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extrait de "Histoire des larmes"

Par larouge • Pauls Alan • Dimanche 12/07/2009 • 0 commentaires  • Lu 578 fois • Version imprimable

À un âge où les enfants meurent d’envie de parler, il peut passer des heures à écouter. Il a quatre ans, du moins c’est ce qu’on lui a dit. À la stupeur de ses grands-parents et de sa mère, réunis dans le salon du petit trois pièces situé rue Ortega y Gasset d’où son père a disparu huit mois plus tôt, sans explications pour autant qu’il s’en souvienne, en emportant son odeur de tabac, sa montre de gousset et sa collection de chemises Castrillón, sur mesures et ornées
de son monogramme, et où il revient désormais presque tous les samedis matins, sans doute pas aussi ponctuellement que son ex-femme le souhaiterait, pour appuyer sur le bouton de l’interphone et intimer, de ce ton crispé qu’il apprend plus tard à interpréter, lui, comme un indicateur de l’état dans lequel se trouvent les relations de son père avec les femmes après avoir eu des enfants avec elles, à quiconque lui répond : qu’il descende ! ; et il traverse donc la pièce à toute allure, dans le pathétique costume de Superman qu’on vient de lui offrir, les bras tendus vers l’avant et faisant grossièrement mine de voler, tel un canard muni d’attelles, une momie ou un somnambule, puis transperce et réduit en éclats la vitre de la porte-fenêtre qui donne sur le balcon.
Une seconde plus tard, il reprend ses esprits, comme après un évanouissement. Il se découvre debout parmi les pots de fleurs, il a un peu chaud et tremble. Il examine ses mains et remarque deux ou trois minces filets de sang, comme dessinés, qui parcourent ses paumes.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire à première vue et à ce que se chargeront par la suite de répéter les récits qui perpétueront le souvenir de cet exploit, le plus spectaculaire sinon le seul d’une enfance par ailleurs déterminée dès le début à ne pas attirer l’attention, préférant se consacrer à des activités solitaires, la lecture, le dessin et la toute jeune télévision de l’époque, signe que ce que l’on nomme d’ordinaire la vie intérieure et qui caractérise, semble-t-il, des créatures plutôt étranges, est plus développé chez lui que chez les autres enfants de son âge, il n’a pas été sauvé par la constitution d’acier du héros qu’il imite. Ce qui l’a sauvé, c’est sa sensibilité, pense-t-il, bien qu’il garde cette explication pour lui, comme s’il craignait que la révéler, en plus de contredire la version officielle, ce dont il ne se soucie pas, puisse neutraliser l’effet magique qu’il prétend invoquer. Cette sensibilité, il ne va toutefois pas jusqu’à la considérer comme un privilège, ainsi que le fait le reste de sa famille et en particulier son père, de loin celui qui en tire le plus grand profit, mais tout juste comme un attribut congénital, aussi incongru et, dans tous les cas, naturel à ses yeux, que son aptitude à dessiner des deux mains, un talent souvent célébré par la famille et par ses satellites qui n’a aucun précédent et ne tarde pas à disparaître. Car chez Superman, son héros absolu, véritable monument dont les aventures le passionnent à tel point que, tout comme les myopes, il colle pratiquement les pages des magazines à ses yeux, non pour lire, puisqu’il ne sait pas encore, mais pour se laisser envoûter par les couleurs et les formes, ce ne sont pas les prouesses qui l’enchantent mais les moments de capitulation, fort rares il est vrai, et peut-être, de ce fait, tellement plus intenses que ceux où le superhéros, en pleine possession de ses moyens, attrape au vol le pan de montagne que quelqu’un précipite sur une cordée d’alpinistes, par exemple, construit en quelques secondes une digue afin de freiner un torrent dévastateur ou récupère en rase-mottes une poussette contenant un bébé qu’un camion de déménagement hors de contrôle menace de renverser.
Il distingue deux types de faiblesse.

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