De notre correspondant à Buenos Aires
Le tout-Buenos Aires de la culture a participé, dimanche 1er mai en soirée, à l’hommage que rendait le Salon du livre de la capitale argentine à Ernesto Sábato, décédé la veille. La manifestation, prévue de longue date, était organisée dans le cadre d’une série de commémorations qui devaient culminer le 24 juin, pour le centenaire de l’écrivain. Inhumé quelques heures plus tôt, Sábato avait été veillé samedi soir, ainsi qu’il l’avait souhaité, par les habitants de Santos Lugares, commune de banlieue où il résidait, dans un modeste club de quartier situé en face de sa maison.
Après Julio Cortázar, Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares, c’est le quatrième et dernier géant de la littérature argentine du XX° siècle qui disparaît. S’il leur a survécu de plusieurs décennies, Sábato avait arrêté d’écrire à la fin des années 90 et n’avait plus d’activité publique. Comme si la cécité qui l’avait atteint, la maladie qui le rongeait et le chagrin causé par la perte de son épouse avaient en quelque sorte marqué le temps auquel il appartenait.
Un homme de son siècle
Plus encore que les trois autres grands auxquels on le comparait, Ernesto Sábato était un homme de son siècle, le XX°, dont il a vécu les aventures, épousé les combats et souffert les tourments. Il a toujours été un intellectuel engagé. Étudiant à l’université de Sciences de La Plata, il milite dans les rangs communistes. Délégué international du PC argentin, il exprime rapidement des doutes sur le système soviétique et c’est à Moscou en 1938, qu’il rompt, bien avant d’autres, avec le communisme.
Docteur en physique, Sábato travaille ensuite à l’Institut Curie à Paris, où il se lie aux surréalistes et devient l’ami d’André Breton. Après un passage aux États-Unis, il rentre en Argentine dans les années 40 et abandonne définitivement la recherche, à son goût trop éloignée des réalités du monde, pour s’adonner à ses deux passions, la littérature et la peinture. Mais il garde dans sa pensée et ses analyses une rigueur toute scientifique qui fait remarquer les essais et articles, empreints d’un profond humanisme, avec lesquels il contribue aux débats politiques de son pays.
Paradoxalement, son œuvre littéraire au sens propre est limitée. Pour l’essentiel, elle se résume en une trilogie qui s’ouvre avec Le tunnel, roman d’un existentialisme très noir, publié en 1948 et remarqué par Albert Camus qui le fait traduire en français. Suivront Alexandra (dont le titre en espagnol est « Sur de héros et des tombes ») en 1961, qui a un grand retentissement international, et Abbadon l’exterminateur en 1974. Proche du parti radical et méfiant à l’égard du péronisme sans entrer pour autant en politique, Ernesto Sábato conserve son indépendance et devient au fil des ans une référence morale en Argentine.
Nunca Más
Après le coup d’État de 1976, il est un des premiers à dénoncer les crimes de la dictature. Son prestige lui permet sans doute d’éviter le sort de beaucoup d’autres intellectuels contraints à l’exil, emprisonnés ou assassinés. Au retour de la démocratie, le président Raúl Alfonsín le nomme à la tête de la Commission nationale sur les disparitions de personnes (Conadep), dont le rapport, publié sous le titre de « Nunca más » (Jamais plus), choisi par Sábato par référence au « Nevermore » d’Edgar Allan Poe, dresse une liste de 8 900 victimes et démonte la machine à tuer mise en place par la junte.
Alors que les militaires étaient encore puissants, il fallait du courage pour mener cette enquête. Comme il fallut du courage aux magistrats qui, sur la base de « Nunca más », ont condamné les chefs de la dictature en 1985. La Conadep a été la première « commission vérité » établie dans le monde et le procès des juntes, le premier dans l’Histoire où des dirigeants d’une dictature ont été jugés selon les lois démocratiques en vigueur dans leur propre pays.
Une reconnaissance internationale
Lauréat du prix Cervantes, la plus importante distinction des lettres hispaniques, en 1984, Sábato connaît alors une reconnaissance nationale et internationale qui récompense également l’écrivain et le témoin engagé. De Paris à Jérusalem, on l’invite partout pour donner des conférences et recevoir des prix. Mais cet éternel angoissé, toujours proche de la dépression, voit sa santé décliner dès le début des années 90, avant que la mort de sa compagne, Mathilde, lui porte un nouveau coup en 1998. Il cesse d’écrire peu après et la perte définitive de la vue l’oblige à renoncer aux pinceaux.
Ce natif de Rojas, dans la province de Buenos Aires, vivait depuis lors quasiment reclus dans sa maison de Santos Lugares, banlieue populaire où il s’était installé en 1945. Ses voisins se souviennent de « Don Ernesto » comme un habitant du quartier parmi d’autres, à qui l’on pardonnait ses colères contre les gamins qui venaient jouer au foot devant sa porte.
Un peintre angoissé
Par Jean-Louis Buchet
Pessimiste foncier, Ernesto Sábato a tenté de lutter, par ses écrits et son action, contre les horreurs que les hommes sont capables de commettre. Sa peinture, dont il disait pourtant qu’elle apaisait son âme tourmentée, semble montrer combien ces horreurs lui pesaient. Ses tableaux sont relativement peu connus. On peut en voir dans quelques musées de Buenos Aires. Sábato exposait peu. Sans doute parce que ses pinceaux n’égalaient pas sa plume. Mais pas seulement. Au cours de l’une de nos rencontres, dans sa maison de Santos Lugares, il avait accepté de me faire connaître son atelier. Plus noirs encore que ceux que l’on connaît, ses tableaux suintaient l’angoisse. « Ceux-là, m’avait-il dit, je ne les montrerai jamais au public ». C’était en 1985, peu après « Nunca más » et le procès des juntes.
|
source:
http://www.rfi.fr/ameriques/20110501-ernesto-sabato-homme-son-temps
Derniers commentaires
→ plus de commentaires