La mort de Silvina Ocampo La férocité et l'innocence
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 17.12.93
Silvina Ocampo, l'une des grandes figures des lettres sud-américaines, est morte, mardi 14 décembre à Buenos-Aires, à l'âge de quatre-vingt-dix ans.
Ainsi s'éteint la voix d'un très grand écrivain, l'un des inventeurs de la littérature argentine . Silvina Ocampo était, parmi les femmes, la plus grande figure poétique de l'Amérique du Sud, après le prodige mexicain que fut, au dix-septième siècle, Sor Juana Ines de la Cruz.
Issue d'une famille appartenant à cette aristocratie terrienne qui avait des moeurs européennes, et une préférence pour Paris, Silvina Ocampo a passé là son enfance et une partie de son adolescence ; elle y a fait ses études avant de fréquenter l'atelier de Léger et d'apprendre avec Chirico, qui lui offrit sa clé des songes, à regarder l'ombre portée des choses de ce monde. Car elle était aussi peintre, à ses moments perdus. Mais elle était argentine avant de savoir ce qu'être argentin voulait dire : elle aimait la plaine, cette pampa, que Drieu La Rochelle définit un jour comme " un vertige horizontal " et, après avoir commencé à écrire en français, elle se reconvertit à la langue de son enfance, l'espagnol.
Comme l'a dit Borges _ son ami, son intime _ Silvina " est venue à la poésie par le chemin lumineux du dessin et de la peinture, et l'immédiate certitude du visuel persiste dans sa page écrite ". Elle fit partie, évidemment, du groupe de la revue Sur, lancée en 1931 par l'une de ses sept soeurs, Victoria, à qui tout écrivain du continent hispanique doit de s'être enrichi d'autres littératures, et d'être connu ailleurs. De même qu'Emily Dickinson, dont elle a traduit en espagnol cinq cents poèmes, elle écrivait sans cesse, tout en croyant que le fait de publier était bien secondaire. Et, contre son milieu de naissance et son éducation, elle s'est mise à la place des gens dénués de langage pour nommer leurs sentiments, leurs perplexités. Elle parvenait à transpercer les personnages les plus frustres, à les éclairer de l'intérieur pour mettre leur âme à nu ; pour leur dire que la vie est belle, quoique répugnante, et que la douleur est la seule énigme. Et puis, dans ses contes, il y a des enfants, des gamins en proie, comme disait Italo Calvino à " une férocité qui ne se sépare jamais de l'innocence ".
Au reste, Calvino, aussi bien que Borges, a perçu en elle un don de clairvoyance. Calvino : " Passé et futur deviennent équivalents (...) dans cette zone à partir de laquelle les yeux de l'enfance nous regardent. " Borges : " Elle nous voit comme si nous étions transparents ; elle nous voit et nous pardonne. Essayer de la tromper est inutile. "
Les portes d'un autre monde
Pour elle, la réalité était un conte. Elle essayait de répondre, à travers le rêve, à tout ce qui en nous, mais aussi dans la réalité, demande une réponse ; à l'informe, au hasard, à l'injustice, à l'obscur, à l'absurde, à ce qui en nous ne se conforme pas à l'idée que nous avons de nous-mêmes ; à l'étrangeté qui, dans la nature, prend en défaut nos possibilités d'explication.
En regardant en face le réel, elle l'a élargi en ouvrant les portes d'un autre monde, celui où habitent les dieux qui promettent l'immortalité ou, plus modestement, celui mystérieux des espaces, dont l'homme continuera en vain de chercher la limite, la " forme ". Dans les poèmes qu'elle écrivit en guise d'éloge funèbre à la mort de Borges, elle disait : " Sans doute tu es en train de regarder/ce que tu as aperçu du monde/transmis par des miroirs miraculeux/où l'on peut voir enfin ce que l'on aimerait voir. " Elle ne savait pas qu'elle écrivait ainsi sa propre épitaphe.
BIANCIOTTI HECTOR
© www.lemonde.fr
|
Recherche d'articlesArchives par mois
liens amis
|
Derniers commentaires
→ plus de commentaires