Hector Bianciotti, l’élégant vagabond
ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 08.09.95
Pour l’enfant d’Argentine , l’arrivée en Europe fut le temps de la misère et de la faim. Quarante ans après, il en fait le récit.
Avec des clartés d’humour. Mais surtout une violence étouffée et un extrême raffinement
« Il suspendit son âme au clou du temps »
Hector Banciotti poursuit au pas lent de l’amour et au pas vif de la lucidité son voyage au long cours à l’intérieur de sa vie. Sur le chemin, il interroge, il s’interroge : « Les cris que l’on n’a pas poussés, où vont-ils ? »
Ces cris-là ne vont nulle part, nulle part ailleurs que dans les pages contenues d’une prose où la vie entrecroisée de l’écrivain s’impose seulement de ne jamais crier, si vive soit la douleur qui souvent l’étreint, si angoissante soit la détresse qui parfois le submerge. Enfant d’émigrants italiens ayant atterri dans la pampa, étouffant à Buenos Aires sous la dictature péroniste, fuyant l’Argentine pour se retrouver coincé sous la dictature franquiste, en proie à plusieurs difficultés d’être, dont celle de n’être évidemment pas doué pour l’hétérosexualité, déçu de ne plus pouvoir rester le séminariste qu’il crut devenir, imprégné, malgré ce qu’il nomme « l’inévidence de Dieu », d’un parfum de christianisme qui ne s’évapore pas, Bianciotti construit une oeuvre lentement et subtilement métissée. Sa culture italienne tisse avec son expérience sud-américaine, avec sa riche ressource castillane et avec son amoureux savoir de la langue française, une trame étonnante.
Le premier bonheur d’une vie qui a connu plusieurs souffrances, c’est pour notre ami la perpétuelle liberté à tire-d’aile d’une langue à l’autre, d’une syntaxe austère à un parler fluide, de l’Europe des caffone à l’Amérique des gauchos. Une des grâces d’Hector, c’est de pouvoir sentir, comme peu d’écrivains, la différence entre la tiédeur du nid de l’oiseau et l’espagnol pajaro, qui fend l’air comme une flèche. « Il m’est arrivé d’avancer que l’on peut se sentir désespéré dans une langue, et à peine triste dans une autre. »
L’extrême raffinement de Bianciotti, son sens de l’art et de la beauté naturellement naturelle ouvrent, à chaque pas de son voyage en lui-même, des clairières heureuses. C’est la vieille star du cinéma muet dans la bouche de qui « les voyelles battaient des ailes sur des lèvres fripées ». C’est l’admirable portrait de la Callas, dont « la voix flambait noir », et l’on aurait dit que « quelque chose en nous, d’informe, d’ignoré, attendait depuis l’enfance pour y couler sa peine ». C’est le passage d’un aventurier de la peinture, dont les inventions et les tentatives donnent un vertige gai. Il finira cependant par se donner la mort, en inscrivant un mot sur sa main. Est-ce le mot « fin » ? Est-ce le mot « non » ? Et Bianciotti résume en une ligne terrifiante ce départ sans retour : « Il suspendit son âme au clou du temps. »
Si le héros du récit était plus léger et frivole, on dirait de ses aventures, plutôt mésaventures, qu’elles sont « picaresques ». Mais de l’instant où il touche la terre d’Europe à Naples, les sourires de la vie se referment « comme un couteau à cran d’arrêt ». De petits métiers en expédients, après avoir été bouvier, enfant de choeur, il passe de la figuration de théâtre ou de cinéma aux fonctions de majordome des chats persans d’une riche artiste. Il n’obtient pas de visa en France, est contraint un moment de quitter l’Italie avant d’y revenir tirer le diable par la barbiche, et il devra demander à l’Espagne un asile précaire. Le maigre pécule qu’il avait en débarquant s’est épuisé.
Ici commencent des pages parmi les plus cruelles du livre, le cycle de la faim. De jour en jour plus sale, pas rasé, malade et malodorant, dormant sur les marches du grand escalier de pierre de la place d’Espagne à Rome, mangeant des racines de céleri sauvage dans les bois du Pincio, au-dessus de la villa Médicis, envertigé par la faim, il se décrit « si seul que j’aurais pu me dispenser d’être moi-même ». Epuisé par le jeûne, le manque de sommeil et de repos, il dit, exténué : « On ne sait pas comment on marche ni qui marche. » Le jour où il accepte d’un homme d’affaires belge un peu plus qu’une aide et beaucoup moins qu’une tentation, il est sauvé de la faim, mais constate que « l’âme a souvent horreur du corps ». Les pages d’Hector Bianciotti sur sa vie de 50 francs, son asphyxie par la détresse, son humiliation par la conjonction de la solitude avec la misère, sont à la fois d’une violence étouffée admirable et d’une finesse d’analyse inattendue. Que la dignité d’un homme puisse dépendre du vide de son estomac, de la crasse qui l’envahit, de la fatigue du sans-logis, des regards de mépris qui le croisent, on peut le deviner, si on n’a pas traversé soi-même l’expérience du clochard. Mais l’écrivain ici fait mieux : il fait sentir l’odeur atroce de la défaite, il fait vivre la petite mort de l’épave des rues, le marcheur dont tout le bien est à la consigne de la Stazione Termini, le passant qui sursaute en apercevant dans une vitrine le reflet d’un mendiant inconnu lui.
L’auteur de L’Amour n’est pas aimé est le roi des solitudes autant que le prince des amitiés la solitude des délaissés, l’amitié des malheureux qui se font la courte échelle pour échapper à leur déréliction. Il évoque avec la délicatesse d’un Proust des trottoirs les regards croisés qui l’encadrent, celui des policiers (« l’habitude de l’Argentin qui, sous Péron, regardait à droite et à gauche dans la rue »), celui des rôdeurs en quête de connivence, des vendeuses de leur misérable misère en quête d’acheteurs.
Cette descente aux enfers du délaissement, les beaux noirs de cette nuit angoissée laissent parfois passer une clarté d’humour. Il y a chemin faisant, sur les sentiers de la tristesse, des scènes de comédie, où le malheur garde les yeux secs et où l’ironie vise clair. Quand, à l’extrémité de la faim et de la faiblesse, Hector rassemble son courage et va frapper à la porte de la veuve d’un auteur dramatique dont il interprète les pièces dans des lectures publiques… La dame est sur le point de partir pour Venise. Elle n’a pas d’argent sur elle, tout est fermé dans la maison, prête pour son départ, et le bouquet de gardénias qu’un marchand des rues apitoyé a offert au visiteur famélique se fane déjà : « Au fait, dit la veuve, les fleurs, ce serait mieux que vous les repreniez. » La porte se referme sur le visiteur toujours affamé ! Il regarde le Tibre emporter sur ses eaux verdâtres les gardénias défaits. La veuve est déjà loin, délivrée de l’importun. « J’éprouvai de la honte pour elle », pense-t-il en s’éloignant. Il arrive à l’obélisque de la colonnade du Bernin, au Vatican, et s’écroule, avant d’aller mendier un morceau de pain à la soeur tourière des dames du Sacré-Coeur de la Trinita dei Monti.
Entre l’ironie et la souffrance, Hector aiguise avec malice les flèches d’un humour de guêpe. Le vagabond argentin développe au passage, avec un brio féroce, des malices sur l’Espagnol, l’éternel homo ibericus. « Il ne pense pas : il a déjà pensé. On a pensé pour lui depuis les siècles des siècles. » A un moment donné, le frère d’Hector a perdu sa trace et consulte une voyante. Elle lui apprend elle en est certaine que le disparu est mort. Quand, des années plus tard, de passage en Argentine, Hector rend visite à la voyante, il est chassé avec horreur : « Je ne veux pas de revenant chez moi ! »
Depuis qu’Hector Bianciotti a entrepris ces annales de la mélancolie, du désordre et de la lucidité, un leitmotiv en soutient les mouvements, la figure de la Mère, à laquelle l’écrivain a consacré ses plus belles, ses plus déchirantes pages une tendresse striée de remords, une reconnaissance sans faille, une dévotion jamais désarmée. Le secret de ces mémoires cruels et pénétrants, c’est que le visage de profil de la Mère éclaire celui du narrateur aux pires moments de désastre. Il participe, malgré toutes les batailles perdues d’une vie souvent chaotique et toujours rédimée, à une sagesse silencieuse. « Cette sagesse qui consistait à dispenser, sans la moindre effusion, l’amour qui n’attend pas de récompense. »
source: www.lemonde.fr
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