Dora Maar
Prisonnière du regard
PROLOGUE AVEC LUMIÈRE MASQUÉE
e 15 mai 1945, le photographe Brassaï décrivait dans son journal l'une des nombreuses scènes qu'il relatait chaque jour de sa relation avec Picasso.
Ce matin-là, le Malaguène était en veine. La libération de Paris et le printemps arrivaient de concert. Il venait d'avoir une conversation des plus intéressantes avec Malraux, récemment débarqué à Paris avec son béret de résistant, et s'apprêtait à déjeuner avec un groupe d'amis au restaurant du coin, Le Catalan, rue Saint-André-des-Arts. Parmi eux, entre autres, se trouvaient deux de ses fidèles, le poète Paul Eluard et la compagne de celui-ci, la fragile et provocante Nusch.
" Une neuvième place encore vide est réservée à Dora Maar [...], note le photographe. Picasso meurt de faim et commande un chateaubriand. [...] Nulle part sa conversation n'atteint son plein régime de drôlerie et de fantaisie comme à table, pendant le repas, entouré d'amis. Il abonde alors en histoires malicieuses, en cancans, en souvenirs, fuse et étincelle de calembours, de paradoxes...
" [...] Dora Maar arrive. Elle est sombre. Elle serre les mains, elle serre les dents sans un mot, sans un sourire. Elle s'assied. Deux minutes ne sont pas écoulées lorsqu'elle se dresse et dit : "J'en ai assez, je ne peux pas rester. Je m'en vais..." Et elle quitte la salle...
" Picasso, qui n'a pas encore eu son chateaubriand, se lève et court après son amie. Le départ de Dora fut si brusque qu'il ne put la retenir... Nous continuons à parler, mais le repas est troublé. Ces deux places vides coupent notre appétit... Nusch Eluard, avec son beau sourire, se penche vers moi et me dit : "Ne nous en faisons pas ! Histoire de femme !"
" Une heure plus tard, hirsute, affolé, épouvanté, Picasso réapparaît au Catalan. Je n'ai jamais vu un tel désarroi sur son visage. "Paul, viens vite, j'ai besoin de toi..." dit-il à Eluard. Le poète se lève et suit Picasso. Nous n'osons plus quitter la table. Il est déjà quatre heures et nous les attendons toujours. Une éternité. Ni l'un ni l'autre ne reviennent. A cinq heures nous partons. "
Trois jours plus tard, le vendredi 18, Brassaï rencontre à nouveau Picasso. Ils se sont donné rendez-vous avec Jacques Prévert au Café de Flore. Picasso dit soudain :
" Je connais une jeune femme. Elle a eu une dépression. Elle s'est imaginé être une reine... Et pas n'importe quelle reine, mais la reine du Tibet ! Et elle se comporta aussitôt en reine. Elle n'a plus voulu se chausser : une reine marche pieds nus. Elle n'a plus voulu manger : une reine, n'est-ce pas, est au-dessus de ces choses... Et elle a parlé tout le temps d'un duc... "Le Duc a fait ceci...", "Le Duc a fait cela..." Mais, quand on lui a parlé de ce duc, elle a répondu : "Il n'est plus duc, il a été nommé comte !"
" JACQUES PRÉVERT : C'est merveilleux ! Un duc qui a été nommé comte !
" PICASSO : C'est merveilleux et c'est inquiétant. Nous sommes dans la féerie et dans le cauchemar... Où est la frontière entre l'imagination et le délire ? "
Brassaï ajoute dans une note en bas de page : " Cette personne était Dora Maar. Depuis le déjeuner au Catalan, elle souffrait d'une dépression nerveuse. "
Le hasard a voulu que je fasse moi-même le voyage pour la France à cette date, le 15 mai, non pas en 1945, mais en l'an 2000, cinquante-cinq ans jour pour jour après ce déjeuner. Picasso, Dora, Eluard, Nusch, Brassaï n'étaient plus de ce monde. Une survivante, Gilberte Brassaï, qui avait assisté à la scène, n'avait pas répondu à la lettre dans laquelle je lui posais quelques questions sur l'internement de Dora Maar. On émettait bien des hypothèses sur cet internement, entre autres qu'Eluard avait aidé Picasso en appelant le docteur Jacques Lacan, lequel avait fait interner Dora à l'hôpital psychiatrique de Sainte-
Anne, à Paris. Mais quand ? Ce même 15 mai 1945 ? Q
uelqu'un avait pensé à moi pour enquêter sur cette histoire qui commençait en Argentine. J'avais vécu vingt ans en France, j'étais retournée à Buenos Aires, ma ville natale, où je venais de remonter la piste de l'enfance de Dora, et c'était mon premier retour à Paris après une année d'absence.
J'arrivais à la fois trop tard - Dora était morte trois ans auparavant - et trop tôt ; je ne tarderais pas à apprendre que ses documents les plus " compromettants " se trouvaient aux Archives nationales, inaccessibles au public pour un bon bout de temps. La vente aux enchères de ses œuvres et de celles de Picasso, qu'elle avait conservées si longtemps, avait eu lieu un an plus tôt : une vente fabuleuse, entourée d'une certaine auréole de scandale (d'après ce qu'on murmurait, un testament supposé de Dora en faveur de l'Eglise avait disparu de façon mystérieuse), qui avait éclairé ce nom, Dora Maar, jusqu'alors dans l'ombre.
Mes premières recherches se heurtèrent à un mur de silence. Je tentai de me l'expliquer en faisant appel à ma connaissance de ce pays, où l'on tait certaines choses. Mais ce silence, ou plutôt cette kyrielle de silences, allait plus loin.
Peu à peu, je démêlai cet embrouillamini. Il y avait toutes sortes de secrets : économiques, amoureux, religieux et psychiatriques, mêlés au plus dense, au plus impénétrable d'entre eux : celui de Dora Maar enfermée quarante années durant dans son appartement de la rue de Savoie sans recevoir personne.
Elisabeth Roudinesco, psychanalyste et biographe de Lacan, me fut une aide précieuse.
- Ne vous sentez pas persécutée, me conseilla-t-elle avec placidité. Ne croyez pas qu'il existe un ennemi, un seul, qui efface vos pistes. N'espérez pas non plus trouver quoi que ce soit dans les archives. En France, tout se perd, plus par négligence que par volonté d'éliminer les traces.
Concernant les archives, la prédiction se révéla exacte. L'une des tâches que je m'imposai fut de m'introduire à l'hôpital Sainte-Anne. Peut-être accéderais-je ainsi à l'histoire clinique de Dora Maar. Dans les années quarante, les psychiatres écrivaient ces histoires en détail. Je n'avais qu'une seule donnée, certes : la date de Brassaï. Une donnée qui n'en était peut-être même pas une. Le fait que Dora eût souffert d'une dépression nerveuse le 15 mai ne voulait pas dire qu'elle avait été internée ce jour-là. Mais le manque de précisions était tel que, m'accrochant à cette date, je frappai à la porte de Sainte-Anne.
A ce niveau, j'avais déjà essuyé suffisamment de refus pour m'étonner de ce qu'aucun des psychiatres, infirmiers ou fonctionnaires de l'hôpital avec lesquels je pus m'entretenir ne trouvât rien. Même en écartant l'interdiction de fouiller dans la vie privée d'un patient, qui me fut communiquée par la préfecture de police, ce qui est sûr, c'est que ni Dora Maar ni Henriette Théodora Markovitch, son véritable nom, ne figurait nulle part. Pas plus que la moindre mention de Pablo Picasso, ni de Pablo Ruiz au cas où, en tant que responsable de la malade, il se serait présenté sous son patronyme paternel, ni de Paul
Eluard ou Eugène Grindel, en supposant que le poète eût " couvert " Picasso et décliné devant les autorités sa fausse ou sa véritable identité.
A moins qu'il ne se fût agi de " couvrir " Lacan.
Je citai son nom.
Alors je réussis.
- Oui, s'enthousiasma le fonctionnaire après avoir compulsé d'autres registres. Le 15 mai 1945, le docteur Lacan a fait interner une patiente. Mais elle ne s'appelait ni Dora Maar ni Théodora Markovitch. Elle s'appelait Lucienne Tecta. Quel drôle de nom, ajouta-t-il comme pour lui-même.
Pensif, un ami latiniste commenta :
- Non seulement ce n'est pas un nom courant, mais tecta, en latin, qui est la racine du mot " toit ", veut dire " caché ".
- Et Lucienne ? demandai-je, le souffle court. Lucienne ne vient-il pas de " lumière " ?
- Mais c'est bien sûr ! Lucienne Tecta voudrait dire " Lumière cachée ". Lacan était fort capable de s'amuser à inventer ce nom. Ce n'était pas si difficile : pendant l'Occupation, il y eut des médecins qui pour sauver des résistants ou des juifs les internaient dans des hôpitaux psychiatriques sous des noms d'emprunt.
Il ajouta que Lacan savait jouer avec le feu, pour ne pas dire avec la lumière : lorsque, faisant fi de ses conseils, Sylvia Maklès, sa future épouse, s'inscrivit sur les listes de juifs comme l'ordonnaient les nazis, il entra au quartier général de la Gestapo et en ressortit tranquillement, les documents à la main.
Plusieurs nuits, je rêvai d'elle. Lucienne Tecta devint à mes yeux l'image même d'une créature resplendissante et cachée.
La veille de mon retour à Buenos Aires (je revenais chargée de montagnes de témoignages et de livres), le fonctionnaire m'appela :
- Je regrette, dit-il, mais il y a eu une erreur. Ce n'était pas Lacan, avec un n, mais Lacau, avec un u. Comme c'était écrit à la main... En réalité il s'agissait d'un docteur Lacau, inconnu, qui le 15 mai 1945 fit interner une femme quelconque du nom de Lucienne Tecta.
Désespérée, j'eus recours à un autre de mes informateurs, qui très vite me confirma ce que je soupçonnais : ce n'était pas Lacau, mais bien Lacan. La tournure que prenaient les événements l'inquiétait ; il me demandait d'être discrète et promettait de m'écrire à Buenos Aires pour compléter cette information.
Comme, le temps passant, il n'écrivait pas, je l'appelai.
- C'était Lacan. Mais Lucienne Tecta n'était pas une invention. Elle a réellement existé. Rien à voir avec Picasso ou Dora, oubliez-la.
Elisabeth Roudinesco avait raison. Il n'y avait pas qu'une personne pour dissimuler les traces.
Ce livre est le résultat d'une recherche obstinée, sur des chemins à demi effacés, guidée par une seule conviction : celle que tout, dans cette histoire - symbole ou réalité -, a un étroit rapport avec le sens de ce nom.
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