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Extrait de "La capitana"

Par larouge • Osorio Elsa • Jeudi 19/07/2012 • 0 commentaires  • Lu 645 fois • Version imprimable

 Extrait de La Capitana  - Elsa OSORIO

 
Sigüenza, septembre 1936
 
 
Personne ne le lui a demandé, personne n'y aurait songé ; pourtant Mika est là, dans la nuit noire, elle monte la garde sur la colline, comme d'autres dans la campagne et aux abords de la ville de Sigüenza.
Elle frémit en distinguant les positions de l'ennemi, de plus en plus proches. Les fascistes eux aussi entassent des pierres, mais derrière ils alignent de puissantes mitrailleuses. Et eux, de quoi disposent-ils ? Une poignée de fusils, quelques canons, de la poudre et de la dynamite.
Le haut commandement a ordonné de résister le plus longtemps possible pour bloquer les troupes rebelles et les empêcher d'entrer dans Madrid. Mika doute qu'on leur dépêche des renforts, comme cela a été promis. On les a envoyés dans ce trou maudit, le pire endroit du front. Elle pense que c'est un combat perdu d'avance, pourtant, cet après-midi, quand elle a senti que le découragement gagnait les miliciens, elle leur a lancé :
- Si nous quittons Sigüenza maintenant, on dira que nous avons eu peur. Les miliciens du POUM ne sont pas des lâches !
Un mot efficace. Lâches, eux ? Non, ils ont des couilles, ils résisteront. Mais comment ? Que pourront-ils faire armés de leur seule volonté et de leur passion révolutionnaire, si forte soit-elle, contre les avions des fascistes, contre des soldats mieux équipés et entraînés pour la guerre ?
Il faut qu'elle parle au commandant, exiger de lui qu'il ordonne l'évacuation de la ville, ou qu'il trouve de toute urgence des renforts pour la défendre. Mika, exigeant quelque chose d'un commandant de l'armée, d'un soldat de métier, elle qui ignore tout de la chose militaire ?
Oui, parce que ce n'est plus seulement un problème d'abri ou de nourriture, comme avant ; elle se sent aussi responsable du sort de ses miliciens. Mes miliciens ? se surprend-elle à penser. Combien de temps a passé depuis son malaise des premiers jours devant ces combattants qui ressemblaient si peu aux militants internationalistes auxquels Mika était habituée ? Deux, trois mois ? Trois siècles. En période de guerre, le temps se compte autrement.
Ce fut cette nuit-là sur la colline ? Quel jour, quelle action, quelle bataille t'a promue capitaine, Mika ?
Quand tu as exigé de l'émissaire fasciste un texte signé avec les conditions de la reddition ? Tu as appris par lui qu'ils te considéraient comme une femme dangereuse, une commandante des rouges.
Quand ta colonne a été honorée par l'Internationale pour son comportement dans la bataille de Moncloa ? Quand la bombe t'a enterrée et que tu as quand même réussi à survivre ? Quand tu as trouvé, à Pineda de Húmera, la force de résister quatorze heures durant aux attaques ? Tu avais déjà les galons sur ta capote quand tu donnais aux hommes le sirop pour la toux dans les tranchées, au milieu du sifflement des balles.
Et même avant, qu'est-ce qui t'a poussée à te battre en Espagne, si loin de là où tu es née, à te donner si entièrement à cette guerre, à tellement embrasser sa cause que les miliciens eux-mêmes t'ont nommée capitaine ?
 
Les villes voisines sont en train de tomber aux mains de l'ennemi, mais pour étendre le front il leur faudrait dix fois plus d'armes et le triple de miliciens. Ils doivent résister à Sigüenza, défendre la ville, rue après rue, camarades, a dit le commandant, et tenir les positions des environs. Et voici qu'arrive cette matinée criblée de balles de mitrailleuses et d'éclats de mortier. Le lendemain, ce sont les avions fascistes, trois, puis trois autres, et d'autres encore. Mika en compte vingt-trois. Une démonstration de force. La gare, où le POUM a installé ses quartiers, n'est pas touchée ; ils visent plutôt la ville, un quartier au hasard, l'hôpital, les routes où se concentrent les miliciens. Corps déchiquetés. Des centaines de victimes, civils et combattants.
Il faut résister et attendre les renforts. Attendre. Et, dans cette attente, Mika organise, parle, soutient, s'impose. Elle s'entraîne avec le fusil flambant neuf que lui a offert le sergent López deux jours après la bataille d'Atienza.
- C'est pour toi, lui a dit López en lui mettant l'arme brillante entre les mains. Ça va te consoler un peu et te changer les idées. Apprends à t'en servir et ne t'en sépare jamais.
Elle ne s'en sépare jamais. Et elle a appris à tirer.
 
Mes parents ont poussé les hauts cris lorsque je leur ai dit que je partais au front : tu es devenue folle, Emma ? Non, pas question, non ils ne me le permettaient pas. Depuis deux ans – j'avais commencé à l'âge de quatorze ans – je m'occupais des enfants de la maison où ma mère est femme de ménage. Pour servir les riches, pour être exploitée, j'avais l'âge, mais pour prendre des décisions, pour réfléchir, j'étais une enfant. Pourtant j'étais déjà affiliée à la Gauche communiste, qui a fusionné ensuite avec le Bloc Ouvrier et Paysan pour former le POUM , et j'ai les idées claires. Je me suis enfuie de chez moi. Comme l'Abyssinienne, Carmen et María de las Mercedes. Nous sommes toutes très jeunes, aucune n'a encore vingt ans. Sauf la chef, plus âgée, elle a dépassé les trente.
- Je ne suis pas la chef, m'a dit Mika l'autre jour.
Mais elle l'est, puisqu'elle commande. Personne ne l'a nommée chef, mais c'est elle qui a demandé au commandant d'envoyer des renforts ou d'évacuer la ville, du moins d'après Deolindo qui laisse traîner ses oreilles partout et qui l'a entendue. Cela dit, le commandant ne l'a pas écoutée, ni elle ni les autres chefs : il faut tenir la position, il faut résister. C'est Mika qui se réunit avec les dirigeants des autres organisations, puis qui nous rapporte ce qui se passe, et c'est elle, femme et étrangère, qui met les points sur les i quand il le faut dans la colonne du POUM.
Elle a une façon très particulière de s'imposer : elle explique ce qu'elle-même est en train d'apprendre, elle veille sur nous, nous sert du chocolat chaud, allume des torches dans notre désarroi, dit ces vérités toutes simples, évidentes, que personne ne cherche à discuter. Il faut la voir commander. Sans crier. Même si cela déplaît à certains. Elle fourre son nez partout, disent-ils, et ce n'est tout de même pas à une guiri, une étrangère, de leur expliquer ce qu'ils doivent faire. Le problème n'est pas tant qu'elle soit une étrangère, mais une femme, je ne suis pas dupe. Heureusement, ils sont peu nombreux. Et ils sont nerveux, comme tous les autres, parce qu'il n'y a pas de combat.
Depuis l'attaque de l'aviation fasciste, quelle peur bleue, il n'y a presque plus d'activité en ville. On dirait qu'ils préparent un gros coup. J'espère que les renforts de Madrid vont arriver rapidement. Certains disent que les militaires sont des traîtres, des salauds, et qu'ils vont nous laisser crever à Sigüenza. Je ne crois pas, comment pourraient-ils nous faire ça ? Les fascistes ont tué je ne sais combien de miliciens et de civils dans l'attaque aérienne, des familles entières se sont réfugiées dans la cathédrale et les camarades qui se battent aux environs sont obligés de se replier de plus en plus vers la ville. On dit qu'un de ces jours la bataille éclatera ici même.
Moi, je n'ai plus peur. Ce nœud tenace à l'estomac, dans tout mon corps, n'a disparu que bien des jours après la bataille d'Atienza. Je n'y ai pas participé, je voulais mais on ne m'a pas autorisée, je suis restée au poste des premiers soins, avec le médecin et Mika. C'était horrible de voir arriver les blessés, certains atrocement atteints, et porteurs des pires nouvelles : les morts.
Maintenant, je suis mieux préparée. Je sais déjà fabriquer une bombe et bientôt j'apprendrai à tirer au fusil. La prochaine bataille, on ne me laissera pas à l'arrière-garde.
Je ne le dirai pas pour qu'on ne se moque pas de moi – marxiste et superstitieuse ! – mais je pense que cette maison où nous déménageons maintenant, près de la gare de Sigüenza, nous portera chance à la prochaine bataille. On va gagner la guerre, j'en suis sûre.
Nous ne sommes pas seuls sur ce front. Il y a les cheminots socialistes de l'UGT , les communistes du bataillon Pasionaria ; les anarchistes de la colonne CNT-FAI , et notre colonne du POUM, la moins nombreuse, mais la meilleure, comme je l'ai dit hier à Sebastián, qui est des nôtres. Et nous avons ri, tout fiers.
 
Légère, ainsi se sent Mika. Presque aérienne, sans angoisse, comme elle l'a écrit hier soir dans ses notes. Son univers s'est réduit à cette bâtisse de deux étages, occupée maintenant par la colonne du POUM, à la gare de Sigüenza où elle se réunit avec les responsables des organisations, au télégraphe pour communiquer avec le haut commandement de Madrid et à cette ligne de front imprécise.
En dehors de ce front, il n'y a rien, il n'y a jamais rien eu. Sans passé, sans avenir, le présent peut finir demain, dans cinquante ans ou cinq minutes. C'est tellement immense… et si terrible. Si différent de tout ce qui est connu.
Son corps réagit étrangement, comme si sa composition chimique avait changé et qu'il n'avait plus besoin de s'alimenter ni de se reposer. Elle peut rester trois jours et trois nuits éveillée. Et lucide.
Comment expliquer cette joie insensée qui a été la sienne lorsqu'elle a pu organiser les repas, distribuer des bottes à chaque milicien, offrir du café chaud dans une bouteille thermos ? Et cet enthousiasme qui surgit dans la chaleur des discussions avec les camarades à la gare de Sigüenza ?
Même si, après ce que lui a dit Emma, Mika veille à ne pas rester trop longtemps à la gare, pour ne pas inquiéter ses hommes.
 
Les miliciens n'aiment pas que la chef reste longtemps absente de leur local, ils ne le disent pas ouvertement mais je sais qu'ils sont jaloux des hommes de la gare. J'ai saisi au vol une réflexion, une grossièreté, un soupçon qu'un autre a rejeté durement. Il n'est pas bon que la méfiance s'installe, maintenant que les miliciens l'écoutent sans trop rechigner. J'ai hésité parce que je ne savais pas comment Mika pouvait réagir, mais j'ai pris mon courage à deux mains et je lui ai parlé cet après-midi, elle saura quoi faire.
- Jaloux ? s'est étonnée Mika. De qui, de quoi ?
- Oui, jaloux des hommes de la gare. Ils s'imaginent que tu t'intéresses plus à eux. Ils doivent se prendre pour ton mari. – Et j'ai ri pour dissimuler la honte que j'éprouvais. – Tous ces maris… tu as du boulot ! – Elle a ri avec moi. – Mais tiens-en compte, Mika, ne les mets pas en rogne maintenant qu'ils sont convaincus, et même fiers de t'avoir comme chef. Tu sais comment sont les hommes, s'ils ne te croient pas…
- Merci, Emma.
Je ne lui ai pas dit cela pour la convaincre, c'est vrai qu'ils sont contents d'elle, ils l'aiment à leur manière, d'où la jalousie. Je crois même que maintenant ils aiment obéir à Mika, elle les rassure. Il suffit de voir combien Hilario a changé. Dans la nouvelle maison, il étend son matelas devant la porte de Mika pour empêcher que quelqu'un entre et la réveille. Je me rappelle ce qui s'est passé avec lui quand nous étions dans le local de la gare et je ris toute seule.
Hilario tarabustait toutes les filles (et moi particulièrement parce qu'il me connaît depuis l'enfance, c'est un ami de mon frère) avec ses ordres : nettoie les bottes, lave le sol, etc., etc. Un soir il s'est mis à m'insulter parce que je lui avais désobéi : j'avais monté la garde et j'étais tout aussi fatiguée que lui.
Personne ne voulait balayer ni faire son lit. Quand Mika a demandé à qui était le tour de nettoyer, il y a eu des murmures, mais personne n'a osé répondre. Je ne voulais pas accuser Hilario, après tout il ne faisait qu'exprimer ce que beaucoup pensaient :
- Dans d'autres compagnies, les femmes se chargent de laver, de cuisiner et même de raccommoder les chaussettes.
Mika s'est rapprochée pour ne pas avoir à hausser la voix et l'a regardé attentivement, comme si elle l'étudiait. Elle ne riait pas, mais elle en avait l'air :
- Alors comme ça, tu penses que je devrais laver tes chaussettes ?
- Pas toi, bien sûr.
Il devait se sentir ridicule.
- Eh bien, les autres non plus. Les filles qui sont avec nous sont des miliciennes, pas des boniches. Nous luttons pour la révolution tous ensemble, hommes et femmes, d'égal à égal, personne ne doit l'oublier.
Ils ont du mal, parce qu'ils n'y sont pas habitués, mais ils acceptent et il ne manque pas de volontaires, homme ou femme, pour ces besognes.
Ce matin, lorsque deux filles d'une autre colonne ont demandé à se joindre à la nôtre, les hommes étaient tous très fiers. Chez les communistes, ce sont les femmes qui se chargent des tâches domestiques et de l'infirmerie.
- Je ne suis pas venue au front mourir pour la révolution avec un torchon à la main, nous a fait rire Manolita.
- Bravo ! Vive ta mère ! se sont exclamés les camarades, même les nouveaux encore un peu timides.
Ceux-là, justement, sont en train de changer d'humeur. Hier, il y en a même un qui m'a souri quand je lui ai graissé son fusil. Il faut dire que nous sommes bien installés dans la maison du POUM : repas chauds, dynamite cachée dans un puits du jardin, flamenco le soir avec les deux cantaores, et de braves gens qui veulent la même chose que moi. Il y a Sebastián, qui joue les grands mais qui a mon âge : un amour. Il y a Mika, Anselmo et même l'Hilario je l'aime bien. Hier, deux garçons nous ont rejoints, deux frères, ils venaient d'un autre front. L'aîné m'a fait de l'œil ou j'ai rêvé ? Quel coquin, en pleine guerre !
Et, bien qu'il ne soit pas des nôtres, il y a Juan Laborda, le cheminot qui m'apprend à me servir des cartouches de dynamite, beau garçon et très courageux. Lui, il me traite vraiment comme une combattante.
On va gagner, nous devons gagner. Il faut que les renforts arrivent.
 
Mika est retournée à la gare pour voir s'il y a du nouveau, tout son espoir tient à ce train blindé chargé de munitions, mais quand arrivera-t-il, quand ? Et les renforts annoncés ? S'ils n'arrivent pas, elle devra prendre des décisions, et de bonnes décisions, c'est ce que les miliciens attendent d'elle.
Les hommes ont très mal réagi lorsque le commandant les a rassemblés pour leur dire qu'ils devaient continuer à défendre la ville jusqu'au dernier pouce de terrain et, en dernière extrémité, s'enfermer dans la cathédrale qualifiée de “forteresse inexpugnable”.
Va te faire voir avec ta cathédrale, crétin ! s'est écrié Anselmo. Traître ! a lancé un autre, une féroce bordée d'injures a suivi. Qu'on nous envoie des hommes et des armes ! Je m'en occupe, a affirmé le commandant, et il est parti à Madrid.
Mais lorsque Mika leur a demandé ce qu'ils voulaient faire, ils ont répondu par une autre question : Et toi, qu'est-ce que tu veux faire ? Qu'ils en parlent entre eux tous, leur dit-elle. Elle non plus n'aimait pas l'idée de s'enfermer dans la cathédrale, mais elle pensait qu'il fallait rester et attendre les renforts.
- Que ceux qui veulent partir fassent un pas en avant, a-t-elle proposé.
Ils n'ont été que trois à s'avancer.
Est-ce alors, Mika, que tu as assumé la responsabilité de rester à Sigüenza et d'attendre ce train blindé ?
Mika patauge à tâtons dans la boue de la guerre, mais le sol est de plus en plus ferme sous ses pieds.
Hier, elle a été très claire avec ses chers amis Alfred et Marguerite Rosmer qui sont venus de France pour la voir. Elle ne pouvait même pas s'interrompre un instant pour réfléchir à ce qu'ils lui disaient sur la non-intervention de la France et de l'Angleterre ou sur l'aide de la Russie et Staline qui ne manquerait pas de se faire rembourser avec les intérêts par le peuple espagnol.
Ces heures précieuses de discussions politiques, de débats avec les camarades, sont aussi lointaines que l'image candide de la révolution de son adolescence, si différente de cette guerre.
Reviendra-t-elle en France ? lui ont-ils demandé.
Non, elle ne reviendra pas. Elle appartient à cette guerre, c'est sa guerre, sa vie maintenant n'a pas d'autre sens.
Les Rosmer la comprennent, mais ils sont très tristes – et Mika aussi – à l'idée de ne pas la revoir. Ils l'ont serrée très fort dans leurs bras. 
Probablement pour la dernière fois. Combien de temps Mika pourra-t-elle rester en vie ? Quelques jours… quelques mois avec de la chance.

© éditions Metailié
 

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