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Hector Bianciotti, la liberté et la forme

Par larouge • Bianciotti Hector • Mardi 16/06/2009 • 0 commentaires  • Lu 1912 fois • Version imprimable

Hector Bianciotti, la liberté et la forme
ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 07.02.92
Jadis on écrivait seulement dans la langue d’un empire ou d’une religion universelle : le latin, le sanskrit, l’arabe. Aujourd’hui, toutes les langues, ou presque, se doublent d’une littérature écrite. La pluralité des littératures entraîne la multiplication des traductions, et ces deux faits accentuent le caractère international de la tradition moderne : nos classiques sont écrits en italien et en français, en russe et en anglais, en allemand et en espagnol, bref, en diverses langues européennes et dans quelques langues asiatiques. Un phénomène moins fréquent, mais tout aussi caractéristique, est l’apparition d’auteurs qui n’écrivent pas dans leur langue maternelle.
Deux grandes littératures, l’anglaise et la française, comptent plusieurs écrivains d’origine étrangère dont l’apport est particulièrement riche : Conrad, Santayana, Nabokov, Ionesco, Cioran, Beckett… C’est à ce groupe qu’appartient l’Argentin Hector Bianciotti : bien que la littérature latino-américaine lui doive des oeuvres très appréciées, aujourd’hui il écrit exclusivement en français. J’ajoute que son français est naturel, élégant, sans archaïsmes ni familiarités, à égale distance de l’expressionnisme et de la préciosité, un français qui n’est pas celui de telle ou telle région, mais celui de la tradition littéraire. Sa prose est régie par le sentiment de la mesure, elle est claire sans succomber aux évidences, alerte, mais sans précipitation. Elle sait nous surprendre par un tour inattendu, une vision grotesque, un bond, une rupture : autant d’intrusions, non pas de la langue espagnole, mais de son génie. Bianciotti pourrait dire de sa prose française ce que Santayana disait de la sienne : ” J’écris les choses les moins anglaises dans le plus anglais des anglais. ”
Sous un titre évocateur, Ce que la nuit raconte au jour, Bianciotti vient de publier des Mémoires de jeunesse qui nous transportent dans la province argentine et à Buenos-Aires. Notre passé est si profondément lié à notre langue que sa résurrection dans un idiome différent est à la fois une découverte et un adieu : la rencontre avec celui que nous étions se transforme en séparation définitive. Le ressuscité se voit dans le miroir d’une autre langue ; en se voyant, il s’identifie, mais en s’écoutant, il ne se reconnaît pas. Le livre de Bianciotti est le récit du lent éloignement de sa terre natale et de celui qu’il fut ; parallèlement, c’est l’annonce d’une lointaine rencontre : en abandonnant le lieu de sa naissance, l’auteur savait obscurément qu’il allait à la rencontre de soi-même.
En effet, le changement de lieu et de langue s’est progressivement transformé en naissance, non d’une autre personne, mais d’un autre écrivain. Ainsi, la résurrection du passé implique sa distanciation : celui que j’étais ne comprend pas mes mots, mais je comprends les siens. La distance n’abolit pas la communication ; au contraire, c’est cela même qui la rend possible : qui je fus parle en moi et je le traduis dans une autre langue. Le pont de l’écriture me permet de communiquer avec mon passé _ et de l’exorciser.
Les ressources de l’ambiguïté
Comme son titre l’indique, le livre de Bianciotti est une histoire que l’auteur se raconte à lui-même. La narration n’est pas linéaire ; tout comme dans les romans, elle avance, recule, recommence, dévie, fait un saut dans l’espace ou dans le temps, poursuit imperturbablement sa marche sinueuse. Bianciotti procède par touches et esquisses, il préfère la suggestion à l’explication, il insinue au lieu de raconter, réduisant chaque situation à quelques éléments essentiels. Il ne décrit pas : il évoque, convoque. Un art plus proche de la musique que de la peinture.
L’auteur utilise toutes les ressources du roman, à commencer par l’ambiguïté. Plus qu’un recours, c’est là un attribut que le roman partage avec la poésie. C’est le trait constitutif de l’imagination littéraire : l’ambiguïté nous laisse percevoir la nature double ou triple de tout ce qui est humain. C’est un procédé littéraire qui présente aussi une valeur morale car il nous enseigne que rien, du sexe à la raison, n’est simple chez l’homme.
L’ambiguïté élude les explications : le dessein de Bianciotti n’est pas d’expliquer, sauf de manière indirecte ; il montre plutôt, il révèle. Pour lui, comprendre le monde, ce n’est pas le déchiffrer mais l’accepter. Et il l’accepte non par le truchement de la raison, mais avec les sens ou, plus exactement, avec cet étrange composé d’intelligence et d’instinct qui définit la sensibilité poétique. Il ne lui a pas été facile d’accepter la réalité ; chaque acceptation a commencé par une négation et chaque rupture a entraîné, à son tour, une réconciliation suivie d’une autre négation encore plus radicale.
La première négation fut celle de l’espace physique : fils d’immigrants italiens voués aux travaux des champs, le protagoniste oppose à l’immense plaine argentine la maison familiale et son jardin sauvage ; plus tard, il quitte la maison pour la ville, puis pour la capitale où, dernière négation, il s’embarque pour l’Europe dans un voyage sans retour. Il fuit l’asphyxiante réalité latino-américaine, sordide mélange d’oppression politique, d’injustice et d’intolérance morale. Les changements de lieux obéissent à des changements psychiques : rigueur et exploration intime, quête de soi-même.
La sexualité s’affirme suivant la même loi de ruptures et d’acceptations : les plaisirs solitaires, où l’adolescent tente une réunion éphémère avec la nature primitive à laquelle il fut arraché en naissant ; la découverte progressive de l’amour en la personne d’un compagnon de séminaire, suivie d’une rupture si profonde que Bianciotti en oublie jusqu’à son nom ; puis l’amour hétérosexuel, sous la forme d’une passion violente avec une jeune comédienne et qui culmine dans une autre rupture.
La négation de la pampa
Le même procédé se répète dans le domaine des idées et des croyances. La famille professe un catholicisme fervent, mais le père est athée, de sorte que la religiosité infantile du protagoniste est aussi une négation du père. Adolescent, Bianciotti renie la religion ritualiste de sa famille, et cette négation se convertit aussitôt en nouvelle affirmation : la décision d’embrasser la vie religieuse. Mais la religion le déçoit : le jeune homme abandonne sa foi pour en découvrir une autre : la littérature. Le grand prêtre du nouveau culte s’appelait Paul Valéry. La foi littéraire est un mélange de doute et de zèle, de peine et de joie quotidiennes, de longs travaux et de brèves illuminations : Bianciotti lui est toujours resté fidèle.
Toutes ces négations et ruptures sont contenues dans la première : la négation de la pampa. Mais comment définir la pampa ? Ce n’est pas la campagne, cultivée et transformée par l’agriculteur sédentaire ; ce n’est pas davantage le cadre de l’Histoire, comme la plaine de l’Asie centrale, sillonnée par des peuples nomades, par des caravanes et des pèlerins bouddhistes. La pampa concentre l’indéfini et l’indéfinissable; en elle, l’origine et la fin, le proche et le lointain, le centre et la périphérie, la culture et la nature, s’annulent et se dissolvent. L’illimité joint à l’indéterminé : voilà un des pôles des Mémoires romanesques de Bianciotti.
A double tranchant
L’autre pôle est l’excès de forme : le pittoresque, le grotesque, l’extravagance. Hypertrophie de la volonté formelle : la Pinotta, la tante visionnaire et vagabonde, avatar féminin de Don Quichotte qui parcourt en haillons les chemins poudreux de la plaine ; Florencio, le suicidaire saltimbanque ; le curé amoureux des Lolita du village ; la bossue lubrique ; la voyante qui bat les cartes lustrées et biseautées pour dire la bonne aventure à ceux qui n’en ont guère… Et les figures à double tranchant, les âmes viles mais soudain illuminées par un éclair de générosité : le couple de policiers, Castor et Pollux au service du génie retors de la délation politique et sexuelle ; l’ami qui trahit et qui, finalement, de façon tout à fait inattendue, offre au narrateur la clé du destin : un aller simple sur un bateau qui cingle vers l’Europe.
Peu à peu, on voit se dessiner le sens de toutes ces ruptures douloureuses, de ces réconciliations et de ces nouvelles fractures : Bianciotti revient sur le Vieux Continent, à la recherche de ses origines, certes, mais aussi d’un autre bien, non moins précieux. Entre le sans-limites et le grotesque, entre l’informe et le difforme, il cherche non pas une norme mais une forme. La liberté est soif d’incarnation, quête de la forme. Voilà ce que la nuit raconte au jour.
PAZ OCTAVIO
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