Evocation de la bande dessinée argentine
Si, dans un précédent et maintenant assez ancien article sur la bande dessinée espagnole j’évoquais quelques anciens ou futurs maîtres (dont Carlos Gimenez, dont la réédition de son célèbre et excellent Paracuellos est dans la sélection officielle d’Angoulême), il ne faudrait pas oublier, tout de même, l’autre grand pays de la bande dessinée hispanophone (appelée « historieta »), l’Argentine. Il s’avère en effet que ce pays a vu se développer une véritable culture de la bande dessinée au moins aussi importante qu’en France, et a donné naissance à des auteurs désormais considéré comme des maîtres de la bande dessinée.
Maintenant, me direz-vous, pourquoi en parler précisément maintenant ? C’est que, discrètement, la bd argentine revient sur le devant de la scène par deux évènements tournant autour de José Muñoz : la parution à Futuropolis du tome 2 de Carlos Gardel, consacré au chanteur argentin des années 1930, diffuseur du tango dans le monde entier ; l’exposition consacrée à Muñoz qui se tient actuellement à la Galerie Martel. Deux excuses pour se pencher sur un grand pan à ne pas négliger de la bande dessinée mondiale. Suivant la même présentation que l’opus précédent sur l’Espagne, je commence avec une trop courte présentation générale, puis l’évocation de deux grands auteurs.
Connaissance et reconnaissance de la bande dessinée argentine
Comme dans de nombreux pays, c’est dans la presse que la bande dessinée trouve en Argentine son support d’élection au tournant des XIXe et XXe siècle. Les revues satiriques ont très tôt décliné le dessin d’humour traditionnel vers un dessin séquentiel : des bandes dessinées soit locales, soit d’importation. Sans doute est-ce là une différence majeure avec la France où les histoires en images se sont avant tout (mais pas exclusivement, il est toujours utile de le rappeler) développées dans la presse pour enfants : la presse adulte s’est elle aussi emparée de cette forme de dessins humoristiques dont l’inspiration venait, en grande partie, des Etats-Unis. Citons des revues comme Caras y Caretas (1898), Tit-Bits (1909) ou El Tony (1928), cette dernière diffusant essentiellement des bandes d’aventure américaines. Mais la revue la plus populaire de cette époque est sans doute Patoruzu (1938), du nom de son personnage fétiche (un indien dessiné par Dante Quinterno, directeur de la revue, qu’il avait crée dans les années 1920 dans un quotidien) devenu à présent un symbole de la BD argentine de cette époque. Ces revues humoristiques sont explicitement destinées à un public adulte ou du moins familial. D’autres apparaissent également pour les enfants, dont la version enfantine de Patoruzu, Patoruzito (1945). Dès lors, deux courants de bande dessinée se développe, tantôt dans les mêmes revues, tantôt dans les revues spécialisées : une bande dessinée plus humoristique, développement des comics strips américains et proche d’une forte tradition du dessin d’humour, et une bande dessinée d’aventures marquée par une diversité de styles graphiques et une recherche d’originalité face aux genres américains traditionnels (western, science-fiction…). Les deux courants ne sont bien sûr en rien hermétiques, et la série Patoruzu mêle un graphisme humoristique et des aventures à rebondissement.
La chance des dessinateurs argentins est sans doute d’avoir eu, dans la première moitié du siècle, des conditions matérielles de travail leur permettant de déployer leur singularité propre, aussi bien dans le domaine de l’humour que dans celui de l’aventures. Peut-être parce qu’ils oeuvraient dans la presse pour adultes et que les contraintes graphiques et scénaristique y étaient moindres ? Peut-être aussi parce qu’ils ont pu être eux-mêmes directeurs de revue, moins soumis à des pressions éditoriales et leur permettant donc de former de jeunes dessinateurs ? Il reste que l’Argentine a vu apparaître des « maîtres » de la bande dessinée, c’est-à-dire des dessinateurs ne produisant pas des oeuvres de commande mais cherchant à innover et dépasser sans cesse les codes du genre. Dans le domaine de l’humour, il s’agit de Dante Quinterno, déjà cité, et de Guillermo Divito, fondateur de la revue humoristique Rico Tipo (1944). Quant à l’aventure, elle demeure marquée par l’empreinte du scénariste Hector Oesterheld, fondateur de la maison d’édition Frontera en 1955. Dans les années 1950, il s’entoure de dessinateurs talentueux (Albert Breccia, Hugo Pratt, Solano Lopez…) et donne naissance à des séries d’aventures pour adultes qui vont marquer leur époque par l’originalité des choix scénaristiques qui ne consistent pas en un simple décalque du modèle de l’aventure américaine. Les personnages d’Oesterheld ne sont pas des surhommes mais des héros ordinaires ; il renouvelle ainsi les codes de la BD de genre des années 1930-1940. Aussi à l’aise dans le western, c’est un de ses récits de science-fiction, dessiné par Solano Lopez entre 1957-1959 qui devient un mythe pour la bande dessinée argentine : El Eternauta, dont une traduction récente se trouvait cette année dans la sélection Patrimoine d’Angoulême. Récit épique d’une invasion extraterrestre aux fortes composantes psychologiques et sociales et à l’esthétique singulière, en cela tout à fait moderne pour son temps.
Il faut aussi parler de maîtres en Argentine car la fondation de l’Ecole panaméricaine d’art et de sa section dessin par Enrique Vieytes en 1954 a à la fois permis de former toute une nouvelle génération d’auteurs de bande dessinée, mais aussi de retenir en Argentine des dessinateurs de renom parmi lesquels l’italien Hugo Pratt travaillant à Buenos Aires de 1949 à 1959 (mais aussi des dessinateurs argentins importants comme Albert Breccia et Pablo Pereyra). A travers cette école se posent les bases institutionnelles de la BD argentine, et se trouve expliqué l’apparente prolifération d’auteurs caractérisant ce pays.
Enfin, la bande dessinée argentine a bénéficié d’une internationalisation qui lui a permis de faire reconnaître ses séries et ses auteurs ailleurs dans le monde. On connaît donc le séjour d’Hugo Pratt, au début de sa carrière, à Buenos Aires, mais c’est aussi le cas du célèbre scénariste René Goscinny qui passe sa jeunesse, de 1928 à 1945, dans le capitale argentine. Dans l’autre sens, de nombreux dessinateurs argentins sont allés travailler soit aux Etats-Unis pour Marvel et DC Comics, soit en Europe. Les raisons de cette dispersion des auteurs formés en Argentine sont souvent politiques : beaucoup d’entre eux fuit, dans les années 1970, la dictature militaire. Depuis les années 2000, c’est davantage la crise économique grave qui touche le pays qui pousse de jeunes auteurs à partir d’Argentine. En France, cette reconnaissance du talent des auteurs argentins se traduit très tôt par une intégration dans le milieu de la bande dessinée : Copi publie dans Le Nouvel Observateur ses strips de La Femme assise dès les années 1960, José Muñoz est édité en France par Casterman dans les années 1980, de même qu’Albert Breccia par Glénat. Cette politique de publication d’auteurs argentins, qu’il s’agisse de traductions d’albums parus ailleurs ou de bandes dessinées directement conçue pour la France, se poursuit encore activement à notre époque dont Carlos Nine (publié par L’Echo des savanes, Rackham, Delcourt et Les Rêveurs) et Juan Gimenez (La Caste des méta-barons avec Jodorowsky) sont peut-être les plus connus. Lors du FIBD 2008, la présidence de José Muñoz est l’occasion pour le festival d’organiser une exposition sur la bande dessinée argentine qui permet de mieux faire connaître en France les apports de ce pays pour l’histoire du genre.
Les auteurs argentins sont nombreux, très nombreux, et la bibliographie qui suit cet article pourra vous permettre d’en savoir plus. Je présente ici deux auteurs qui, sans être à eux seuls représentatifs de la diversité des styles de la bande dessinée argentine, reflètent les deux grandes tendances du dessin d’humour et de l’aventure ; surtout, leurs oeuvres présentent l’avantage d’être abondamment traduits et édités en France depuis les années 1980.
Quino : (né en 1932). Aîné des trois auteurs que je vous présente, Quino est principalement connu en France pour sa série Mafalda. Mais Quino est avant tout un dessinateur humoriste pour qui la bande dessinée, sous la forme la plus classique du comic strip, n’est qu’une procédé parmi d’autres. Après une formation à l’Ecole des Beaux-Arts de Mendoza, il commence sa carrière de dessinateur dans les années 1950 en parcourant les rédactions de Buenos Aires pour vendre ses dessins, entre autre dans Rico Tipo, importante revue humoristique argentine. Mais c’est avec sa série de strips réguliers Mafalda, dans El Mundo, qu’il connaît, à partir de 1965, un succès international (il faut cependant attendre 1979 pour que Glénat les traduisent en France). Il abandonne son personnage fétiche en plein succès : à partir de 1973, il cesse de dessiner des strips de Mafalda et se consacre uniquement au dessin d’humour. En 1976, il déménage à Milan.
L’oeuvre de Quino est donc répartie entre d’un côté les quelques albums de sa principale série (10 sont parus en France) et les nombreux dessins d’humour, dont certains ont été rassemblés en recueil. Mafalda reprend, tant dans la forme que dans l’esprit, une formule déjà bien développée par Charles Schultz aux Etats-Unis dans son strip Peanuts (1950-2000): mettre en scène des enfants pour dire des vérités sur le monde et sur les hommes. Peanuts et Mafalda, tout en prenant l’apparence d’innocentes bandes destinées aux enfants, portent donc en eux un humour bien plus adulte. Quino diffère cependant de Schultz, tout comme Mafalda diffère de Charlie Brown, sur de nombreux points : son minimalisme, tant graphique que narratif, est moins poussé et les interrogations de Mafalda sont autant philosophiques que politiques et sociales, reflet des questionnements politiques de l’Argentin des années 1960-1970. En cela, Quino se rattache davantage au dessin satirique.
Ses dessins d’humour, qui représentent la plus grosse partie de sa production, héritent bien évidemment de l’importante tradition argentine dans le domaine, mais subissent également une forte influence des évolutions de l’humour graphique de l’après guerre. Quino se dit influencé par des dessinateurs français comme Chaval, Bosc, André François ou anglo-saxon comme Ronald Searle et Saul Steinberg. Le point commun de tous ces dessinateurs, et de Quino, est leur goût pour l’humour absurde et la stylisation poussée du trait, deux tendances majeurs des années 1950 et 1960, à l’époque où se fortifie la philosophie existentialiste. Les dessins d’humour de Quino, assez souvent uniques, muets et toujours surréels, sont donc une sorte d’épuration de l’humour et des thèmes présents dans Mafalda, parenthèse de dix ans dans sa carrière. Le dessin y est utilisé pour souligner l’étrangeté de la condition humaine.
Bibliographie indicative en langue française :
Mafalda, Glénat, 1980-1989 (12 tomes)
Glénat a édité, de 1978 à 2004, 16 recueils de ses dessins d’humour.
Le site internet sur l’oeuvre de Quino : http://www.quino.com.ar/
José Muñoz : (né en 1942) José Muñoz est un auteur désormais bien connu des amateurs français de bande dessinée. Régulièrement traduit (entre autres éditeurs par Le Square, Casterman et Futuropolis), président du FIBD en 2008, il est parfois vu comme le symbole de l’originalité de la BD argentine ; sa dernière série en date, Carlos Gardel, dont le second tome est paru en janvier dernier et qui fait l’objet d’une exposition à la Galerie Martel, renforce encore son identité d’Argentin puisqu’il s’attaque là à un monument de la culture argentine, chanteur de tango à la renommée internationale.
Et en effet, José Muñoz est un dessinateur au parcours éminemment classique, passant par toutes les institutions de la BD argentine : il suit dans les années 1950 des cours à l’Ecole panaméricaine d’art, devient assistant de Solano Lopez sur El Eternauta et dessine pour les magazines Frontera et Hora Cero des histoires scénarisées par Hector Oesterheld. Ses années de formation auprès de grands dessinateurs argentins l’amènent doucement vers le style qu’il a conservé durant toute sa carrière : un noir et blanc systématique qui lui permet une grande maîtrise des clair-obscurs (ce qui n’est pas sans rappeler le style d’Albert Breccia). Il développe un expressionnisme puissant où la multiplication des visages joue un rôle important, déclinés selon le contexte soit en un sobre réalisme, soit en une exagération grotesque, soit en une stylisation caricaturale…
Les années 1970 sont pour lui des années importantes : exilé en Europe, il se rend en Angleterre, en Espagne, en Italie, et continue de dessiner. Sa rencontre avec un autre argentin en exil, le scénariste Carlos Sampayo, entraîne la naissance de sa principale série, Alack Sinner. Série policière sombre insistant surtout sur la dimension psychologique des personnes, elle affirme les singularités du style de Muñoz, recherchant davantage l’impression esthétique puissante que la clarté de la narration, souvent sinueuse. Il enchaîne alors d’autres albums, d’autres séries, avec ou sans Sampayo et choisit de rester en Europe, entre la France et l’Italie. Pour cette raison, une grande partie de l’oeuvre de Muñoz a été directement éditée en France.
Muñoz, par sa carrière, résume assez bien, me semble-t-il, la BD argentine : porteur d’une véritable spécificité liée aux évolutions antérieurs de la bande dessinée dans son pays, il n’a presque jamais publié d’albums directement en Argentine, qu’il a quitté définitivement en 1972. De même que l’Argentine est un pays cosmopolite, dont la population s’est constituée au fil des vagues d’immigrants venus d’Europe, la BD argentine, pour des raisons tant politiques qu’économiques, s’est très vite exportée et a connu une grande reconnaissance à l’étranger, particulièrement en Europe, tout en gardant son identité argentine. Muñoz en est le symbole le plus éclatant.
Bibliographie indicative en langue française :
Alack Sinner (scénario Carlos Sampayo), Casterman, 1983-2006 (6 tomes)
Carlos Gardel, la voix de l’Argentine (scénario de Carlos Sampayo), 2008-2010 (2 tomes)
Pour en savoir plus sur la BD argentine :
Lire une oeuvre considérée comme fondatrice, récemment rééditée en France, L’Eternaute, Vertige Graphic, 2008-2010
Lire des auteurs marquant des évolutions plus récentes et tout aussi traduits récemment en France, donc faciles à trouver :
Carlos Nine, Keko le magicien, Rackham, 2009
Maïtena, Les déjantées, Métailié, 2002-2005
Historieta, regards sur la bande dessinée argentine, Vertige Graphic, 2008 (à l’occasion de l’exposition du FIBD 2008, synthèse sur l’histoire de la BD argentine et de ses auteurs)
Un site internet assez complet sur le sujet : http://www.historieteca.com.ar/
Pour les Parisiens : la galerie Martel, qui accueille souvent des auteurs de bande dessinée, propose une exposition sur José Muñoz à l’occasion de la sortie du second tome de Carlos Gardel ; plus de renseignements à cette adresse : http://www.galeriemartel.com/index.html
source: phylacterium.wordpress.com/2010/02/05/evocation-de-la-bande-dessinee-argentine/
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