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extrait de "Chez Borges"

Par larouge • Manguel Alberto • Dimanche 05/07/2009 • 0 commentaires  • Lu 532 fois • Version imprimable

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Je me fraie un chemin dans la foule de la Calle Florida, je pénètre dans la toute récente Galería del Este, j’en ressors à l’autre bout, je traverse la Calle Maipú et, en prenant appui sur la façade de marbre rouge du numéro 994, j’enfonce le bouton marqué 6B. J’entre dans la fraîcheur du vestibule de l’immeuble et je grimpe les six volées de marches. Je sonne à la porte et la bonne vient m’ouvrir, mais, sans lui laisser le temps de m’introduire, Borges apparaît derrière une lourde tenture, très raide, son costume gris boutonné jusqu’en haut, son col blanc et sa cravate rayée de jaune légèrement de travers, et il s’avance à ma rencontre en traînant un peu les pieds. Aveugle depuis la fin de la cinquantaine, il se déplace avec hésitation même dans un espace qu’il connaît si bien. Tendant le bras droit, il me salue d’une poignée de main molle et distraite. Il n’y aura pas d’autre formalité. Il se retourne, me précède dans le salon et s’assied, le dos droit, sur le canapé qui fait face à l’entrée. Je prends place dans le fauteuil à sa droite et il demande (mais ses questions sont presque toujours de pure forme) : "Eh bien, lirons-nous Kipling, ce soir ?"

Pendant plusieurs années, j’ai été l’un des nombreux privilégiés qui faisaient la lecture à Jorge Luis Borges. Je travaillais après les cours dans une librairie anglo-allemande de Buenos Aires, Pygmalion, que fréquentait Borges. Pygmalion offrait un lieu de rencontre aux gens qui s’intéressaient à la littérature. La propriétaire, Miss Lili Lebach, une Allemande qui avait fui les horreurs nazies, se piquait d’offrir à ses clients les derniers ouvrages publiés en Europe et aux Etats-Unis. Outre les catalogues d’éditeurs, elle lisait avec avidité les suppléments littéraires, et elle avait le don d’assortir ses trouvailles aux goûts de ses habitués. Elle m’enseigna la nécessité, pour un libraire, de connaître ce qu’on vend, et elle insistait pour que je lise le plus possible des nouveaux titres arrivés dans sa boutique. Elle eut tôt fait de me convaincre.

Borges passait chez Pygmalion en fin d’après-midi, au retour de la Bibliothèque nationale, dont il était le directeur. Un jour, après avoir choisi quelques titres, il me demanda si, à supposer que je n’aie rien d’autre à faire, je viendrais lire pour lui certains soirs car sa mère, âgée de plus de quatre-vingt-dix ans, se fatiguait facilement. Borges demandait cela à quasiment n’importe qui : étudiants, journalistes venus l’interviewer, autres écrivains. Il existe un ensemble important constitué de ceux qui ont un jour fait la lecture à Borges, petits Boswell rarement au courant de leurs identités respectives mais qui détiennent collectivement le souvenir de l’un des grands lecteurs de ce monde. Je ne savais rien d’eux, alors. C’était en 1964. J’avais seize ans. J’acceptai et, trois ou quatre fois par semaine, je rendis visite à Borges dans le petit appartement qu’il partageait avec sa mère et avec Fany, la bonne.

A cette époque, je n’étais certainement pas conscient du privilège. Ma tante, qui vouait à Borges une admiration immense, était quelque peu scandalisée par ma nonchalance et me pressait de prendre des notes, de tenir un journal de nos rencontres. Mais, pour moi (dans l’arrogance de mon adolescence), ces soirées chez Borges ne représentaient pas vraiment quelque chose d’extraordinaire, elles ne me paraissaient pas étrangères au monde des livres, que j’avais toujours considéré comme le mien. A tout prendre, c’était la plupart des autres conversations qui me paraissaient étranges, dépourvues d’intérêt – conversations avec mes professeurs à propos de la chimie ou de la géographie de l’Atlantique sud, avec mes condisciples à propos de football, avec des membres de ma famille à propos de mes résultats d’examens ou de ma santé, avec des voisins à propos d’autres voisins. Les conversations avec Borges, par contre, étaient ce qu’à mon avis devaient être toutes les conversations : elles traitaient de livres et de l’horlogerie des livres, de la découverte d’auteurs que je n’avais pas encore lus et d’idées qui ne m’étaient encore jamais venues à l’esprit ou que je n’avais qu’entraperçues de façon hésitante, à demi intuitive et qui, par la voix de Borges, brillaient et étincelaient dans toute leur splendeur généreuse et, d’une certaine manière, évidente. Je ne prenais pas de notes parce que, ces soirs-là, je me sentais trop comblé.


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