Nous ne sommes que trois sur le quai, à attendre le train. Il est très tôt, mais le soleil éclaire déjà les cimes. Le chef de gare a mis sa casquette et passe de temps en temps la tête par la porte de son bureau. Un chien somnole, couché près d’un des bancs peints en vert. Il y a une grosse indienne sans âge, coiffée d’un chapeau melon dont le rebord semble retenir deux tresses noires ; elle est agrippée à son panier en osier recouvert d’un linge. L’autre personne, c’est un homme dont les seuls attributs notables sont des chaussures rouges et une moustache hirsute et noire, soigneusement taillée en forme de triangle isocèle. Sur le mur de la gare, entre deux portes, il y a une affiche dont les premiers mots sont DÉNONCEZ-LES. L’affiche est aux couleurs de notre drapeau. Une fois dans le train, la femme au panier en osier disparaît, tandis que l’homme à la moustache, assis à côté de moi, me dit sur un ton qui se veut indifférent et comme pour tâter le terrain : – Vers le nord ? – Oui. – Ce voyage, je le fais à peu près six fois par an. Je suis représentant de commerce. Savons et graisses. Dans le temps, je faisais de la politique. Le train grimpe péniblement. La matinée avance et dans le wagon l’atmosphère est lumineuse et chaude. Le voyageur s’appelle Elbio C. Sanromán. Il me l’a dit en me remettant sa carte. Mais il n’a pas essayé de savoir mon nom. – J’ai passé ma vie à parcourir la région, dit-il. Je l’ai sillonnée dans tous les sens, mais je ne serai jamais riche. Personne ne peut s’enrichir en commerçant avec des gens qui n’ont pas de besoins… Ça vous dérange si je me déchausse ? Je lui dis que non. A Volcán, nous attendons le changement de locomotive, tandis que les autres voyageurs se ruent vers les modestes échoppes d’alimentation, près de la gare. Je revois les convois de troupes boliviennes rapatriées, il y a bien des années, lors de la guerre du Chaco : visages hâves, indigènes en uniforme de mascarade, contemplant à travers les vitres de ces mêmes wagons le retour d’un cauchemar fracassant et mortel ; yeux pétrifiés des vieux charcas, titicondes, sacabacochas, cachuyes, ostionas, estolacas ; le maïs, les fèves, les humitas*, les sajtas*, les figues pansues, légères et mûres comme des baisers, et les sirops et alcools de caroube et de quirusilla* ; les pansements d’une saleté sanguinolente, les baïonnettes, les insignes de commandement, devenus maintenant décorations inutiles, pompes funèbres dorées. – Si vous avez envie de pisser ou autre, il faut le faire ici, dit le voyageur. Dans la nature ou aux toilettes. Après, jusqu’à Humahuaca, il n’y a plus rien. Je le sais parce que je viens depuis 43. Ces coyas* bouchent les cabinets dès qu’ils descendent… On nous parle sans arrêt de l’éducation, des bonnes manières, de la belle écriture et tout ça, mais à part les anciens, personne ne s’est penché sur la philosophie de l’immondice comme mode de vie. Les coyas, par exemple, sont peut-être sales, mais ils s’interdisent le cochon. Comme les arabes et les juifs, ils ne veulent ni en élever ni en manger… je suis bien placé pour le savoir, au début je voulais être représentant en jambons. Un soleil couchant qui brille à présent a pénétré dans le wagon et la vieille torpeur du monde nous engourdit tous. Seul, le train semble se mouvoir et glisser sur la terre brune, à peine éclaboussée ça et là par des traces de mâchefer ou par un troupeau serré de lamas aux yeux sensuels — véhicules du rustique salpêtre des anciens maîtres barbus qui confondaient amour avec cupidité. Et là-bas, les hichares* qui, allumés, furent la flamme vive de ces contrées, le feu des métaux, l’éphémère lampisterie des monarques et des usuriers. – Un coup à boire ? me dit le voyageur. Il me semble plus calme, amoindri, comme s’il se préparait à devenir autre. La moustache géométrique semble plus subtile, quelques mèches grises tempèrent avec bonheur ses favoris. J’accepte. – On arrivera vers les sept heures, dit-il. Moi, je reste là-bas, et vous ? Je ne sais quoi répondre. Je dis : – Moi aussi. Dehors, il n’y a ni ombre ni lumière ; et pas un arbre. C’est à peine si de temps en temps on devine les quatre ou cinq maisons d’un petit hameau entourant son église — abandonnée, elle aussi — seul luxe du pauvre, ou, sur les hauteurs balayées par les vents, les cimetières que dévastent l’érosion et l’oubli, telles des nécropoles persanes. Je sais que je fuis vers l’intérieur du pays, vers l’hiver de cette errance, comme pour m’exorciser. Mais où sont l’eau claire et le pain et la tiédeur du vin et le miel dense des figues ? Je ne vois que terres rongées par le sel, pierres tavelées par une richesse interne, polies par les intempéries, j’observe les visages de mes compagnons de voyage, leurs yeux apparemment inexpressifs, indomptables, leurs yeux sans inquiétude ni espoir, ouverts et insomnieux, mais qui luisent d’un éclat léger et sûr, et ils se taisent, comme si vivre était un exercice de discipline, une harmonie naturelle, un repos. Près de moi, le représentant de commerce semble dormir. Soudain quelqu’un dans le wagon allume une radio et une marche militaire stridente retentit. Aussitôt, la radio se tait et tout reprend sa place. Moi-même, je ne cesse de me poser des questions, mais il n’est pas facile de rester silencieux quand notre conscience lutte pour que les larmes et le sang l’emportent sur l’habitude et la honte. Une fois de plus, je me suis mis à penser à ce que j’avais abandonné. Ma maison, construite comme on projetterait sa propre grandeur, mes chiens, le murmure secret des feuilles de la treille dans le patio, ma table de travail près du feu alimenté par ces bûches coupées pour plusieurs années et que je ne verrai pas brûler. La liberté, est-ce ne rien posséder ? Et si brutes et bourreaux avaient raison ? Mon courage se fendille comme une terre desséchée, mais je veux être libre et me confesser, épancher cette dure vertu dans le sein d’autrui pour ensuite, libéré de tout scandale, m’engager dans la voie la plus ardue. A mon réveil, je m’aperçus que j’avais pleuré en rêvant. Le voyageur de commerce n’était plus à sa place. Les ampoules des wagons étaient à peine des taches de lumière blafarde et le train roulait lentement au-devant de la nuit. Nous arrivâmes enfin. Il pleuvait. – Vous savez où aller ? Je dis que non, que peu importait. – Allons au Numancia. C’est un très bon hôtel qu’on vient de repeindre. Nous dûmes, de la gare à l’hôtel, chasser une douzaine de gamins qui prétendaient porter nos valises. Tout le monde reçut Sanromán comme un parent aimé et attendu. On nous donna la même chambre, meublée de deux grands lits en fer, d’une armoire, une table, une cuvette et une cruche en porcelaine. Tout paraissait avoir été entassé comme dans un dépôt de meubles. Sanromán ne perdit pas de temps. Il sortit une serviette et un peigne de sa valise, se mouilla la tête et se coiffa soigneusement. – Je peux encore faire quelques ventes, dit-il, on se verra au dîner. Je quitte la chambre moi aussi et me dirige vers le salon. Pour l’instant, il n’y a personne. Assis près d’une fenêtre, je regarde tomber la pluie ; une de ces averses tropicales habituelles, qui s’est soudain abattue sur Humahuaca. Mais malgré l’inclémence du temps, assister à l’arrivée des trains est un rite que bien peu manqueraient. Soixante-dix mètres à peine séparent l’hôtel de la gare, distance que parcourt une foule silencieuse et trempée : femmes avec leur bébé accroché dans le dos, villageois coiffés d’un chambergo*, lestes jeunes filles abritant leur mise en plis sous un journal. De l’hôtel, j’arrive à voir une partie du quai, déjà presque noir de villageois et de chiens. Le lendemain, j’attendis toute la journée le camion qui devait m’emmener vers Rinconada et de là au poste, situé près du grand lac. Je n’avais d’autre distraction que de me promener dans les rues du village, de m’arrêter là où elles finissaient et de contempler les montagnes trompeusement proches. Dans cette région, jour et nuit sont comme deux mondes bien plus nettement découpés que dans le sud où la journée se fond dans la nuit et où les hommes sont inlassablement les mêmes, qu’ils se reposent ou qu’ils veillent. Quand il fait jour, le soleil du tropique brille et les mots que prononcent les gens sont presque aussi spontanés, abondants que dans les basses terres ; la nuit, en revanche, c’est le froid et le silence qui règnent et les mots se font rares, opaques, ils ne sont qu’exorcismes de la mémoire.
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