30 janvier 2010
Dans la suite de son entretien-bilan accordé à ActuaBD, à l’occasion de son exposition à la galerie Martel (Paris), José Muñoz revient sur Alack Sinner et la partie la plus récente de sa carrière de talentueux dessinateur en blanc et noir. Ce survol de son itinéraire d’« ouvrier d’art » s’achevant par une nouvelle célébration passionnée de sa chère Argentine…
Nous en arrivons maintenant à Alack Sinner. En 1974, en Espagne, grâce à Oscar Zárate, vous avez rencontré Carlos Sampayo et vous créez une nouvelle série policière, mais pas seulement, à la croisée de vos influences sud et nord-américaines. Ainsi, peut-on penser que votre New York doit beaucoup à Buenos Aires ?
D’un côté sentimental. Pas le dessin mais, quand même, je pense que Buenos Aires se cache derrière, sous un déguisement, dans New York. Si tu regardes les formes, ce sont des formes prises, comme dessinateur, de lumières et d’ombres du cinéma nord-américain, européen, de la ville. Beaucoup de choses mélangées. Alors cela nous permet de parler de Buenos Aires comme de l’endroit dans lequel nous sommes nés. Nous nous sommes enrichis avec toutes les influences croisées cosmopolites nous ayant nourri. Mais Buenos Aires ne se retrouve pas dans les dessins de la ville. Car New York ne ressemble pas à Buenos Aires. Néanmoins, il y a un « buenos airessisme », je pense, dans mon élan. Pas du côté du résultat esthétique. Non. Il s’agit plutôt du produit de la création de Muñoz et Sampayo qui, à ce moment-là, ont vu la ville d’Alack Sinner d’après des références empruntées au cinéma, dans certaines BD dans mon cas, ou dans la littérature, pour ce qui me concerne encore, et évidemment plutôt aussi pour Sampayo. Nous avons parlé d’Arlt, à propos d’Hugo Pratt et à mon sujet. Nous pouvons parler de Julio Cortázar également. Je viens de faire des dessins d’après son récit El Perseguidor (L’Homme à l’affût, 1959), qui seront montrés dans l’exposition de la galerie Martel. C’est une histoire écrite sur la vie de Charlie Parker. Or, Cotázar a habité au n°4 de la rue Martel. Il est mort ici ! En 1984. La concierge actuelle, que je connais, qui était jeune à l’époque, était proche de lui dans ses derniers jours. Alors, il y a tout un vécu impressionnant dans cette rue !
- 1. José Muñoz – exposition à la galerie Martel – janvier – 2010.jpg
- Cortázar, El Perseguidor - © José Muñoz, 2009.
Comment traduisez-vous le nom d’Alack Sinner ? Quelque chose comme « Hélas pécheur » ?
« Pauvre de moi pécheur », exactement. Nous avons trouvé ça avec Sampayo et beaucoup d’histoires à raconter ensuite avec ce nom. Le nom fait l’histoire…
Redresseur de torts combattant les injustices, il connaît des aventures à l’atmosphère très noire. Outre vos influences personnelles d’auteurs à Sampayo et vous, est-ce que cela provient des contextes des romans ou films inspirés de Dashiell Hammett ou Raymond Chandler, par exemple ?
Oui. Ça c’est important. Chandler et Hammett… Chandler a été un investigateur très actif du tissu corrompu, des intérêts sociaux, des femmes fatales, de la connerie humaine, de la profondeur de notre avidité, de notre stupidité, de façon narrative. Et la noirceur de l’Argentine contemporaine a joué aussi… Dans les années 1970, on ne pouvait pas retourner dans l’Argentine de nos origines… À ce moment, nous considérions notre pays comme un pays qui était en train de se suicider… Alors la noirceur de notre propos narratif a été influencée par la noirceur de la situation de notre pays. Comme dans Poisonville (Moisson rouge, 1929) de Dashiell Hammett : un règlement de comptes infini. On oublie désormais la raison pour laquelle on tue et on doit être tué. Mais on tue et on doit tuer. Et ça, c’était l’Argentine des années 1970.
Si les histoires d’Alack Sinner sont politiquement engagées, est-ce aussi en raison de l’expérience de l’exil de ses auteurs, notamment pour des raisons politiques ?
Je ne suis pas parti pour des raisons politiques, mais comme voyageur. Puis, je suis devenu exilé. Même si mon expérience de militant politique et syndical inclinait à gauche. J’avais bossé au syndicat de la presse dans ma jeunesse. Je me suis informé. J’étais en contact avec des écrivains, des journalistes de gauche. Et ce fut un moment d’excitation, guevariste, révolutionnaire, dans mon pays. Nous avons alors compris des choses qui nous ont accompagnées. J’avais goûté profondément le scénario socialiste. Ce n’était peut-être pas un scénario réalisable, mais c’était un bon scénario ! Le meilleur scénario que nous ayons… Quant à Sampayo : littérature, poésie, il a voyagé beaucoup dans sa jeunesse en Amérique du Sud. Contrairement à moi, plus sédentaire. Je sortais rarement de ma maison. [Rires.]… Lui se déplaçait sur tout le continent, toujours avec le plaisir de l’écriture. Quand nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes trouvés des goûts communs : certaines musiques issues du jazz ou les récits policiers. Auxquels j’étais déjà sensible pour avoir dessiné auparavant Precinto 56. J’étais donc sensible à ce type de narration urbaine chaotique, s’inscrivant dans la réalité de notre sentiment et de notre limite…
Parmi vos albums élaborés depuis, en dehors d’Alack Sinner, mais à partir de ceux réalisés avec Carlos Sampayo publiés chez Albin Michel, dans les années 1980-1990, jusqu’à vos collaborations plus récentes avec Jerome Charyn ou Daniel Picouly, qu’est-ce qui vous a marqué ?
Je respecte, notamment, beaucoup ce que l’on a fait avec Jerome Charyn. J’ai commencé à connaître son travail littéraire et, après, nous nous sommes rencontrés lors d’un festival littéraire qui s’appelle « La Semaine noire », à Gijón, dans le nord de l’Espagne. Une réunion d’écrivains policiers du monde entier… Il connaissait mon travail et je commençais à connaître le sien. Ce fut comme une harmonie instantanée. Mon impression était que, Jerome, c’était un dessin qui sortait d’une de nos cases, élaborées avec Sampayo… Jerome est un gamin du quartier de Brooklyn, connu en 1981, la première fois que je suis allé aux États-Unis et, également, dans l’île de Manhattan. Lorsque je lui ai dis qu’il m’apparaissait comme une évocation sortie de l’une de nos planches, Jerome m’a dit : « Alack Sinner, c’est mon frère ! » Il a un frère qu’il trouve très similaire à Alack Sinner.
Un frère policier d’ailleurs…
Oui, exact ! Alors nous avons eu cet échange immédiat et, à ce moment-là, nous avons parlé de faire quelque chose ensemble. C’est ainsi qu’il m’a proposé Le Croc du serpent (Casterman, 1996) et Panna Maria (Casterman, 1998), qui est l’adaptation d’un roman. Mes contributions narratives y sont plus modestes qu’avec Sampayo. Je m’y suis déplacé comme un réalisateur : j’ai placé la caméra ici et là. Mais je n’ai pas contribué à la structure narrative principale : c’était déjà fait. Et ce travail fait ensemble, entre des éléments argentins et certaines atmosphères très nord-américaines, je le considère comme très réussi !
Pour revenir à la série Alack Sinner, dans son dernier volet, L’Affaire USA (Casterman, 2006), vous apportez des changements dans la vie de son protagoniste. Peut-on penser, à partir de là, que la saga va encore se prolonger ?
Nous n’avons pas trouvé d’excuse narrative intéressante, Sampayo et moi, pour l’instant, pour continuer Alack Sinner ensemble. [Rires.] Nous devons la trouver tous les trois !
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- Portrait d’Alack Sinner - © José Muñoz.
Mais vous allez la trouver !
J’espère ! On parle de ça. On a également d’autres projets maintenant… Je ne suis pas très intéressé par l’idée de continuer à dessiner New York et les États-Unis. J’ai déjà donné, je crois ! Mais Alack Sinner est un personnage qui m’inquiète et m’intéresse encore, et que j’aime beaucoup. Cependant, comme je vous disais, nous n’avons pas encore d’histoire à lui offrir actuellement, après L’Affaire USA et tout ce qui se passe avec ce délire, toute cette peur impérialiste de perdre le contrôle du monde et tous les différents bureaux d’espionnage et de contrôle des choses, de gestion de la richesse. Aux États-Unis, il y a comme une obsession de tomber dans la décadence, comme Rome. Comme tous les empires. Alors, c’est un cas intéressant ! C’est le cas d’un empire qui est en train de se donner un nouveau visage… Maintenant, les États-Unis, avec Obama, me semblent plus fréquentables. Au-delà du fait qu’Obama, c’est le président des États-Unis et que, il ne faut pas l’oublier, il reste le principal manager des affaires impériales. Même s’il est sympa… On lui donne le Prix Nobel de la paix. Alors, tu vois, le scénario de la vérité est contradictoire… Bah ! Kissinger a eu le Prix Nobel de la paix. Mais tu te rends compte !
En 2007, le Grand Prix du Festival d’Angoulême vous a été décerné. A-t-il changé quelque chose pour vous ? Constitue-t-il une reconnaissance attendue ?
Oui. Une reconnaissance. Un adoubement au sein de l’académie des dessinateurs et des écrivains. On doit ouvrir l’Académie aux écrivains de la BD, je pense ! Je me suis senti comme en faisant partie. Pas laissé au dehors. J’ai aussi pris un grand plaisir à participer à la réalisation de l’exposition dédiée alors à l’Argentine.
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- Planche de Carlos Gardel, la voix de l’Argentine T2 - © José Muñoz & Futuropolis.
Vous parlez de l’exposition consacrée à l’Argentine à ce moment à Angoulême, ayant également donné lieu à la publication de l’ouvrage Historieta, regards sur la bande dessinée argentine (Vertige Graphic, 2008) ?
Tout à fait. Il y avait peut-être des imperfections. Ça n’était pas complet. Mais rien n’est complet… Cependant, parfois, on nous décrit comme une succursale et ça n’est pas vrai. Nous ne sommes pas une succursale de l’Amérique du Nord ou de l’Europe : on est comme on est ! [Rires.]
Les connaisseurs savent bien que l’Argentine est un grand pays de la bande dessinée !
J’ai ainsi pu « chanter » la chanson cosmopolite de mon héritage argentin, avec plus de tranquillité désormais. Parce que je pense que mon chemin d’« ouvrier d’art », comme disait de lui-même Renoir, est un chemin très respectable !
En médaillon : portrait de José Muñoz, posant devant ses oeuvres à la galerie Martel © Florian Rubis, 2010.
Exposition José Muñoz. Galerie Martel - 17, rue Martel 75010 Paris. Du 15 janvier au 24 février 2010, du mardi au samedi, de 14 h 30 à 19 h.
Carlos Gardel, la voix de l’Argentine (Deuxième partie) – Par Carlos Sampayo & José Muñoz – Futuropolis – 56 pages, 16 euros
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Pour plus de détails sur Hugo Pratt et la bande dessinée argentine : Florian Rubis, Hugo Pratt ou le sens de la fable (Éditions Belin).
(par Florian Rubis)
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source: http://www.actuabd.com/Jose-Munoz-2-2-Nous-ne-sommes-pas
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