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extrait de "Dans la foret du miroir"

Par larouge • Manguel Alberto • Dimanche 05/07/2009 • 0 commentaires  • Lu 542 fois • Version imprimable

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"Voudriez-vous, je vous prie, me dire quel chemin je dois prendre pour m’en aller d’ici ?

    • Cela dépend en grande partie du lieu où vous voulez vous rendre", déclara le chat.

Alice au pays des merveilles,

chapitre VI.

La casuistique innée de l’homme !

Changer les choses en changeant leurs noms !

Karl Marx,

cité par Friedrich Engels dans

L’Origine de la famille,

de la propriété privée et de l’Etat.

Quand j’avais huit ou neuf ans, dans une maison qui n’existe plus, quelqu’un m’a offert Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir. Comme tant d’autres lecteurs, j’ai toujours eu l’impression que l’édition dans laquelle j’ai lu un livre pour la première fois demeure, pour le restant de mes jours, l’édition originale. La mienne, grâce au ciel, était enrichie des illustrations de John Tenniel et imprimée sur un papier épais et crémeux au parfum mystérieux de bois brûlé.

Il y avait beaucoup de choses que je ne comprenais pas, lors de ma première lecture d’Alice — mais cela semblait sans importance. J’ai appris très jeune que, sauf si on lit dans un autre but que le plaisir (ainsi que nous en avons tous l’obligation, parfois, pour nos péchés), on peut en toute sécurité glisser à la surface de dangereuses fondrières, se frayer un chemin au travers de jungles touffues, esquiver les basses terres solennelles et ennuyeuses et se laisser simplement emporter par le flot vigoureux du conte. Alice, qui ne voyait pas l’utilité d’un livre "sans images ni conversations", serait sûrement d’accord.

Pour autant que je m’en souvienne, ma première impression de ses aventures fut celle d’un voyage réel au cours duquel je devins moi-même le compagnon de la pauvre Alice. La chute dans le terrier du lapin et la traversée du miroir n’étaient que des points de départ, aussi triviaux et aussi merveilleux que le fait de monter dans un bus. Mais le voyage ! Quand j’avais huit ou neuf ans, mon incrédulité était moins en suspens que pas encore née, et la fiction me semblait parfois plus réelle que la réalité quotidienne. Ce n’était pas que je croyais à l’existence véritable d’un pays comme celui des merveilles, mais je savais qu’il était fait de la même matière que ma maison, ma rue et les briques rouges de mon école.

Un livre devient un autre livre chaque fois que nous le lisons. Cette première Alice de l’enfance était un voyage, comme l’Odyssée ou Pinocchio, et je me suis toujours senti meilleur en Alice qu’en Ulysse ou en pantin de bois. Ensuite vint l’Alice de l’adolescence, et j’ai su exactement ce qu’elle avait eu à subir lorsque le Lièvre de Mars lui offrait du vin alors il n’y avait pas de vin à table, ou quand la Chenille voulait qu’elle lui dise exactement qui elle était et ce qu’elle entendait par là. L’avertissement de Tweedledum et Tweedledee, affirmant qu’Alice n’était rien que le rêve du roi rouge, hantait mon sommeil, et mes heures de veille étaient torturées par des examens au cours desquels des maîtres émules de la reine rouge me posaient des questions du genre : "Comment dit-on fiddle-de-dee en français ?" Plus tard, dans la vingtaine, j’ai découvert le procès du valet de cœur dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton, et il me devint évident qu’Alice était une sœur des surréalistes ; à la suite d’une conversation avec Severo Sarduy, à Paris, je me suis aperçu avec surprise que Humpty Dumpty devait beaucoup aux doctrines structuralistes de Change et de Tel Quel. Plus tard encore, lorsque je me suis installé au Canada, comment n’aurais-je pas reconnu que le cavalier blanc ("Mais je songeais à un procédé permettant / De teindre en vert vif les favoris grisonnants / Et toujours se servir d’un si grand éventail / Qu’il vous dissimulât des cheveux à la taille") avait trouvé un emploi parmi les nombreux bureaucrates qui courent çà et là dans les couloirs de tous les bâtiments publics de mon pays ?

Pendant toutes les années au cours desquelles j’ai lu et relu Alice, j’ai rencontré bien d’autres lectures différentes et intéressantes de ses aventures, mais je ne peux pas dire qu’aucune d’entre elles me soit devenue personnelle en profondeur. Les lectures des autres influencent, bien sûr, ma propre lecture, elles offrent de nouveaux points de vue ou colorent certains passages, mais elles ressemblent pour la plupart au moucheron qui ne cesse d’agacer Alice en lui chuchotant à l’oreille : "Vous pourriez fabriquer un jeu de mots à ce propos." Je refuse ; je suis un lecteur jaloux, et je ne reconnais à personne un jus primae noctis sur les livres que je lis. Le sentiment intime de familiarité établi voici tant d’années avec ma première Alice ne s’est pas affaibli ; chaque fois que je la relis, les liens se resserrent de façon très privée et inattendue. J’en connais des morceaux par cœur. Mes enfants (bien entendu, ma fille aînée s’appelle Alice) me somment de me taire lorsque je me lance, une fois de plus, dans les accents lamentables du poème intitulé "Le morse et le charpentier". Et pour presque toute expérience nouvelle je trouve dans ces pages un écho prémonitoire ou nostalgique qui me répète, une fois de plus : "Voici ce qui t’attend" ou "Tu t’es déjà trouvé là".

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