La revue Filigrane a bien voulu publier rapidement après sa parution un compterendu de mon ouvrage Le cas Schönberg. Naissance de l’avant-garde musicale(1). Je suis reconnaissant à son comité de rédaction d’avoir ainsi fait preuve d’un intérêt réel pour mon travail, tout en regrettant que le texte en question, signé par Jean-Claude Gallard(2), ne présente que de manière partielle et, à mes yeux, partiale, ses enjeux scientifiques. Si j’ai demandé à y répondre, ce n’est pas seulement parce que j’estime que l’auteur a manqué à son devoir de bienveillance en usant de la suspicion pour m’attribuer des motivations obscures (« on est alors en droit de s’interroger sur les objectifs [de cette démarche] »). Ce n’est même pas que M. Gallard soit convaincu que mon livre est à la fois inutile (car exclu de sa liste d’ouvrages qui tentent de « poser un regard renouvelé » sur le compositeur, où il inclut sa propre thèse) et malfaisant (car risquant selon lui d’alimenter « les “grondements” autour de cette musique »). C’est surtout que ses objections visent des choix méthodologiques et théoriques que, contrairement à l’usage, il ne restitue pas au préalable pour que le lecteur puisse se forger sa propre opinion. Cela m’incite à évoquer et justifier ces positions, avec l’espoir de contribuer à un débat plus général au sein de notre discipline. Je remercie donc la revue de me donner l’opportunité de le faire.
Le cas Schönberg est l’histoire d’une longue controverse, reconstituée à partir d’un corpus de quelque cinq cents critiques qui sont parues dans la presse viennoise et allemande de 1896 à 1913, et dont M. Gallard a l’obligeance de reconnaître l’intérêt documentaire. Une telle étude n’a que très peu de précédents dans la bibliographie sur le compositeur et dans la littérature musicologique en général. C’est pourquoi je crois pouvoir dire que l’un des paris de ce travail est bien un renouveau méthodologique, accompli dans des conditions de rigueur que le commentateur ne songe apparemment pas à contester (son texte ne contient aucune réserve sur le contenu factuel du livre). À le suivre, il s’agirait donc d’un travail scientifiquement valable, sur un objet empirique nouveau, qui pourtant échouerait à représenter un quelconque progrès de la recherche. Pourquoi ?
M. Gallard semble ne pas voir que faire l’histoire d’une controverse, c’est tout autre chose que d’y participer. « La simple reprise – écrit-il –, aujourd’hui, de cette expression surannée comme titre d’un livre consacré au compositeur, ne s’annonçait pas d’emblée comme allant dans le sens de l’étude distanciée qu’on pourrait attendre avec le recul et les conditions historiques qui sont aujourd’hui les nôtres ». Pourtant, le statut historique de l’« expression surannée », apparue dans la presse viennoise en 1907 avant de traverser le vingtième siècle, est explicité par le sous-titre, par la quatrième de couverture et, bien sûr, par l’ensemble du texte. En effet, c’est seulement au prix de ne pas y participer que l’étude des polémiques peut s’avérer fructueuse, comme le savent bien tous les chercheurs qui, notamment en histoire des sciences, ont fait de celles-ci un ancrage empirique privilégié de leur travail. Voir dans mon livre une incitation à « retomber dans le parti pris » signifie méconnaître totalement mon propos.
Mais admettons que M. Gallard ait voulu dire, simplement, que j’ai failli à la règle de neutralité que je revendique. Outre le titre, il me reproche de ne pas avoir suffisamment restitué, face à la voix des critiques, « la parole du compositeur lui-même ». Il pense ici aux volumineux écrits de Schönberg, qu’en effet je ne cite qu’avec parcimonie. La raison en est que la grande majorité de ces textes ont été produits longtemps après les faits que je relate, et qu’en conséquence les opposer directement à la parole des critiques qui, eux, réagissaient aux oeuvres au moment de leur création, aurait constitué un anachronisme flagrant. En fait, je restitue cette parole du compositeur partout où c’est possible, l’un de mes objectifs étant précisément d’établir les conditions historiques de son émergence, et de montrer dans quelle mesure les regards rétrospectifs, que je ne néglige pas d’évoquer, peuvent être marqués par le décalage temporel. À cet égard, je crois intéressant de souligner que les premiers essais de Schönberg furent des réponses à des critiques, en l’occurrence celles adressées en 1908 à son Deuxième quatuor op. 10.
M. Gallard aurait également souhaité un recours plus fréquent à la bibliographie analytique sur chacune des oeuvres commentées. Qu’il se rassure, non seulement je l’ai consultée (elle apparaît partiellement dans mon livre, qui n’est pourvu que d’une « bibliographie sélective »), mais encore je la cite à plusieurs reprises. Or j’avoue que, s’il n’y allait de la déontologie qui veut qu’on fasse état des références directes, j’aurais préféré ne pas la citer du tout, afin d’éviter un autre type d’anachronisme. En effet, chacune de ces analyses, loin d’être l’expression d’un regard anhistorique et distancié, est elle-même issue de « traditions » d’exégèse qui s’enracinent dans l’histoire que j’entends reconstituer. Invoquée sans précaution dans une étude historique, la littérature analytique peut conduire à expliquer les causes par les effets, quand ce n’est à constituer un simple argument d’autorité – une autorité qui en dernière instance pourrait n’être autre que celle de Schönberg lui-même. Or, étudier les controverses autour d’un compositeur quel qu’il soit implique qu’on suspende, au moins provisoirement, la croyance que ce qu’il a dit ou fait dire sur sa musique est la révélation ultime et définitive de son contenu de vérité.
Il est vrai que la réserve face au caractère historiquement situé de tout commentateur vaut pour moi-même, qui en l’occurrence ait appris à « aimer Schönberg » auprès du compositeur argentin Francisco Kröpfl, pionnier du sérialisme en Amérique latine, et disciple de Juan Carlos Paz, qui écrivit de la musique dodécaphonique à Buenos Aires dès les années trente. C’est cet héritage schönbergien que je me suis efforcé de tenir à distance, même si bien sûr cela ne peut jamais être qu’un principe recteur, pas un saut épistémologique. Comme on sait, en sciences sociales il n’y a pas d’objectivité absolue, ce qui n’empêche qu’essayer d’y parvenir soit un impératif axiologique. Pour ce qui est de l’analyse en particulier, ma proposition méthodologique consiste à lire les critiques musicales, indépendamment de leur signe évaluatif, comme des protocoles descriptifs qui témoignent de l’écoute d’auditeurs compétents de l’époque concernée, et à seulement ensuite faire retour sur les caractéristiques objectives tendanciellement dégagées par l’examen de l’oeuvre. Cette démarche a ses limites et peut être critiquée, mais il aurait fallu au moins la donner à comprendre. Or non seulement M. Gallard néglige d’exposer mon argumentation, mais il va jusqu’à dire qu’il aurait mieux valu que je m’« arrête à l’étude stricte du corpus », sans mentionner mes objections à ce que j’appelle les versions paresseuses de l’histoire de la réception, qu’il semble quant à lui préférer. Bref, je me vois reprocher que mon livre ne soit pas plus pauvre !
Si les critiques hostiles à Schönberg ont souvent écrit des choses qui aujourd’hui heurtent nos convictions et même notre sens commun, persuadés que nous sommes de l’importance de sa démarche, comprendre pourquoi ils l’ont fait implique, sans endosser pour autant leur point de vue, les prendre au sérieux. Certains penseront que cela revient déjà en quelque sorte à trahir la cause de l’avant-garde, vu que ces critiques ont la réputation de n’avoir jamais dit que des bêtises réactionnaires. Ce n’est pas tout à fait la position de M. Gallard, qui revendique lui-même la neutralité du chercheur, en l’attribuant toutefois à un ensemble hétérogène de travaux où l’on trouve un titre aussi engagé qu’Aimer Schoenberg…
Mais nous voilà au coeur de mon désaccord avec lui, lorsqu’il affirme que le regard authentiquement neutre et distancié, le regard « élargi et attentif » qui « à l’écart des contextes partisans » est « aujourd’hui le seul qui soit à même de nous éclairer sur le possible sens de cette musique » – en un mot, un regard comme le sien – est celui qui découvre tour à tour « l’attitude résolue d’un compositeur qui est déterminé, quelles qu’en soient les conséquences, à poursuivre jusqu’au bout la recherche de nouvelles solutions aux problèmes compositionnels auxquels il s’affronte », « la confrontation épique avec le puissant concept de tonalité avec lequel il va constamment se mesurer dans la théorie et l’écriture », un homme qui « tire la musique vers l’avenir » et « la tire en même temps vers l’arrière », etc. etc. Je pense quant à moi que ce genre de propos, loin de représenter un quelconque renouveau dans les études schönbergiennes, est au contraire un bon échantillon des clichés d’une apologie qui n’est pas très scientifique. Passons sur le fait que tirer sur quelque chose à la fois dans un sens et son contraire est la meilleure manière de la laisser sur place. Doit-on signaler que le concept d’épique n’a de sens qu’à l’intérieur d’une poétique et que son pouvoir descriptif est nul, sa seule fonction étant de dépeindre le personnage comme un héros ? Au-delà de l’adjectif, il faut dire non seulement que l’idée d’une confrontation avec la tonalité fut réfutée par Schönberg – au cas où l’on tiendrait à recourir à son autorité – mais, surtout, qu’elle ne constitue pas une bonne description musicologique de l’histoire de l’atonalisme.
Il se trouve que l’idée d’une lutte avec le système tonal, tout comme celle qui veut que Schönberg ait persévéré sur sa nouvelle voie au mépris des conséquences, furent à l’origine, avant de devenir des éléments de la doxa avant-gardiste, des arguments favoris de la critique hostile. Il y en eut d’autres dans le même cas, tout comme d’autres encore qui ne le furent pas. L’un des propos de mon livre est précisément de déployer ce phénomène historique, preuves empiriques à l’appui. Bien sûr, le simple fait qu’il s’origine du « mauvais » côté d’une controverse ne suffit pas à invalider un argument. C’est ce qu’aura reconnu implicitement Theodor W. Adorno, en fondant une bonne partie de sa défense de l’École de Vienne sur le renversement de l’évaluation hostile, sans en remettre en cause le principe descriptif – à savoir qu’il y allait bien d’une rupture, et pas d’une continuité historique. Seulement, Adorno a vécu à une époque où se battre pour une « politique schönbergienne », comme il disait, avait un sens très différent de celui d’aujourd’hui.
L’étude sociologique des controverses artistiques montre que la valeur d’un créateur n’est pas quelque chose d’objectif et de permanent que l’on observerait depuis une autre planète, pas plus que ce que tel ou tel de ses amis ou de ses ennemis ont prétendu qu’elle était, mais le résultat d’un processus collectif, dialectique, et toujours inachevé. Elle permet de comprendre l’interaction des arguments au sein de leurs contextes pragmatiques d’origine et de suivre ensuite le parcours de leur éventuelle canonisation, comme c’est le cas de l’exégèse de l’avant-garde depuis que celle-ci a gagné le combat pour la légitimité culturelle.
Il est vrai qu’au rappel des sources historiques du discours de l’admiration on peut toujours répondre : et alors, puisque j’y crois ? Il y va, comme dit l’autre, de l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie. Je regrette que la lecture de mon livre, ou en tout cas celle des documents que j’y reproduis, ait échoué à susciter en M. Gallard la moindre interrogation sur la genèse de son discours, car je suis pour ma part persuadé que l’histoire a bien une utilité. Comme lui, je souhaite que la musicologie se débarrasse de ses « limites partielles » en tirant profit de toutes les connaissances actuelles, mais j’ai du mal à reconnaître dans son énumération des vertus de Schönberg autre chose qu’un catalogue de louanges fort anciennes et plutôt convenues. Je doute que ce soit là vraiment le sens qu’on peut attribuer à cette musique aujourd’hui, comme semble le penser mon contradicteur qui, contrevenant à son éloge de la neutralité, finit par me reprocher de laisser cette question ouverte dans ma conclusion.
Ce discours militant pourrait avoir à la rigueur quelque pertinence dans l’arène politique, s’il s’agissait par exemple de se battre contre les ennemis de l’avant-garde, qui certes existent toujours ici ou là. Mais de ce point de vue je ne suis pas trop inquiet : suite aux efforts méritoires de plusieurs générations de musiciens et musicologues engagés en faveur de l’avant-garde, Schönberg est bien aujourd’hui le grand héros de la musique du vingtième siècle, et les institutions travaillent à ce qu’il le reste. Il est vrai que rien ne garantit qu’elles continueront à le faire, vu les tendances actuelles de la politique culturelle. Quoiqu’il en soit, pour en rester au domaine scientifique, je constate que le discours hostile à l’avant-garde a pratiquement disparu de la musicologie contemporaine. En revanche, être un musicologue avant-gardiste militant est devenu plutôt courant, ce qui n’empêche que d’un point de vue subjectif on peut trouver que c’est un programme plus excitant qu’être simplement un musicologue qui étudie l’avant-garde et ses militants. Voilà peut-être pourquoi, pour conserver à cet engagement une certaine saveur épique, il faut parfois s’inventer les adversaires qu’on peine à rencontrer dans la réalité, par exemple en attribuant des objectifs obscurs et douteux à celui qui prétend faire autre chose que reproduire la doxa.
Esteban Buch
(1) Esteban Buch, Le cas Schönberg. Naissance de l’avant-garde musicale, Paris, Gallimard, 2006, 356 p.
(2) Jean-Claude Gallard, « compte-rendu », in Makis Solomos (éd.), Musique et globalisation, Filigrane n°5, Sampzon, Éditions Delatour, 2007, pp. 235-240.
Sophie Dardeau : Irène Deliège, Geraint A. Wiggins
(éd.), Musical creativity. Multidisciplinary Research in Theory and Practice (La créativité musicale : Recherche multidisciplinaire en Théorie et Pratique), Hove, Psychology Press, 2006, 426 p.
source: http://revuefiligrane.free.fr/
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