L’une des premières images dont je me souvienne, avec la pleine conscience qu’elle avait été créée de toile et de peinture par une main mortelle, est un tableau de Van Gogh représentant des barques de pêche aux Saintes-Maries-de-la-Mer. J’avais neuf ou dix ans, et l’une de mes tantes, qui était peintre, m’avait invité à venir dans son atelier voir où elle travaillait. C’était le mois de décembre à Buenos Aires, il faisait chaud et humide. La petite pièce était fraîche et il y régnait une odeur merveilleuse d’huile et de térébenthine ; les toiles rangées dans un coin, appuyées les unes sur les autres, me firent penser à des livres déformés dans le rêve de quelqu’un qui aurait eu une vague notion de ce qu’étaient des livres et les aurait imaginés énormes et faits d’une seule page raide ; les croquis et les coupures de journaux que ma tante avait punaisés au mur suggéraient un lieu de réflexion privée, fragmentée et libre. Dans une bibliothèque basse se trouvaient de gros volumes de reproductions en couleur, publiés pour la plupart par Skira, un nom qui, pour ma tante, était synonyme d’excellence. Elle prit celui qui était consacré à Van Gogh, m’installa sur un tabouret et posa le livre sur mes genoux. Ensuite elle m’abandonna. Presque tous mes livres comportaient des illustrations, des images qui répétaient ou expliquaient l’histoire. Certaines me paraissaient meilleures que d’autres : je préférais les aquarelles de mon édition allemande des Contes de Grimm aux dessins aux traits convolutés de mon édition anglaise. Je suppose que ce que j’entendais par là, c’était qu’elles correspondaient mieux à l’idée que je me faisais d’un personnage ou d’un lieu, ou qu’elles m’offraient des détails capables de mieux compléter ma vision des événements que la page me racontait. Gustave Flaubert opposait rigoureusement les mots et les images. Durant sa vie entière, il refusa que des illustrations accompagnent son œuvre, car il pensait qu’elles réduisent l’universel au singulier. "Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, écrivit-il, parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : "J’ai vu cela" ou : "Cela doit être." Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille autres femmes. Donc, ceci étant une question d’esthétique, je refuse toute espèce d’illustration." Je n’ai jamais été partisan d’une ségrégation aussi draconienne.
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