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extrait de "L'étranger au village"

Par larouge • Tizon Hector • Samedi 25/07/2009 • 0 commentaires  • Lu 1190 fois • Version imprimable

I

Certains racontent que le début de cette histoire se situe au temps du gouverneur Oviedo*, fils de Daniel et d’Elisa, qui était capable d’appeler par leurs noms et surnoms tous les électeurs de sa province, mais ça c’est ce qu’on colporte, aucun chroniqueur ne l’a confirmé.

D’autres au contraire, un peu moins précis, supposent que les choses se sont passées bien avant, du temps où les journées étaient plus longues qu’aujourd’hui, où un mois était comme une année, et où les hommes dormaient aussi peu que les oiseaux.

II

D’après les calculs de l’homme maigre, que nous appellerons désormais l’Homme tout court, même quand il se retrouvera seul, d’après ses calculs, on devait être samedi, ce qui fait qu’ils avaient marché pendant sept jours, ou plus exactement sept nuits, car depuis leur évasion ils étaient restés cachés sans bouger pendant les heures du jour. Pour le moment, son compagnon montait un vieil âne encore robuste à la robe sombre, dont les yeux étaient à demi dissimulés par des sourcils broussailleux. Ils l’avaient trouvé errant dans un pierrier, apparemment libre ou peut-être abandonné parce que trop vieux pour intéresser qui que ce fût.

Le cavalier, qui se vidait de son sang, tenait à peine sur sa monture. Pourtant il avait les jambes attachées sous la panse de l’animal au moyen de leurs deux ceintures que l’Homme avait réunies pour amarrer l’une contre l’autre les chevilles du grand blessé.

Cela faisait sept jours qu’ils s’étaient évadés, la veille de Noël. L’idée de l’évasion n’avait pas enthousiasmé l’Homme, ou plutôt il avait refusé de s’enthousiasmer, sans doute parce que ça lui était égal d’être dedans ou dehors, ou peut-être parce qu’il se trouvait mieux en prison, ou parce que les affaires du dehors étaient si mauvaises que son emprisonnement représentait une sorte de repos, de temps de méditation, avec repas assurés et servis à l’heure, logement gratis et ce livre qu’il lisait tout le temps, du moins pendant les heures de lecture, un livre qu’il n’avait pas choisi mais que lui avait imposé la vieille dame douce, autoritaire et un peu lunatique qui régentait la petite bibliothèque déserte, avec le trousseau de clés des trois rayonnages toujours cliquetant au fond de la grande poche de son tablier. C’était le seul bien qui l’accompagnait à présent dans sa fuite, rangé dans la besace que l’autre avait eu la précaution d’emporter en partant.

Tout de suite après leur évasion, ils s’étaient soigneusement écartés de la route qui reliait la capitale au nord du pays. Un embranchement de cette route menait vers l’est mais il s’arrêtait quelques lieues plus loin. Plusieurs gouverneurs s’étaient proposé de le prolonger, mais l’on aura l’occasion de revenir sur l’histoire de ces travaux.

Donc, le soir tombait de nouveau quand l’autre déclara :

– Je n’en peux plus.

Le paysage était monotone et poussiéreux, coupé çà et là par les plaques vertes d’une herbe dure, haute et rare, balayée par un vent incessant et glacial. Ces trois derniers jours, ils n’avaient pas aperçu le moindre village, la moindre demeure isolée. Seuls le vent, l’herbe coriace et les montagnes. Et là-haut dans le ciel, un grand oiseau qui, depuis la veille, les survolait, indifférent et sûr de lui.

– Laissons-le nous guider, dit l’autre. Il va sûrement vers un endroit où il y a de l’eau.

Et — pas tout de suite mais bien plus tard, une fois l’âne attaché — il dit encore :

– La bête doit savoir elle aussi. Oui, elle va savoir maintenant…

– Où va-t-on ? demanda l’Homme.

Mais l’autre était affalé sur l’âne qui, refusant obstinément d’avancer, reniflait dans la pierraille, tandis que s’en venait la nuit, une nuit qui ressemblerait à celle de la veille, à celle d’il y a trois jours, une nuit presque aussi claire que la tombée du soir, et qui ne s’en distinguerait que par la présence de la lune.

III

Ce village comptait alors quarante-six maisons en terre battue — tout comme l’église —, avec leur foyer, leur auvent et leur cour. Dix-neuf d’entre elles étaient habitées ; le tout à deux mille cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer, perdu au milieu des montagnes. Le dernier visiteur du village, un prospecteur étranger au vocabulaire restreint, y avait fait une courte halte, trois ans plus tôt, tout un après-midi et une nuit. Il avait demandé à être hébergé car il avait peur de dormir à la lueur de la lune. La plupart des maisons inhabitées donnaient sur la petite place à l’angle de laquelle un socle soutenait le buste d’un éminent inconnu au visage rongé par le vent et les intempéries. Sur cette place végétaient un faux poivrier à moitié sec et un fier alizier au tronc doux comme le marbre, contre lequel plusieurs générations d’ânes s’étaient frotté les flancs ou l’échine. Les grappes retombantes des fleurs de cet arbre, lumineuses et blanches en été et très efficaces contre la rage, faisaient l’orgueil du village.

On était à la veille du premier vendredi de l’année.

IV

– J’ai très froid, dit l’autre.

L’Homme le palpa, lui tâta les mains et le front et les trouva brûlants.

– Allume-nous un feu, dit-il encore.

– Si on fait ça, quelqu’un va le voir, ou voir la fumée, ou bien on trouvera les cendres demain, les braises, dit l’Homme.

– Un tout petit, dit l’autre.

– S’il pouvait mourir tout de suite, pensa l’Homme.

Mais l’autre semblait sur le point de s’endormir. Il ne devrait pas. C’est la nuit, quand ils dorment, que les mourants s’en vont plus facilement, se dit-il.

– Dis-moi….

Il cherchait à le maintenir éveillé :

– Est-ce que c’est vrai que tu l’as violée ?

Mais un bon moment passa avant que l’autre ne réponde. La blessure par balle sur ses côtes ne saignait plus ; l’Homme souleva sa chemise pour l’examiner : tuméfiée, brûlante et violacée, la plaie n’avait plus de lèvres.

– Non, dit l’autre de manière presque inaudible. Mais ils ne me croient pas… Quand je suis entré dans sa chambre, ça l’a réveillée et elle a poussé un cri. Les autres me cherchaient et je lui ai mis l’oreiller sur la figure et puis j’ai appuyé pour qu’elle arrête de crier, après, quand ils sont arrivés, elle était comme morte et moi j’étais sur le lit avec elle et je tenais encore l’oreiller sur sa figure, pas sur ses yeux, les yeux, elle les a toujours gardés ouverts….

Il était allongé dans l’herbe, le dos appuyé contre une pierre, les genoux repliés. Au bout d’un moment il ajouta :

– Tu sais, j’ai jamais rien fait avec une femme. J’ai toujours été gros.

L’âne, attaché par le cou, regardait au loin la nuit claire et paisible.

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