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extrait de "Memoire argentine"

Par larouge • Mercado Tununa • Mercredi 08/07/2009 • 0 commentaires  • Lu 1225 fois • Version imprimable

LA MALADIE
Le nom de Cindal, dont j’ignore toujours l’orthographe, me
revient encore et encore, associé à un homme et aux mots
que cethommene cessait de répéter dans la salle d’attente d’une
clinique psychiatrique. « Dites-lui de faire quelque chose
pour moi, qu’il fasse quelque chose pour moi ! J’ai un ulcère,
j’ai un ulcère ! », clamait-il d’un ton lancinant. Pendant qu’il
poussait sa plainte, j’imaginais que dans une espèce de fabrique
située je ne sais où dans son corps, au creux de l’estomac
à sa façon de se plier et de se serrer la taille, enfouis quelque
part par là, des ulcères fleurissaient sans rémission et sans
pitié. Le hurlement avait paralysé les gens dans la salle
d’attente, où nous étions venus pour des problèmes mineurs,
comparés au stade terminal de Cindal. La secrétaire, à qui
Cindal avait réclamé d’urgence de voir le médecin, ne savait
comment réagir devant ce cas inhabituel, qui surgissait là
sans rendez-vous préalable et sans être jamais venu auparavant,
sans même les avoir avertis par téléphone, et qui n’avait
pourtant pas l’air d’un homme violent. Elle avait disparu à
l’intérieur de la clinique, et reparut pour dire que le docteur
ne pouvait pas le recevoir, qu’il était en séance et qu’aussitôt
après il devrait s’occuper du groupe de la salle d’attente.
Alors, la voix déjà hachée par la souffrance, l’homme vint
vers nous et nous pria de bien vouloir lui accorder quelques
minutes de notre heure. Mais cette heure était intouchable, et
même si nous étions prêts à lui céder le terrain de notre folie
pour qu’il puisse se décharger de la sienne, le psychiatre fut
formel : il ne le recevrait pas.
On se sent tellement dépourvu entre les mains des psychiatres
qu’on ne peut même pas mettre en question ce qu’ils
nous imposent. Par cette soumission prétendument transférentielle,
on se dit que le médecin peut très bien avoir choisi
une technique thérapeutique efficace quand il décide de
redresser ainsi un désespéré sans rendez-vous fixe. C’est ce
qu’il a fait avec Cindal, il a voulu le redresser, lui faire comprendre
que lui ne pouvait manipuler comme bon lui semblait
sa folie et le temps imparti aux autres. Finalement,
Cindal est parti, non sans avoir imploré le maximum, son
internement : « Je vous en prie, internez-moi ! » Pendant la
consultation, le psychiatre, optant pour le silence, n’a
répondu à aucune de nos questions ; j’ai cru comprendre
qu’avec le temps, ce silence analytique a été perfectionné
jusqu’à devenir un silence d’outre-tombe pour ceux qui
demandent une réponse immédiate à leur désespoir. Cindal
s’est pendu la nuit même.
Je n’arrête pas de penser à Cindal, à qui l’aura pleuré, à qui
le pleure encore. Qui, à part moi, se souvient de lui, plié en
deux, gémissant, faisant son ulcère comme on fait son
devoir, comme on accomplit une tâche scolaire, dans l’antichambre
de la mort, et traçant des lettres rouges et fulgurantes
avec les blessures de son ulcère, saignant par torrents
à l’intérieur, pour finir par partir, au bout du rouleau, glissant
vers l’autre monde, noyé dans son propre sang. Lui, j’imagine,
se levait souvent la nuit ou au petit matin, ou encore
dans le courant de la journée après une courte sieste où il
avait peut-être réussi à maîtriser sa douleur ; alors, il se
réveillait et se retrouvait tout bonnement avec un ulcère, non
pas avec un ulcère isolé, mais bien avec un ulcère en communication
permanente avec son esprit, comme si l’ulcère
faisait corps avec la terreur qu’il déclenchait ou qui le déclenchait.
Pour Cindal, ulcère et terreur survenaient simultanément
lors de chaque réveil, à n’importe quel moment du jour.
Plié en deux, il hurlait en appelant à l’aide.
Ce genre de personne, qui souffre avec tant de conviction
¢ s’est-on dit après que Cindal se fut pendu à sa corde ¢, il
faut l’abandonner à son sort, on ne peut rien faire pour
elle ; et lorsqu’une personne comme celle-là cherche ainsi sa
propre mort, le jour où elle l’a trouvée, on pense qu’elle a
enfin trouvé la paix, qu’elle a doucement glissé de l’autre côté
et qu’en fin de compte elle a cessé de souffrir. On a laissé
mourir Cindal en pensant que c’était ce qu’il voulait, que tôt
ou tard il atteindrait son but. Cindal, dont le nom me revient
régulièrement à l’esprit avec l’accent sur le i, Cindal dont le
geste de se plier en deux me revient par vagues de souvenirs,
on l’a laissé mourir parce que sa demande ne pouvait être
satisfaite et parce que les requêtes de ce genre ne font rien de
plus qu’assombrir la vie des autres et saper la plénitude à
laquelle tout le monde a droit. Aucun individu vivant comme
il se doit, rempli de projets et de certitudes, aucun individu
jouissant de constantes gratifications ne peut se permettre de
baisser la garde et de laisser entrer quelqu’un comme Cindal,
quelqu’un qui n’a pas pris rendez-vous, qui n’a pas fait de
réservation et qui est arrivé tard à la dernière plage de bon
sens, celle que pouvait lui offrir la clinique d’un psychiatre.
Depuis, j’ai souvent été portée à évoquer le nom de Cindal
dans des situations qui ressemblaient à celle qu’il avait endurée,
implorant, dans la salle d’attente du psychiatre. Il y avait
cependant une grande différence entre ses requêtes et les
miennes. Lui avait l’air bien décidé à les proclamer à tue-tête,
comme si toute pudeur l’avait abandonné et que rien ne
pouvait plus cacher son apitoiement sur lui-même. Il ne
contrôlait plus du tout ses plaintes, ses rotules avaient fléchi
jusqu’à la génuflexion, il pliait, aucun orgueil ne pouvait retenir
la conscience anticipée de sa fin. Moi, en revanche,
j’ajourne obstinément chaque effleurement de l’angoisse, surtout
par bonne éducation, pour ne gâcher la fête à personne ;
à force de stratagèmes, je cache les hauts sommets d’affliction
qui m’assaillent. Il me coûterait beaucoup de les laisser
transparaître, de décevoir les autres, de leur faire voir que
l’ancienne sève du poème, « celle qui par la verte tige animait
la fleur, celle-là même qui animait mes vertes années », était
en fait une parfaite inductrice d’ulcères et de gastrites ;
réduire en poussière la tranquillité avec laquelle ils me
voyaient ruminer les heures et les jours n’aurait servi strictement
à rien.
La psychanalyse dans le plein sens du terme n’a jamais été
très généreuse avec moi. Tout compte fait, je n’ai jamais pu
recourir à un traitement clinique individuel où seraient directement
amenés à la surface les matériaux de mon inconscient.
Pour des raisons financières, j’ai toujours dû suivre des
thérapies de groupe, au cours desquelles j’ai réussi sans trop
d’efforts à escamoter aux yeux de mes compagnons (et peutêtre
même à la sagacité du psychiatre) mon angoisse et ma
vulnérabilité ; je me suis débrouillée pour me dissoudre dans
le rire général ou dans les pleurs collectifs, munie de ma
bonne éducation et d’un prétendu sens du ridicule qui, parce
qu’il est acerbe, ressemble finalement à de l’amertume.
Ainsi n’ai-je pas eu de traitement individuel, qui m’aurait
permis d’analyser mes conflits d’une manière spécialisée et
spécifique ; aucun psychiatre ne s’est occupé de moi en particulier,
laissant non canalisée l’immense capacité de transfert
qui me caractérise, et qui m’a amenée à diverses formes de
dépendance envers des médecins de tout acabit, y compris
des dentistes, des gynécologues et, surtout, des guérisseurs de
toutes sortes : chamanes, « gardiens » et « maîtresses » qui ont
purifié mon corps de fond en comble. Avec des brassées de
menthe et de basilic, des fumigations de myrrhe et d’encens,
de l’ail et des lotions, des noix de coco, des oracles et d’autres
techniques divinatoires, certains ont essayé de guérir mes
maux et de me sauver de l’ensorcellement, et ils ont réussi à
l’occasion, parce qu’il n’y a sûrement pas de terrain plus
fertile pour les cures que mon corps et mon âme.
En 1967, sept jours après la mort de Che Guevara, qui
nous a meurtris d’une façon irrémédiable, j’ai consulté à
nouveau le psychiatre de groupe qui m’avait retenue pendant
trois ans, celui qui avait expulsé Cindal sans pitié. C’était juste
avant mon départ pour un long séjour en France. À cette
occasion, pressentant que je risquais de sombrer dans les
remous transatlantiques, il m’accorda quelques heures individuelles
au cours desquelles je ne pus dire un seul mot.
Seule, sans l’appui du groupe, je suis restée muette, je n’ai
rien trouvé à dire à mon psychiatre, aucun inconscient ne
s’est manifesté et je n’ai raconté aucun rêve. Tout au long de
ces deux ou trois séances, lui aussi est resté silencieux, sans
que je sache pour autant quelle était son évaluation de mon
état psychique, ni si son silence me condamnait ou m’absolvait,
ou bien si, finalement, il n’avait tout simplement rien à
me dire. Par contre, voyant bien que je n’aurais pas beaucoup
de forces pour survivre aux changements qui approchaient, il
me donna l’adresse d’une psychiatre suisse parlant espagnol,
ayant vécu et travaillé en Argentine.

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