Trois fenêtres donnent sur mon enfance. La
première correspond au bureau de mon père. Les
rares fois où nous sommes entrées dans cette pièce,
nous nous sommes senties un peu intimidées
devant les meubles sévères, en cuir froid et glissant,
les murs couverts de plans et de cartes de différents
pays. Nous pressentions qu'on ne venait ici
que pour s'entretenir de choses sérieuses ou quand
il fallait renvoyer un péon, un domestique. De sa
table de travail je me rappelle seulement l'énorme
globe terrestre que, parfois, mon père faisait tourner
devant nous afin que nous découvrions, sur-le-champ,
la Norvège et l'Irlande. Dans une armoire
s'entassaient des flèches, des arcs, des pipes et des
colliers que les Indiens lui avaient offerts lors de
ses diverses expéditions et dans laquelle il nous
permettait de fureter de temps en temps.
Lorsque nous allions dormir nous apercevions,
depuis nos portes, un rai de lumière discret, peu
réconfortant, sur le seuil de la sienne. C'était
l'heure où mon père écrivait, et seule mère, accompagnée de son immuable douceur, y entrait pour bavarder avec lui.
Lorsque, brusquement, sa fenêtre s'allume et
reste immobile dans quelque souvenir, il me
semble qu'elle a la tristesse de ces lettres commencées,
interrompues pour on ne sait quel motif, et
que l'on retrouve, bien longtemps après, au fond
d'un tiroir.
La fenêtre de mère était plus accueillante. Elle
appartenait à une pièce à couture. Dans les maisons
où habitent beaucoup d'enfants, les pièces à couture
sont toujours les plus douces, les plus recherchées.
Devant les tables à ouvrage débordantes de
rubans et de fines dentelles nous contemplions, fréquemment,
des petits vêtements qui n'étaient pas à
notre taille. Jamais nous n'avons pensé que
quelqu'un pourrait arriver, tout à coup, après nous.
Mère passait de longues heures dans la pièce à couture,
tricotant ou brodant des habits minuscules.
Dans cette pièce, elle paraissait plus accessible, plus
disposée à ce qu'on lui raconte tout, si bien que
lorsque nous, les plus jeunes, sommes arrivées à
treize ou quatorze ans, nous avons compris qu'il
aurait été plus facile de lui dire là, dans cette pièce,
la peur, la honte, la laideur, la tristesse de cet âge
inconfortable. Les trois aînées ont pu le faire.
Susana et moi n'avons pas eu cette tendresse : une
fenêtre si cachée, une lumière si propice pour dissimuler
la rougeur, l'envie de pleurer et l'hostilité,
l'impression de se sentir séparé des autres par une
maladie contagieuse. Sa fenêtre a toujours répandu
la lumière qui convient aux enfants. Je n'en ai pasvu d'autre, après. Les enfants arrivent dans des pièces où on ne les attend pas, des pièces qui n'ont
pas été conçues pour eux ; on leur confectionne des
petits vêtements dans des cours nues, dans des
chambres habituées à d'autres présences, à d'autres
tendresses, à d'autres souvenirs, ou encore à l'heure
du thé, tout en conversant avec les visiteurs, dans
des moments de loisir qui distraient toute ferveur.
J'ai vu tant de femmes qui ne changent pas le ton
de leur voix, qui continuent à exécuter les mêmes
gestes, permettant des plaisanteries sur leur aspect
ou essayant de le dissimuler, regardant la vie sans
plus ni moins d'ennui, comme si ce qu'elles portent
en elles ne suffisait pas à leur faire comprendre
qu'elles vivent l'immense joie d'avoir un enfant ;
comme si un enfant qui va naître entrait dans le
propos de chaque jour et qu'il ne fallait pas mettre à
part tous les jours et toutes les nuits que dure cette
attente, pour pouvoir en parler, plus tard, sur un
ton distinct de celui qu'on emploie lorsqu'on commente
les autres événements.
Ma mère était différente. Ma mère ne tricotait
pas les chaussons et les langes dans ses moments
de loisir. Le loisir, c'étaient les autres choses. Elle
vivait la responsabilité de ce qu'elle attendait et
elle l'attendait toute la journée, toute la nuit.
Lorsqu'on entrait dans cette pièce imprégnée de
tendresse, c'était comme si l'on changeait d'air, de
gestes. Toutes les fois que je l'ai vue s'isoler dans
cette pièce pour coudre de tout petits habits, elle
avait ce regard un peu agrandi et triste, à force de
regarder vers l'intérieur, comme celui que j'ai vu, plus tard, chez ceux qui sont restés à regarder la mer. Quand nous jouions dans le jardin, sa lampe,
un peu somnolente en hiver, nous assurait de sa
présence. Nous ignorions que d'un jour à l'autre il
y aurait un autre nom dans la maison, une autre
bouche à embrasser avant de se coucher.
La troisième fenêtre était celle d'Irene. J'ai toujours
éprouvé à son égard un peu d'admiration,
mais aussi un peu de crainte. Elle avait six ans de
plus que moi. Parfois, on lui permettait de
s'asseoir à table, dans la grande salle à manger,
quand les visiteurs étaient des personnes de
confiance. Mes soeurs aînées parlaient d'elle à voix
basse. Elles avaient surpris ses secrets, et lorsqu'elles
les commentaient sur un ton joyeux et
mystérieux, elles étaient bien loin de se douter que
bientôt viendrait leur tour à elles aussi. Susana et
moi, les plus jeunes, nous n'étions pas suffisamment
perspicaces pour deviner le motif de ces
longs chuchotements. Un après-midi, je les ai
entendues parler de seins. Quand j'y pense, je
comprends la peur qu'a dû ressentir, toute seule, la
première, lorsqu'elle a vu son corps prendre des
courbes, la cage thoracique perdre sa rigidité, les
seins commencer à lui faire mal et à bouger
imperceptiblement.
De sa fenêtre, nous attendions toujours les plus
grandes surprises. Irene nous parlait d'enlèvements,
de fugues, elle nous disait qu'elle s'en irait
un matin avec son petit balluchon de vêtements,
comme Oliver Twist, parce qu'à la maison on ne
l'aimait pas, ou parce que quelqu'un l'attendaitdehors. C'est peut-être pour cela que sa fenêtre m'a toujours paru mystérieuse.
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