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Entretien avec Roberto Juarroz

Par larouge • Juarroz Roberto • Mardi 30/06/2009 • 0 commentaires  • Lu 1377 fois • Version imprimable

Entretien de Jacques Munier avec Roberto Juarroz pour Les Lettres Françaises, avril 1993.
J.M. : À côté de vote activité universitaire, vous avez animé dans les années 60 une importante revue de poésie : “Poesia = Poesia”, diffusée dans toute l’Amérique latine. Quel en était le propos ?
R.J. : Nous voulions défendre, avec ce titre-manifeste, l’idée que la poésie n’est égale qu’à elle-même, qu’elle ne peut être politique, sociologique ou philosophique. Nous avons publié de nombreux auteurs sud-américains, d’Octavio Paz à Antonio Porchia, ainsi que des traductions. Il y avait une chronique intitulée “Vision de la poésie” où différents poètes ou écrivains donnaient, en quelques lignes, leur conception de la présence et du sens de la poésie dans leur vie. J’u ai traduit quelques auteurs français comme Paul Éluard, Antonin Artaud ou d’autres moins connus. La littérature française était toujours bien représentée. Notre propos était de faire lire une poésie qui ne soit pas engagée dans autre chose qu’elle-même et c’était difficile à l’époque parce que le concept d’engagement, justement, était très à la mode. Mais lorsque tombent les idéaux, les idéologies, la politique comme valeur suprême, alors il peut nous arriver d’éprouver le sentiment que la vie est dénuée de sens, inutile. Quand le vide entre ainsi en nous, très peu de choses peuvent nous réconforter ou habiter ce vide. On se met à lire, à écrire et il se forme ainsi dans le monde une multitude occulte et silencieuse qui retrouve un sens dans ce langage porté jusqu’à l’extrême qu’est la poésie. Bonne ou mauvaise, c’est un autre problème. Sous cet angle, l’important c’est plutôt la qualité du silence auquel la poésie vient répondre.
J.M. : c’est sans doute en écho à cela que revient constamment dan votre œuvre le thème su silence. Est-ce une figure de la limite de la parole, de la poésie, ou bien une métaphore du seuil, comme une ouverture vers autre chose ?
R.J. : Le langage et le silence sont inséparables. Il n’y a pas de langage sans silence car chaque mot a une charge de silence. Ce n’est pas seulement le silence qui surgit, comme une limite, quand s’achève quelque chose. Le silence est au-dedans des mots, au-dedans du poème. Le silence, en premier lieu, c’est l’inconnu que nous portons en nous. Je dis parfois que la première condition du vrai poète consiste à donner des mots au silence intérieur. Pas seulement celui du poète, mais aussi celui des autres. Je crois qu’il n’y a pas de poésie sans une constante invocation au silence. C’est pour cela que je reviens souvent à l’idée du silence. Je voudrais, d’une certaine manière, le concrétiser dans la poésie.
J.M . : Vous avez intitulé tous vos recueils de la même façon : Poésie verticale. Est-ce pour manifester la continuité et presque l’obstination d’une démarche ?
R.J. : Il y a plusieurs raisons à cela. Chaque titre, surtout en poésie, est une espèce d’interruption, un motif de distraction qui n’a pas de vraie nécessité. Sans titre, le recueil s’ouvre directement sur les poèmes, un peu comme ces tableaux dont l’absence de titre vous épargne les détours de l’interprétation. Et c’est une façon de tendre vers l’anonymat des couplets ou des refrains populaires que l’on répète sans en connaître l’auteur, depuis longtemps disparu et oublié. Manuel et Antonio Machado en ont beaucoup parlé dans leurs textes sur la terre espagnole.
J.M. : Et l’image de la verticalité ? S’agit-il de la verticalité ascendante, au sens où Dali employait ce terme pour définir l’âme espagnole, ou de la verticalité de la chute, de la plongée en soi ?
R.J. : Très tôt dans ma vie, j’ai eu le sentiment qu’il y avait en l’homme une tendance inévitable vers la chute. L’homme doit tomber. Et l’on doit accepter cette idée presque insupportable, l’idée de l’échec, dans un monde voué au culte du succès. Mais, symétriquement de la chute, il y a dans l’homme un élan vers le haut. La pensée, le langage, l’amour, toute création participent de cet élan. Il y a donc un double mouvement de chute et d’élévation dans l’homme, une sorte de loi de la gravité paradoxale. Entre deux mouvements, il y a une dimension verticale. La poésie qui m’intéresse possède l’audace et nudité suffisante pour atteindre ce lieu où se produit le double mouvement vertical de chute et d’élévation. Parfois on oublie l’une des deux dimensions. Mes poèmes tendent de rendre compte de cette contradiction vitale. Et puis, il y a des moments privilégiés, exceptionnels, où l’on éprouve une variation du rythme du temps, un peu comme si le temps était, à un moment donné, coupé. Il y a là aussi un aspect de verticalité.C’est pourquoi Gaston Bachelard a écrit que le temps de la poésie est un temps vertical. Il faisait allusion à ces moments où le temps s’attarde ou prend un autre rythme, et perd l’aspect linéaire de la durée, pour " retrouver l’éternité ", comme disait Rimbaud, dans un instant vertical. Pour dire ou montrer quelque chose de tout ça, il faut un langage dépouillé, un peu ascétique. Et c’est un travail interminable. La poésie verticale est un travail interminable.
J.M. : Vos poèmes sont souvent traversés par la pensée ; non pas qu’ils recueillent des pensées dans la forme ou l’image poétique mais, comme le révèle un de vos traducteurs, parce qu’ils ouvrent " un chemin de poésie dans la pensée ". Je citerai votre dernier livre, Treizième poésie verticale, où vous formez le vœu de parvenir à " dessiner les pensées comme une branche se dessine sur le ciel ".
R.J. : Oui, parce que sur la branche d’un arbre un oiseau peut se poser. Si la poésie et la pensée étaient comme un arbre contre le ciel, peut-être que qulque chose d’aussi limpide qu’un oiseau viendrai s’y poser.

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