une société corrompue que Arlt attaque avec une férocité qui n’épargne aucune classe sociale, aucune profession, aucun idéal. Nés comme des larves dans la profondeur des bas-fonds portègnes, rejetés par l’hypocrisie collective qui leur ferme ses portes à double tour, les sept fous projettent vaguement de fonder une société secrète financée par les bénéfices d’un réseau de maisons closes et destinées à provoquer, en dernière instance, la révolution dans le pays et dans le monde. Incapables de la mettre en pratique, ils se détruisent les uns après les autres dans le crime et la démence profonde, mais leurs itinéraires pénibles et presque toujours horribles tracent, comme un filet de bave phosphorescente, la dénonciation d’un ordre social qui ne sait que les écraser après les avoir créés. Sur un ton apocalyptique et souvent prophétique, Arlt a dit du Buenos Aires des années trente tout ce que les autres intellectuels de son temps ignoraient ou, pire encore, dissimulaient. »
(Julio Cortázar).
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