Je sortis de la ville, fleuve aval, à la rencontre solitaire du navire que j’attendais sans savoir quand il viendrait. J’atteignis l’ancien môle, construction inexplicable puisque la ville et son port furent toujours là où ils sont, un quart de lieue plus haut. Entre les pilotis s’y débat la portion d’eau du fleuve dans cet espace retenue. Porté par la houle et les tourbillons sans issue, allait et venait avec précision un singe entier et non décomposé. L’eau, devant la forêt, avait toujours été une invitation au voyage qu’il ne fit pas tant qu’il fut singe et qu’il fit cadavre de singe. L’eau allait l’emmener, l’emmenait, mais les pilotis l’arrêtèrent et il demeurait là, prêt à partir, ne partant pas, et nous demeurions là. Et nous demeurions là, prêts à partir, ne partant pas. Bien qu’elle soit fort douce, je me méfie de la nature de cette terre, je la sais enfantine et capable de me ravir ; dans ma lassitude mi-endormie il me venait des pensées traîtres et soudaines, de celles qui ne donnent, et pour longtemps, ni aise ni repos. Elle me portait, cette nature, à me rencontrer avec des choses extérieures, de celles en qui, si je m’y résignais, j’aurais pu me reconnaître. Ces sujets ne valaient que pour moi, exclus de la conversation avec le gouverneur et les autres, étant peu, voire pas du tout, enclin à me faire des intimes devant qui m’épancher. Je devais supporter l’attente – et sa souffrance – en ne parlant qu’à moi, sans rien communiquer. Comme me le disait le parfois insolent Ventura Prieto qui me trouva cet après-midi-là sans m’avoir cherché, et tandis qu’il allait au hasard, j’avais l’air, sur ce pays plat, d’être dans un puits. Il me le dit une fois, et même plus d’une, il le dit aussi à d’autres, sans se soucier de ce que tous savaient, que j’avais été coq de combat ou du moins possesseur d’une arène. Il apparut juste au moment où je me distrayais à regarder le singe et je le lui montrai afin de détourner son attention et d’éviter qu’il ne me demandât ce que j’attendais là. Et lui, qui m’était inférieur, il réfléchit un moment, cherchant la façon de m’écraser sur le chapitre des curiosités et des découvertes. Puis il m’assena un de ces traits qu’il appelait enquête, et si c’en était une, je ne saurais le dire, mais dans la mesure où je pouvais y discerner une insinuation, ils me déconcertaient et entraînaient des mouvements qui dépassaient parfois les limites du supportable.
source: http://www.jose-corti.fr/titresiberiques/zama_di_benedetto.html
|
Recherche d'articlesArchives par mois
liens amis
|
Derniers commentaires
→ plus de commentaires