Cela faisait maintenant trente ans que Néstor Andrés Fabris n’était pas retourné dans la ville qu’il avait précipitamment quittée et, y retourner à présent, pour la simple raison qu’il avait promis d’assister au mariage de son unique filleul que, soit dit en passant, il n’avait jamais vu, lui semblait ridicule. Quitter son appartement, petit mais tellement confortable, avec sa vue imprenable sur Isola Tiberina, laisser son tout aussi petit mais tellement lucratif magasin d’antiquités de la via dell’Orso, déserter sa table de café, le matin, cette routine qu’il ne partageait plus avec Valeria, renoncer à son déjeuner léger à la trattoria du coin, où il y avait toujours un couvert réservé pour lui, abandonner sa petite promenade nocturne sur les quais du Trastevere lui paraissait (surtout en ce moment, coincé dans l’effroyable siège de l’avion) un prix exorbitant à payer pour le plaisir incertain de voir quelqu’un qui n’avait très certainement rien en commun avec sa mère, ni la grâce ni l’intelligence de Marta, ni peut-être même sa couleur de cheveux, si rare, entre chocolat amer et marc de café.
Non, il ne voulait pas y retourner. Ou plutôt, depuis le jour où il avait mis les pieds à Rome pour la première fois, il s’était juré que cette autre ville qui avait été la sienne durant toute son enfance et toute sa jeunesse appartiendrait désormais au passé, à ce qu’il avait vécu autrefois mais qui n’était plus, comme cette ville ensevelie sous le Vésuve, si joliment décrite dans son manuel d’histoire. Il ne voulait pas devenir un de ces exilés qui, assis à une table, dans un café à la mode, retouchaient de soir en soir la ville quittée avec un enthousiasme d’urbanistes, élargissant les rues, réparant les trottoirs, camouflant la saleté et la laideur derrière des façades aux couleurs criardes. Il avait entendu une fois un professeur de littérature vénézuélienne comparer sa Pagateta natale à Venise dans son heure de gloire car, disait-il, “un jour, nos marais, pour l’instant immondes, verront se hisser des palais plus luxueux que ceux des Doges et s’ouvrir des canaux plus romantiques que n’en a peint Canaletto”. Cette nostalgie préfabriquée n’attirait absolument pas Fabris.
Même après que son filleul lui eut arraché (au téléphone) la promesse de venir, sa réticence fut renforcée de manière superstitieuse par une série de petits contretemps. L’agent de voyages, habituellement si efficace, lui répondit qu’il n’y avait bizarrement plus une place disponible en classe économique pour la date à laquelle Fabris s’était résigné à partir. Son assistante et unique employée au magasin d’antiquités avait subitement contracté une hépatite virale. Un collectionneur bulgare multimillionnaire que Fabris courtisait depuis des années lui avait écrit pour lui annoncer son passage à Rome cette semaine-là pour voir certaines pièces que Fabris lui avait fait miroiter. L’engagement pris auprès de son filleul et un vague sentiment de dette envers un amour lointain le poussèrent à harceler l’agent jusqu’à obtenir un billet (en classe affaires, cependant) à la date voulue, à convaincre la sœur de son assistante (étudiante en archéologie comme elle) de remplacer celle-ci pendant deux semaines et, enfin, à expliquer au collectionneur bulgare que dans quelques mois il aurait des pièces encore plus belles à lui montrer et qu’il (le collectionneur) avait intérêt à attendre Noël pour venir les voir.
“Est-ce que vous habitez à Rome ?” lui avait demandé le gros assis à côté de lui après avoir pris ses aises sur l’accoudoir qu’il partageait avec Fabris. Le gros avait laborieusement ouvert un paquet de bonbons au miel et en avait offert un à Fabris, qui, écœuré, l’avait discrètement glissé dans la poche supérieure de sa veste. Tout en mâchouillant et sans attendre la réponse, le gros lui avait expliqué, statistiques à l’appui, pourquoi aucune ville sud-américaine (“prenez Villaflores, par exemple, ou Mamantunga”) ne pourrait jamais rivaliser avec “une culture… vieille de plusieurs siècles, quoi ! Et épargnez-moi le refrain de la décadence et de la chute. Je sais ce que vous allez me dire, que l’Europe est moribonde et que nous en sommes les heureux héritiers. N’êtes-vous pas au courant de ce qui arrive aux héritiers ? Ils s’entretuent et au bout du compte personne n’hérite. Je récuse l’argument selon lequel l’obélisque de Villaflores fait de l’ombre à n’importe quelle tour de Pise. S’il vous plaît ! En Italie, au moins, ils ne tapissent pas leurs monuments d’affiches publicitaires. Voulez-vous un autre bonbon ?”
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