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extrait de "Anita"

Par larouge • Dujovne Ortiz Alicia • Mercredi 24/06/2009 • 0 commentaires  • Lu 1137 fois • Version imprimable

I
Manuela dans la pénombre


e jour de décembre 1851, en début d'après-midi, un marin blond à la barbe rousse débarqua dans le hameau gris de la côte péruvienne que les baleiniers du Nord appelaient Payta-Town. Il prit sans hésiter la seule rue qui partait en direction du désert et prit le chemin de la maison penchée, posée de biais à l'angle d'une rue, comme si quelque chose en elle annonçait qu'elle était là sans y être, sur le départ.
Personne ne le voyait. Mais si quelqu'un dans la rue qui allait vers le néant l'avait aperçu de loin, soulevant à chaque pas des nuages de poussière inégaux, il aurait compris que cet homme claudiquait.
Avant de frapper, l'étranger observa, pensif, le mur de pisé, fragile et quasiment creux, qui avait dû être rose et avait l'apparence d'une vieille guirlande de papier. Enfin, dans un espagnol passable il demanda :
- Est-ce que la Libertadora est là ?
- Oui, répondit la voix d'une personne qui ne voyait aucune objection à ce qu'on l'appelât ainsi.
Il entra dans la pénombre, ébloui, cherchant péniblement à s'orienter, car la voix s'était tue. Dans cette chambre il y avait une forme silencieuse, un souffle retenu, des odeurs de tabac, de confiture et de femme. Le nez du marin - l'un de ces nez dont le bout est divisé par une fossette, aussi sensibles que le sont les mentons fendus - flaira l'air de la pièce comme s'il le trouvait familier.
L'éblouissement passé, un lit apparut dans lequel une grosse matrone le regardait avec des yeux brillants.
Il s'agenouilla près du lit, enfouit son visage au bord du matelas, là où le corps volumineux lui laissait de la place, et se laissa secouer par des sanglots violents, virils, d'une rare impudeur.

Contrechamp.

Une femme somnolait dans la pénombre lorsqu'un inconnu, sa tête à contre-jour auréolée d'un halo doré, ouvrit la porte, cligna des yeux, finit par distinguer l'habitante de la pièce qui, obèse, paralysée, souffrant de plusieurs fractures du corps et de l'âme, retenait sa respiration ; alors il s'effondra, trempant son matelas de larmes qui à l'évidence ne lui étaient pas destinées.
Elle, que pouvait-elle faire ? Tout était arrivé de façon tellement impromptue ! Elle était là, dans l'obscurité, clouée dans son lit, abandonnée de tout, de tous, et voilà qu'un ange du ciel entrait, claudiquant mais fort beau, et se mettait à pleurer pour une autre.
Non, elle n'était pas si seule. Parfois, encore, des révolutionnaires décrépits et désenchantés prenaient la peine de venir jusqu'à sa cahute posée de biais, pour lui demander s'ils avaient eu raison, si tant de dévouement avait valu la peine. Simón Rodríguez n'allait pas tarder à venir frapper à sa porte, avec la crainte - toujours peinte sur son visage - de trouver son cadavre.
D'autres fois, des marins étaient venus lui rendre visite dans son exil. Cela faisait tout juste dix ans qu'un baleinier était arrivé de New Bedford sur ces plages lointaines où le désert se prolongeait dans la mer. Parmi l'équipage mutiné, un petit blond, moins beau que celui-ci mais tout aussi ému de se trouver devant elle. Il disait s'appeler Melville, Herman Melville, et vouloir écrire sur des baleines.
Mais ni les affligés, les vaincus, les rongés de doutes et de remords, ni Herman Melville ne s'étaient jetés sur son lit pour pleurer en cachant leur visage, rien qu'à voir Manuela les regarder en silence. Entre ce marin et le regard de cette femme, il avait dû se passer quelque chose d'insondable.
La tête se trouvait là, à portée de la main. Et soudain la femme mûre et corpulente de la pièce dans la pénombre s'absenta de ses doigts, ses doigts potelés avec leurs bagues enfoncées pour toujours. N'en étant plus maîtresse, elle les laissa aller, fourrager irrésistiblement dans la soie d'or qui éclairait la chambre.
Le marin sentit la caresse, leva le visage et, étouffant un dernier ou avant-dernier sanglot, car avec un homme si tendre on ne pouvait savoir, il s'excusa en disant :
- C'est qu'elle avait tes yeux.
Comme si la femme couchée dans ce lit devait savoir qui les avait, ces yeux-là, et pourquoi s'en souvenir lui faisait si mal !
Les doigts se retirèrent. Il essuya ses larmes, elle lui offrit du tabac et il refusa. Maintenant ils se regardaient en face, avec curiosité, avec pitié, avec tendresse. Il dit qu'il s'appelait Joseph Garibaldi, ou Giuseppe, ou José (en réalité il prononça Cosé), selon qui le nommait et où, et qu'il avait livré bataille au Brésil, dans la Bande orientale et en Italie, sa Patrie. Il prononça ce mot en insistant sur le P, qui sembla prendre corps. Il ajouta que pesait sur lui une condamnation à mort. Raison pour laquelle il vivait en exil.
Elle lui répondit que dans ce cas ils étaient sur un pied d'égalité. Ceci - d'un geste elle montra le désert derrière les murs presque transparents -, c'était à la fois l'exil et la mort. Elle croyait se souvenir qu'un écho de ces magnifiques batailles lui était parvenu jusque dans ces solitudes de Payta-Town. Un livre français dont Simón lui avait parlé, Simón Rodríguez, un livre d'un auteur connu, Dumas peut-être, Alexandre Dumas ? Et ne s'intitulait-il pas La Nouvelle Troie ? Mais elle se hâta de laisser les batailles pour lui demander quelle souffrance l'affligeait, hormis le souvenir de certains yeux, car si depuis la réclusion de sa chambre elle n'avait pu capter le nuage de poussière inégal - signe qu'il boitait -, en revanche elle le voyait, jeune et pas laid du tout, se mouvoir avec une raideur dans les articulations qui n'était point de son âge.
Comme elle le soupçonnait, il souffrait de douleurs nées du cœur :
- Je suis ainsi depuis la mort d'Anita.
Allons donc ! D'abord il s'effondrait en pleurant sans daigner se présenter, puis il omettait de lui préciser qui avait ses yeux et, pour compléter le tout, il prononçait un prénom comme si elle était censée savoir. Anita. Désormais, elle savait. Joseph Garibaldi, ou Giuseppe, ou José, souffrait à cause d'une morte prénommée Anita. Et elle, celle couchée dans le lit, que l'Italien avait simplement appelée Libertadora, se débattait entre sa rage de n'être vue que comme une vieille dame connaissant la vie et sa certitude de la trop bien connaître.
Cette dernière l'emporta.
- Si elle avait mes yeux et s'appelait Anita, sans doute était-elle de ces contrées-ci, pas de ta terre.
Le gringo se redressa péniblement et chercha où s'asseoir. C'est alors qu'il vit la marmite noircie de restes de confiture, et les feuilles de tabac. Elle lui indiqua un canapé encombré de paquets de lettres et lui fit signe de les pousser pour se faire une place. Dommage, elle n'aurait plus la soie entre ses doigts. Mais le regard, oui. Des petits yeux enfoncés, d'une chaude couleur noisette qui, peut-être, viraient au vert au milieu des plantes et au turquoise sur la mer. De plus, qui sait si les hasards de l'histoire que, de toute évidence, le gringo s'apprêtait à lui raconter d'une traite - elle le vit respirer profondément pour prendre son élan - n'allaient pas l'obliger à s'agenouiller près du lit, la moitié de la bouche contre le matelas et l'autre moitié cherchant les mots, comme un nageur qui respire sur le côté, auquel cas elle garderait la soie entre ses doigts, ou à s'asseoir en face d'elle, et alors elle aurait le bonheur de voir ses yeux, tout aussi chatoyants.
Mais il lui faudrait attendre. Pour l'instant, l'attention du gringo allait de la marmite et du tabac aux lettres du canapé. Il les frôla du dos de la main, prit un air entendu, lui faisant comprendre qu'il connaissait l'identité de l'expéditeur, et se mit à murmurer des mots sincères, qu'elle savait sincères, mais qui, même au milieu d'un murmure si doux, arboraient, comme Patrie, la majuscule.
- Cette chambre dans la pénombre... Toi, tu comprends tout, Libertadora. Tu ne m'as pas mis un bandeau sur les yeux et je ne vois ni têtes de mort ni coupes de mercure et de soufre, mais je me sens aussi dépouillé que lorsque le Grand Expert m'a enfermé dans la Chambre de la Réflexion.
Doña Manuela Sáenz poussa un soupir d'ennui. Allons donc ! pensa-t-elle à nouveau. Il était sur le point de lui parler de cette Anita dont le souvenir réduisait ses os en miettes, et voilà qu'il s'asseyait loin d'elle et s'abritait derrière des histoires de franc-maçonnerie.
A la rage qu'il la prît pour sa mère s'ajoutait la lassitude qu'il la crût initiée.
- Entendons-nous bien, Italien - lui lâcha-t-elle de sa plus grosse voix de colonel. Je suis pauvre, vieille et impotente, et ce taudis est seulement l'endroit où je vais mourir. Si un jour on trouve une tête de mort, ce sera la mienne. Les lettres sont de Simón Bolívar, de qui d'autre ? J'ai failli les brûler lorsqu'il m'a laissée en plan pour s'en aller mourir sans moi, il y a trente ans. Mais je n'ai même pas eu cette envie. De toute façon, d'ici peu le vent les emportera. Je n'ai rien de plus à dire sur moi, et sur lui moins encore. Je te propose autre chose. Ton bateau part demain matin ? Parle-moi d'elle jusqu'à vider tous tes os de leurs larmes.
José Garibaldi commençait à faire grincer ses jointures en se levant pour aller s'installer au bord du matelas, quand Manuela Sáenz l'arrêta.
Elle avait reculé pour s'appuyer contre le mur et elle était plus pâle que le drap, car à Paita la poussière noircissait le linge.
- Attends, bredouilla-t-elle en fermant les yeux. Je vois une eau toute blanche, une eau laiteuse.
- De l'eau ? Ne serait-ce pas une mer ?
- Oui, une mer de lait.
- Ah, alors c'est la mer couverte de brume du Morne de la Barre, à Laguna. C'est là que je l'ai vue pour la première fois, conclut l'homme qui pleurait sur Anita, avec un sourire de soulagement, de tendresse, de certitude, comme s'il était parfaitement naturel que la vieille maîtresse de Bolívar, illuminée par une si longue réclusion, vît dans ses pensées cette mer qui n'en finit pas.



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