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extrait de "L'Etoile rouge et le poète"

Par larouge • Dujovne Ortiz Alicia • Mercredi 24/06/2009 • 0 commentaires  • Lu 1199 fois • Version imprimable

Trois messieurs uruguayens fort respectables discutent sur une place de Montevideo. Le premier qui vient de flairer subti­le­ment la réalité a un nez d’une extrême finesse, le deuxième arrondit les lèvres en s’efforçant de faire ressortir le f d’un prénom – qui se coince parfois –, tout en imprimant à ses paroles, en bon francophile, les sons aigus requis pour énoncer un raisonnement logique, et le troisième, qui a les yeux bleus, sourit comme s’il avait passé sa vie entière pieds nus sur une plage. Ce sont trois messieurs d’un certain âge, bien habillés, bien nourris, fort instruits, aimables, et maintenant perplexes. Nous sommes en 1994. Ils discutent depuis des heures et ils savent pertinemment qu’ils continueront de le faire jusqu’à la fin.
Ils viennent d’apprendre la nouvelle qui brise leur vie. Si l’éclair de la révélation ne les blesse pas au plus profond, c’est qu’ils ne sont pas les protagonistes de l’histoire, mais les témoins. Leur condition de témoin accentue peut-être leur malaise et leur responsabilité. S’ils étaient les protagonistes, ils souffriraient ; étant dépositaires d’une chose inimaginable, ils doivent réfléchir attentivement.
Ils ont été les acteurs choisis pour un spectacle monté loin de chez eux. L’amie espagnole n’était pas celle qu’ils croyaient. Ils s’étaient déjà perdus en conjectures après qu’elle eut disparu sans laisser de traces, quelques années auparavant. L’un d’eux avait même essayé de suivre ses pas, sans succès, évidemment. Rien ne peut être comparé à cette nouvelle qui leur explose à la figure. Il serait presque plus simple de se sentir trahis, mais ils ne le peuvent pas. Si on insistait, ils confesseraient que, dans le fond, la plaisanterie dont ils ont été les victimes les amuse. Cette nouvelle ne diminue pas leur affection, ni – l’homme au nez subtil tient à le souligner – leur franche admiration.
Les trois hommes sont d’accord sur un point : un travail de réflexion sans fin les attend. Dorénavant, leur tâche consistera à reconstruire l’histoire avec les éléments dont ils disposent, qui sont peu nombreux. Et à répondre à cette question qui leur fait mal : ils savent bien que l’amour était un masque, mais l’amitié qu’elle leur a prodiguée abritait-elle quelque sincérité ?

 

 

 


AFRICA REPETE A MOSCOU

 

 

Elle se regardait dans le miroir, souriant à son teint olivâtre, à ses yeux bruns, à son profil aplati comme un museau de vache, à sa tête encadrée par des rouleaux de cheveux noirs un peu rêches, à son double menton en gestation. Elle articulait lentement pour imprimer le texte dans sa tête. Elle récitait. Elle parlait pour le miroir et pour un interlocuteur imaginaire, pour lequel elle se déhanchait de temps en temps en altérant sa voix, comme si son intention de le séduire s’accompagnait d’une certaine obliquité.
C’était un discours de présentation. Sitôt ce dernier pro­noncé pour de vrai, devant son véritable destinataire, elle changerait de vie, de travail, de pays. Son nom ? María Luisa. Son métier, sa situation ? Couturière, veuve, née à Ceuta, réfugiée républicaine de la guerre civile, domiciliée à Passy, un quartier élégant de Paris où elle dessinait des modèles exclusifs pour une clientèle choisie. Ses rêves ? Visiter Montevideo, avec dans la tête la mer et les palmiers de son Maroc natal. Et, pour finir, quelle impression lui laissaient les récits de Felisberto (ainsi s’appelait le personnage illusoire du miroir chimérique) ? La réponse à cette question était suivie d’un nouveau mur­mure, d’un déhanchement plus prononcé. Ses récits lui plaisaient. Pour être plus précis, l’unique récit qu’elle avait lu lui avait plu, Le cheval perdu, tombé par hasard entre ses mains, mais elle ne prétendait pas le comprendre de bout en bout, car elle n’était pas écrivain et n’entendait rien à la littérature.


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