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extrait de "Dernières nouvelles d'une terre abandonnée"

Par larouge • Manguel Alberto • Dimanche 05/07/2009 • 0 commentaires  • Lu 553 fois • Version imprimable

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De sa fenêtre elle pouvait voir la plage en contrebas ; la mer, pourtant, le sable et les rochers lui semblaient aussi inaccessibles qu’un paysage de carte postale. Trop haut, bien sûr, pour s’y laisser tomber comme un oiseau ou un trognon de pomme ; non, il lui faudrait traverser toute la maison et son couloir glacé : passer d’abord devant la chambre de ses parents ; descendre tout doucement pour empêcher les marches de craquer ; puis éviter le salon où M. Clive serait en train de lire et enfin contourner la cuisine où travaillerait Rebecca, la bonne.

Mais, avec un peu de chance peut-être, il y aurait un visiteur et Rebecca aurait refermé la porte, ses parents seraient sortis et M. Clive dormirait.

La chambre de ses parents semblait inoccupée. Elle jeta un coup d’œil à la grosse berceuse de sa mère dont les bras s’arrondissaient comme des anses, puis à la commode en chêne de son père. Elle se crut, un instant, hors de danger. Sur la pointe des pieds, elle descendit l’escalier, cramponnée à la rampe froide.

– Bonjour. Allez, viens m’embrasser.

Devant la fenêtre, le dos tourné, M. Clive contemplait le jardin. Il enfouit ses mains tavelées dans ses poches et se pencha de côté pour l’embrasser. Il lui renvoya une odeur forte et malsaine qu’elle ne reconnut pas. Elle détourna la tête mais ses lèvres lui effleurèrent la joue.

– Cet arbre est en train de mourir.

Elle regarda par la fenêtre.

– Tu vois, il est en train de mourir.

Au milieu du jardin se dressait un tas de broussailles noires, hérissées de feuilles. Elle aperçut au loin l’extrémité déserte de la plage que découpait le treillis de la clôture et, plus loin encore, un petit bateau blanc sur la mer.

– C’est un cerisier sauvage. Mais il ne donnera pas de cerises cette année.

M. Clive posa la main gauche sur l’épaule nue de la petite fille. De l’index il lui caressa le lobe de l’oreille. L’odeur venait de son haleine.

– Regarde bien. Tu vois ces grappes de minuscules graines noires qui se sont prises là, dans la toile, à la fourche des branches ?

On dirait une araignée, pensa-t-elle, qui aurait entassé des centaines de mouches pour son déjeuner.

– Ce sont des livrées d’Amérique. Les Anglais appellent ça des chenilles à tente. On dirait des vers. De vraies petites ogresses. Autrefois les peintres les représentaient en train de ronger les cadavres pour nous rappeler qu’elles finiront par dominer la terre.

Elle se dégagea, mais il lui attrapa la main.

– Viens voir.

Ils sortirent dans le jardin.

M. Clive retira une boîte d’allumettes de sa veste.

– Regarde bien.

Il frotta une allumette et, au loin, le petit bateau tremblota dans la chaleur. La flamme déchira la toile. Le trou s’arrondit comme une bouche étonnée, et quatre ou cinq petites livrées noires s’échappèrent des lèvres carbonisées. Elles se cramponnèrent un moment aux bords fripés, puis tombèrent mollement par terre. M. Clive frotta une deuxième allumette. Un autre trou, plus grand que le premier, se creusa au cœur de la toile. Des lambeaux grisâtres pendaient aux branches et des paquets de chenilles coulèrent sans bruit de l’entaille profonde ; les petites bêtes que la lumière dévorante aveuglait s’agrippaient de toutes leurs forces aux rubans de gaze et tentaient de se mettre à l’abri. Une troisième allumette fit jaillir une longue flamme bleue contre les branches et attrapa du même coup plusieurs chenilles. D’autres entreprirent péniblement de grimper dans l’arbre, mais une quatrième flamme les atteignit avant qu’elles puissent s’échapper. Elle vit deux d’entre elles se contorsionner de douleur à ses pieds.

M. Clive ne lui tenait plus la main. Il s’était mis à genoux à côté de l’arbre et écrasait méthodiquement les cadavres avec un bâton. Elle se dirigea vers l’allée. Il ne la rappela pas.

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