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extrait de "Le calligraphe de Voltaire

Par larouge • De Santis Pablo • Lundi 22/06/2009 • 0 commentaires  • Lu 579 fois • Version imprimable

I

LE PENDU

LA RELIQUE




Je suis arrivé dans ce port avec peu de bagage: quatre chemises, mes instruments de calligraphie et un cœur dans un flacon de verre. Les chemises étaient reprisées et tachées d'encre, et mes plumes abîmées par l'air de la mer. Le cœur en revanche semblait parfaitement intact, indifférent au voyage, aux tempêtes, à l'humidité de la cabine. Les cœurs ne s'abîment que tant qu'ils vivent; ensuite, plus rien ne peut les atteindre.

On trouve facilement de nos jours dans toute l'Europe des reliques des philosophes, aussi fausses en général que les ossements qu'abritent les églises. Autrefois, seuls les saints étaient concernés par cette superstition. Mais aujourd'hui qui se battrait pour une côte, un doigt ou un cœur de saint? Os et crânes de philosophes valent au contraire une fortune.

Si quelque collectionneur imprudent mentionne au premier antiquaire parisien venu le nom de Voltaire, on le mènera dans une pièce au fond de la maison où on lui montrera dans le plus grand secret un cœur semblable à une pierre, enfermé dans une cage dorée ou dans une urne de marbre. On lui en demandera une fortune, au nom de la philosophie. Un luxe aussi funèbre que superflu entoure les faux cœurs, alors que le vrai est ici, sur cette table où je suis en train d'écrire.

Je n'ai pour toute richesse à lui offrir que la lumière du soir.

Je vis dans une chambre étroite dont les murs s'effritent un peu plus chaque jour. Les lames du parquet cèdent sous le pied et certaines peuvent être aisément soulevées. Lorsque je pars travailler le matin, c'est dans ce trou que je laisse le flacon de verre, enveloppé dans un vieux morceau de velours rouge.

Je suis arrivé dans ce port fuyant tous ceux qui avaient voulu voir dans notre métier une survivance de l'Ancien Régime. À la Convention, il fallait crier et nous autres, calligraphes, savions seulement nous défendre par le truchement de l'écrit. Il y eut même quelqu'un pour proposer que l'on nous coupât la main droite, mais la solution égalitaire s'imposa: la tête et rien que la tête, comme tout le monde.

Mes collègues ne levèrent pas les yeux de leurs écritoires ni ne firent l'effort de comprendre ce que disaient les cris au lointain. Ils continuèrent à retranscrire patiemment des textes que leur avaient donnés des fonctionnaires déjà décapités. Parfois, en guise d'avertissement ou de menace, on glissait sous leur porte une liste griffonnée de condamnés qu'ils transcrivaient sans même remarquer leur nom perdu au milieu d'autres.

J'ai pu m'échapper car les années précédentes m'avaient appris à relever la tête de la feuille de papier. Je m'étais inventé un autre nom et une autre profession, et j'avais falsifié les documents pour franchir les contrôles entre deux départements, entre deux villes. Je me suis enfui en Espagne, mais si fort était mon besoin de fuir que je ne m'y arrêtai pas et que je voulus aller plus loin encore. J'ai embarqué sur le seul navire qui a voulu de moi, avec ma bourse plate et mes hardes. Je n'étais jamais monté sur un bateau de ma vie, peut-être en raison du souvenir de mes parents, morts dans un naufrage. Dans la cabine principale, j'ai complété le prix de mon voyage en écrivant sous la dictée du capitaine qui entretenait une correspondance fournie avec des femmes et des créanciers. En rédigeant ces lettres et en corrigeant mes fautes, j'ai achevé d'apprendre l'espagnol.

Le voyage était long, le navire aborda un port après l'autre et nulle part je ne me décidais à descendre. Je regardais les constructions sur la côte, dans l'attente d'un signal qui me dirait que là était mon endroit. Mais je n'étais en vérité prêt à comprendre qu'un seul signal, celui disant qu'il n'y a plus rien au-delà. Cette ville était le dernier port avant le retour.

Ici se retrouvent ceux qui sont venus par erreur, ceux qui ont tout d'abord voulu fuir un danger ou un gouvernement et ont fini par vouloir échapper au monde. Lorsque la chaloupe m'a approché du rivage, j'ai cru que ma vie de calligraphe était terminée et que je ne verrais plus jamais une goutte d'encre. Qui dans ces rues sombres et pleines de boue aurait bien pu avoir besoin d'un calligraphe? Mais j'étais sur ce point aussi dans l'erreur: je ne tardai pas à découvrir l'existence d'un culte profond de l'écriture, plus développé encore que dans les villes d'Europe. Ils aiment les ordres scellés et signés, les papiers qui passent de main en main pour demander d'autres papiers, les commandes détaillées passées à l'Europe, la liste des choses abîmées durant le voyage. Tout est scellé et porte de grandes signatures pleines d'arabesques, puis se retrouve dûment archivé dans des meubles qui engloutissent à jamais les documents dans leur désordre.

Sur le pupitre, dans un bureau glacé, je transcris tous les matins des documents officiels et des arrêts de justice. Les fonctionnaires mentionnent souvent le nom de Voltaire, mais si je disais que j'ai travaillé pour lui, ils ne me croiraient pas. Ils tiennent pour acquis que tout ce qui arrive jusqu'à ces rivages est faux ou dénué d'importance.

Le vent pénètre dans ma chambre et fait tout bouger. Je pose le cœur sur mes papiers, pour empêcher qu'ils ne s'envolent.

Je suis arrivé dans ce port avec peu de bagage: quatre chemises, mes instruments de calligraphie et un cœur dans un flacon de verre. Les chemises étaient reprisées et tachées d'encre, et mes plumes abîmées par l'air de la mer. Le cœur en revanche semblait parfaitement intact, indifférent au voyage, aux tempêtes, à l'humidité de la cabine. Les cœurs ne s'abîment que tant qu'ils vivent; ensuite, plus rien ne peut les atteindre.

source: www.metailie.fr

 

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