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extrait de "Luna Caliente"

Par larouge • Giardinelli Mempo • Lundi 29/06/2009 • 0 commentaires  • Lu 1182 fois • Version imprimable

La mort est le fait premier et le plus ancien, on serait tenté de dire même: le fait unique. Elle est monstrueusement vieille; et neuve à toute heure.

Elias Canetti

La Conscience des mots

1

Il savait ce qui allait se passer, il le sut dès qu'il la vit. Il y avait des années qu'il n'était pas revenu dans le Chaco et, au milieu de tant d'émotions dues aux retrouvailles, Araceli fut un éblouissement. Elle avait des cheveux noirs, longs, épais, et une frange insolente qui encadrait parfaitement son visage fin, modiglianesque, où brillaient des yeux très noirs, au regard languissant mais rusé. Mince, avec de longues jambes, elle paraissait à la fois fière et gênée de ses petits seins qui commençaient à exploser sous son chemisier blanc. Ramiro la regarda et sut qu'il y aurait des problèmes Araceli ne devait pas avoir plus de treize ans.

Pendant le dîner, leurs regards se croisèrent souvent tandis qu'il parlait des années passées, de ses études en France, de son mariage, de son divorce, de tout ce dont parle quelqu'un, que les autres prennent pour un nomade parce qu'il a parcouru le monde et vécu loin, quand il revient dans son pays après huit ans d'absence et qu'il en a à peine trente-deux. Ramiro se sentit observé toute la soirée par cette gamine insolente, fille du médecin de campagne, un vétéran maintenant, qui avait été l'ami de son père et avait tant insisté pour l'inviter chez lui, à Fontana, à une vingtaine de kilomètres de Resistencia.

La nuit tomba, les grillons succédèrent au chant des cigales, la chaleur se fit humide, lourde, et se prolongea après le dîner arrosé d'un vin de Córdoba, douceâtre comme le parfum des orchidées sauvages qui enlaçaient le tronc du vieux lapacho au fond de la propriété. Ramiro ne saurait jamais à quel moment il avait ressenti de la peur, mais ce fut probablement quand il décroisa les jambes pour se lever, après le deuxième café, et que, sous la table, les pieds froids et nus d'Araceli touchèrent sa cheville, comme par hasard, ou peut-être pas.

Quand ils se levèrent pour passer au jardin, tellement la chaleur était suffocante, Ramiro la regarda. Elle avait les yeux rivés sur lui, mais ne paraissait pas troublée. Lui, si. Leur verre à la main, ils suivirent le médecin, déjà bien éméché, et son épouse, Carmen, qui parlait sans arrêt. Les petits étaient couchés et la mère trouvait bizarre qu'Araceli soit encore debout à une heure pareille. " Les enfants grandissent ", dit le médecin. Et Araceli feignit de regarder sur le côté, avec une expression que Ramiro interpréta comme lourde de l'intention qu'il vit son petit sourire.

Ils bavardèrent et burent dans le jardin derrière la maison jusqu'à minuit. Ce fut une soirée que Ramiro trouva inquiétante, car il ne pouvait s'empêcher de regarder Araceli, sa jupe courte qui paraissait remonter sur ses jambes brunes, légèrement duvetées et dorées de soleil, qui brillaient à la clarté de la lune. Il était incapable de chasser de sa tête les fantasmes excitants qui semblaient se glisser dans la conversation et qu'il ne pouvait réprimer. Araceli ne cessa pas une seule minute de le regarder, avec une insistance qui le troublait et qu'il prit pour une invite.

En prenant congé, il commit la maladresse de renverser un verre sur la jeune fille. Elle sécha sa jupe, la relevant un peu et découvrant ses jambes, qu'il regarda tandis que le médecin et son épouse, passablement gris, faisaient des commentaires qui se voulaient spirituels.

Quand ils se dirigèrent vers la porte qui donnait sur le patio, afin de traverser la maison jusqu'à la rue, Ramiro prit Araceli par le bras et se sentit stupide, désespéré, parce que tout ce qu'il trouva à lui dire fut:

- Je t'ai beaucoup tachée?

Ils se dévisagèrent. Il fronça les sourcils et se rendit compte qu'il tremblait d'excitation. Araceli croisa les bras sous ses seins qui parurent bondir en avant et haussa les épaules avec un léger frisson.

- Ce n'est rien, dit-elle sans baisser le regard, auquel Ramiro ne trouva plus rien de languissant.

Quelques instants plus tard, quand il traversa la route et monta dans la vieille Ford 47 qu'on lui avait prêtée, Ramiro constata qu'il avait les mains moites et que ce n'était pas dû à l'accablante chaleur de la nuit. C'est alors que l'idée lui vint, et il ne voulut pas y réfléchir une seule seconde : il appuya violemment sur l'accélérateur à plusieurs reprises, jusqu'à ce qu'il fut certain d'avoir noyé le moteur. Puis, avec rage, et sans presser la pédale, il actionna en vain le démarreur. Le moteur se noya davantage. Obstiné, furieux, il répéta plusieurs fois l'opération, en faisant un bruit qui s'éteignit peu à peu avec la batterie.

- Elle ne veut pas démarrer, Ramiro? demanda le médecin depuis la maison. Ramiro pensa que cet homme, déjà soûl, était vraiment stupide de poser une telle question. Avec des gestes exagérés, il essuya la sueur de son front, sortit de la voiture et claqua la portière.

- Je ne sais pas ce qu'elle a, docteur. Et maintenant la batterie est morte. Vous ne pourriez pas me pousser?

- Mais non, mon vieux, reste donc dormir ici, et basta! Demain on arrangera ça. En plus il est tard et il fait trop chaud. Et sur la route de Resistencia tu risques de retomber en panne.

Et sans attendre la réponse il repartit vers la maison et ordonna à sa femme de préparer pour Ramiro la chambre de Braulito, l'aîné des enfants, qui faisait ses études à Corrientes.

Ramiro se dit qu'il allait peut-être se repentir de sa propre folie. Il se demanda ce qu'il était en train de faire. Il hésita un instant, pétrifié sur le chemin de terre. Mais quand il vit Araceli qui le regardait à la fenêtre du premier étage, il capitula.


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