  
            © Monica Nogueiras, Barcelone 
             
             
             
             
             
             
              
            © Quino 
             
             
             
             
            
            
                 
                
                    
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                         Mafalda et ses 									amis 
                          
                        © Quino 
                         
                        En 1969, le sémiologue italien Umberto Eco présentait Mafalda en Europe 									par ces mots: «Puisque nos enfants se préparent tous à devenir, 									par notre faute, de petits Mafalda en puissance, il serait prudent de traiter la 									vraie Mafalda avec le respect que l’on doit à un personnage réel». 									Mais, qui est donc cette petite fille de six ans dont une place porte le nom, qui 									a bien failli devenir Citoyenne d’honneur de Buenos Aires et qui figure parmi les 									10 Argentines les plus influentes du XXe siècle? «Ce qui est 									important, ce n’est pas ce que je pense de Mafalda mais ce que Mafalda pense de moi», 									disait l’écrivain Julio Cortázar en parlant de cette gamine irrévérencieuse, 									fan des Beatles et ennemie jurée de la soupe, qui se préoccupe de la 									Guerre froide et de la santé de la planète. Mafalda partage ses inquiétudes 									avec ses parents et son frère Guille, qui personnifie l’innocence infantile. 									Pour parfaire la petite bande, il ne manque que le très matérialiste 									Manolito qui rêve d’avoir une chaîne de surpermarchés, Felipe 									le romantique timide qui ne veut pas aller à l’école, Miguelito le 									narcissique, Susanita la future bourgeoise mère de famille nombreuse, et enfin 									Libertad, la plus petite de toute. «Je l’ai dessinée ainsi parce que 									la liberté se fait toujours toute petite», se souvient Quino. 
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            [Les vents nouveaux qui soufflent sont très sains. Dommage qu’ils portent 						cette maudite odeur de naphtaline.] 
             
             
             
             
             
              
            Dessin © Quino/Ediciones de la Flor, Buenos Aires 
             
             
             
             
              
            [J’ai décidé d’affronter la réalité. Faites-moi signe 						dès qu’elle redeviendra belle.] 
             
             
             
             
             
            
            
                 
                
                    
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                         Bibliographie 
                        quinophile 
                        Les ouvrages de Quino sont 									publiés en français par les Editions Glénat. Hormis 12 albums 									de Mafalda et Mafalda l’intégrale qui rassemble la totalité 									de ces dessins, on trouvera: 
                         
                        A votre bon cœur (2000) 
                        Les Gens sont méchants (1997) 
                        C’est pas ma faute! (1996) 
                        On est né comme on est né (1993) 
                        A table! (1991) 
                        Qui est le chef? (1990) 
                        Les Gaffes de Cupidon (1988) 
                        Ça va les affaires? (1987) 
                        Quino-Thérapie (1985) 
                        Provision d’humeur (1984) 
                        Laissez-moi imaginer (1982) 
                        Y a un truc (1980) 
                        Bien chez soi (1979) 
                        Pas mal et vous? (1978) 
                         
                          
                        www.quino.com.ar 
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            Dessin © Quino/Ediciones de la Flor, Buenos Aires | 
            
             Comment définiriez-vous 						votre humour? 
            Je ne crois pas que mes dessins soient de ceux qui provoquent un éclat 						de rire. Je cherche plutôt à enfoncer le scalpel qu’à chatouiller 						le lecteur. En réalité, je ne m’y efforce pas, ça me vient ainsi. 						J’aurais voulu être plus drôle, mais, avec l’âge, on devient moins 						amusant et plus incisif. 
             
            Vos livres ont obtenu le même succès en France, en Grèce, 						en Italie, en Chine ou au Portugal. Il existe donc une forme d’humour universel? 
            Je crois que oui. Il y a des particularités locales, bien sûr, mais 						c’est surtout dans l’humour politique. Cela dit, une blague peut valoir tant pour 						l’Espagne franquiste que pour le régime castriste ou les dictatures militaires 						d’Amérique latine. Pour un autre genre humoristique, comme l’humour gastronomique, 						il suffit de remplacer la viande par le riz dans les blagues que nous faisons en 						Argentine pour qu’elles fassent rire au Japon. 
             
            Cependant, vous n’avez jamais réussi à percer dans le monde anglo-saxon. 						C’est un marché qui ne vous intéresse pas? 
            D’abord, je n’ai jamais raisonné en terme de marché. Les choses se 						sont faites ainsi. Il y a très longtemps, j’ai publié aux Etats-Unis 						Le Monde de Quino, un ouvrage sans dialogue. La critique de mes collègues 						nord-américains, Charles Schulz1 y compris, fut très 						élogieuse. Quelqu’un a même écrit: «Enfin un dessinateur 						qui ne met pas en scène un couple lisant le journal en prenant son petit déjeuner». 						Mais ce livre n’a eu aucun succès. Je crois que le public anglo-saxon est 						habitué à un humour visuel beaucoup plus rapide que le mien. Je suis 						très méticuleux et un lecteur doit toujours faire l’effort de se demander 						pourquoi j’ai glissé tel détail. Si je dessine un journal, par exemple, 						j’y écris des choses qui sont une clef de lecture… 
             
            Diriez-vous de votre humour qu’il est typiquement argentin? 
            La série des Mafalda, certainement. Le contexte dans lequel se meuvent 						les personnages n’est autre que le quartier de Buenos Aires où j’ai vécu. 						Sa façon de parler est aussi typiquement argentine et j’ai conservé 						cette spécificité pour les éditions espagnoles comme pour toute 						l’Amérique latine. Dans mes autres travaux comportant des dialogues, j’essaie 						d’employer une langue plus neutre et, pour le reste de mes dessins, je ne saurais 						trop quoi vous répondre. Mes parents, mes oncles et mes grands-parents étaient 						tous espagnols. J’ai passé mon enfance entouré d’immigrés: le 						boucher était espagnol et l’épicier aussi. Le marchand des quatre saisons 						était italien et tous les amis de mes parents et de mes grands-parents étaient 						andalous. J’ai eu mes premiers véritables contacts avec des Argentins à 						l’école primaire. Lorsque j’y suis entré, j’avais un accent andalou 						si fort que mes camarades ne parvenaient pas à me comprendre. J’ai eu de vrais 						problèmes d’intégration. 
             
            Vous dessinez indistinctement avec ou sans dialogue. Pensez-vous que le texte 						soit indispensable? 
            Je préférerais me passer des dialogues. Mais je dois avouer qu’il y 						a des idées qui seraient incompréhensibles sans leur adjoindre un texte. 						Les règles du dessin comique sont les mêmes qu’au cinéma. Chaplin 						n’a pas besoin de mots pour faire rire, Jacques Tati non plus. Mais Woody Allen, 						par exemple, n’utilise pas de gags visuels. Il a besoin des mots pour être 						drôle.  
             
            Quels sont vos thèmes de prédilection? 
            Je ne crois pas avoir de sujets favoris, même si, à la longue, je 						me découvre des thèmes récurrents. Le plus souvent, mon humour 						met en scène les faibles et les puissants, les rapports entre le pouvoir et 						les gens ordinaires. J’ai grandi dans une famille très politisée. La 						guerre civile espagnole et la montée du fascisme ont marqué mon enfance. 						Ça m’a donné une vision politique de la vie et c’est cette vision que 						j’aime reproduire dans chacun de mes dessins. Je crois que les rapports de pouvoir 						sont présents à tous les niveaux de la société. Je place 						mes personnages face à un fonctionnaire imbu de sa puissance, mais aussi devant 						un garçon de café ou chez le médecin. Ces rapports de dépendance 						m’intéressent. Je travaille aussi sur la vie et la mort. La mort joue alors 						le rôle du puissant et nous qui vivons sommes les faibles. La vieillesse m’inquiète 						à cause de la perte de liberté qu’elle implique. L’idée de devoir 						dépendre de quelqu’un pour les choses les plus élémentaires 						me terrifie. Voilà pourquoi je dessine des petits vieux de 84 ans qui rêvent 						de prendre un verre et qui en sont empêchés par leurs petits-enfants. 
             
            Y a-t-il des sujets tabous? 
            Lorsque j’ai commencé ma carrière, je dessinais des prisonniers. 						Les blagues de prisonniers ou de naufragés sur une île déserte 						sont un grand classique de l’humour universel. Mais quand l’Argentine a commencé 						à avoir des prisonniers politiques, j’ai cessé d’aborder ce sujet et 						je ne pourrais plus le faire aujourd’hui. Je crois qu’il est contre-productif d’aborder 						des thèmes comme la prison ou la torture au travers de l’humour. C’est pour 						cette raison, et même si l’on m’a critiqué pour cela, que jamais je 						n’ai voulu participer à des campagnes comme celles d’Amnesty International. 						Je n’aime pas non plus dessiner les tremblements de terre ou les catastrophes naturelles. 						 
             
            Dans A votre bon cœur, votre dernier ouvrage, on ne compte plus les vignettes 						qui se moquent des technologies modernes : le fax, l’ordinateur, le portable… Vous 						les détestez à ce point? 
            Je hais les portables et la stupidité avec laquelle on les utilise me rend 						malade. Je comprends qu’un médecin, un électricien ou un plombier puisse 						en avoir besoin. Dans les Asturies, on raconte qu’un homme a manqué de se 						faire dévorer par les loups et qu’il n’a été sauvé que 						grâce à son portable. Mais je ne supporte pas d’être dans une 						salle d’attente et que les gens se mettent à appeler pour raconter que le 						médecin aura du retard ou demander s’il faut passer chez l’épicier. 						L’Internet me paraît être, dans certains cas, la chose la plus utile 						du monde. Qu’un médecin de campagne puisse demander son avis à un ponte 						américain ou suisse me semble fantastique.  
            Mais de là à devenir accro à l’Internet et à chercher 						à se marier par le biais d’un ordinateur… Je connais une petite vieille, psychologue 						et italienne, qui communique par Internet avec les nonnes tibétaines et je 						suis convaincu qu’elle ne prend pas la peine de saluer son voisin. Trop de communications 						isole un peu plus les gens du monde qui les entoure. 
             
            Beaucoup de vos dessins parlent aussi de football. Le sport vous intéresse? 
            Bien que je n’aie pas approfondi le sujet autant que je l’aurais désiré, 						le football m’intéresse surtout d’un point de vue social. C’est le seul sport 						qui conduit ses supporters au crime. J’ai été témoin de violences 						au cours de parties de hockey sur glace, j’ai même assisté à 						la mort d’un joueur à qui on avait enfoncé le sternum. Mais au football, 						c’est le public lui-même qui frappe, agresse et tue. Un auteur américain, 						après avoir longtemps étudié les hooligans britanniques, en 						est arrivé à la conclusion que ce qui rend le football si frustrant, 						c’est de passer 90 minutes à attendre un but. Au basket, comme au hockey, 						le score s’affole en permanence alors qu’au football il faut parfois patienter 30 						à 40 minutes. La public accumule une frustration qui doit s’exprimer d’une 						façon ou d’une autre. C’est cet aspect du football qui m’intéresse, 						plus que le sport en lui-même.  
             
            Dieu aussi fait partie de vos personnages récurrents. Pour quelle raison? 
            Je ne suis pas croyant mais j’ai toujours beaucoup lu la Bible. C’est un livre 						merveilleux pour y puiser des idées. Et même si Dieu n’existe pas, c’est 						un très bon sujet. C’est un personnage qui ne laisse personne indifférent: 						tout le monde a de bonnes raisons de l’aimer ou de le détester. S’il revient 						chez beaucoup de dessinateurs, c’est d’une certaine manière parce qu’il est 						le personnage auquel on s’identifie le plus facilement. Dessiner, c’est avoir un 						monde au bout du crayon et il nous est donné, à nous autres dessinateurs, 						de pouvoir inventer sur un bout de papier tous les univers qui nous passent par la 						tête. Et même s’Il n’existe pas, il suffit, comme disait Borges, qu’un 						mot désigne une chose pour que cette chose prenne vie. Par ailleurs, la religion, 						comme le sexe et la drogue, déclenche toujours des réactions chez les 						lecteurs. J’adore ça. 
             
            Quel est votre pire souvenir professionnel? 
            C’est sans hésitation lorsque l’on s’est servi de mes dessins à 						des fins contraires à celles qu’ils visaient. Ça me dérange, 						par exemple, qu’on se permette de les utiliser pour des campagnes électorales 						de droite. Un jour, on m’a envoyé d’Espagne un autocollant sur lequel Guille, 						le frère de Mafalda, brandissait le drapeau franquiste. J’ai ressenti comme 						un coup de poing à l’estomac. Je suis né dans une famille qui a perdu 						la guerre civile espagnole et, aujourd’hui encore, les films sur cette période 						me font pleurer. Il y a aussi un militaire argentin qui a utilisé mes vignettes 						pour une campagne politique; il avait été peu avant chef de la police 						de Buenos Aires… Je me demande encore si ces gens m’avaient lu et n’avaient rien 						compris ou si, à l’inverse, ils savaient très bien à qui ils 						avaient affaire et voulaient me dénaturer. Ce sont des attitudes qui me laissent 						perplexes, même s’il est difficile de les éviter. 
             
            Avez-vous toujours été libre de vos dessins? 
            Paradoxalement, il n’y a jamais eu d’organisme officiel de censure du temps des 						gouvernements militaires argentins, c’est-à-dire presque toujours puisque 						je n’ai connu que quatre présidents démocratiquement élus depuis 						ma naissance. Au Brésil, tous les caricaturistes devaient envoyer leurs dessins 						à un organisme d’Etat avant publication. En Argentine, c’était aux 						secrétaires de rédaction que nous avions à faire. Cela dit, 						on ne savait jamais ni pourquoi ni qui tel dessin vexerait: on s’autocensurait. Lorsque 						je suis arrivé de province à Buenos Aires avec, sous le bras, mon cartable 						rempli de dessins, j’ai vite compris qu’il valait mieux ne titiller ni l’Eglise, 						ni les militaires, que le sexe était un sujet à prendre avec des pincettes 						et qu’il n’était pas question de parler d’homosexualité… Comme j’étais 						jeune et que je voulais publier, je me suis contenté des sujets autorisés. 						Mais aujourd’hui encore, alors que tout est permis, j’ai beaucoup de mal à 						me débarrasser de ces habitudes d’autocensure. 
             
            Vous avez vécu en exil pendant la période de dictature militaire2. Vous a-t-on obligé 						à quitter le pays? 
            Je suis parti lorsque la situation est devenue invivable. Beaucoup de mes amis avaient 						disparu et quand je devais me rendre au siège de la revue qui publiait mes 						dessins, une bombe venait d’y exploser ou on avait mitraillé la façade 						pendant la nuit. Je fais un métier qui me permet de travailler sur un coin 						de table, n’importe où. Il aurait été stupide de rester en Argentine. 						Entre 1976 et 1979, j’ai donc vécu en Italie. Puis, petit à petit, 						j’ai commencé à revenir, à humer l’atmosphère. Aujourd’hui, 						je vis huit mois de l’année à Buenos Aires et le reste du temps à 						Milan, mon port d’attache européen.  
             
            Et en dehors de l’Argentine, n’avez-vous jamais eu à faire des concessions 						pour publier un livre? 
            Quelquefois oui, mais il s’agissait généralement de concessions anecdotiques, 						voire comiques. Il y a une quinzaine d’années, j’ai appris par hasard que 						Mafalda était très connue en Chine. C’est une petite chinoise qui me 						l’a raconté en me demandant un autographe lors d’un salon du livre à 						Buenos Aires. Par l’intermédiaire d’un ami, j’ai réussi à savoir 						qu’il s’agissait d’éditions pirates taiwanaises et que l’éditeur, comme 						tout pirate qui se respecte, était anglais. Mon agent est parvenu à 						faire retirer ces éditions et, récemment, les Chinois ont publié 						la première édition continentale. J’y suis allé il y a quelques 						mois et je leur ai demandé comment ils avaient traduit les vignettes où 						Mafalda évoque le «péril jaune». A l’époque où 						j’avais dessiné ces séries, on venait d’apprendre que la Chine disposait 						de l’arme atomique, ce qui inquiétait beaucoup l’Occident. Ils m’ont simplement 						répondu que tout ce qui concernait la Chine avait été retiré, 						parce que, disaient-ils, je ne connaissais pas assez bien le pays pour en penser 						quelque chose. Cet argument m’a semblé merveilleux.  
             
            Mafalda est tout sauf politiquement correcte. Certaines de vos vignettes vous 						ont-elles valu des ennuis? 
            Je me souviendrais toujours d’un dessin qui faisait allusion à Cuba, un pays 						où je suis allé sept ou huit fois et où j’ai de bons amis. Il 						existe une édition cubaine de Mafalda et, par ailleurs, les seuls dessins 						animés tirés de la bande dessinée ont été réalisés 						là-bas. Mais chaque fois que je me rends à Cuba, il se trouve toujours 						quelqu’un pour me reprocher un dessin où l’on voit Mafalda assise devant une 						soupe, le plat au monde qu’elle déteste le plus. Elle se demande pourquoi 						Fidel Castro ne dirait pas tout le bien qu’il en pense pour que la soupe soit enfin 						interdite en Argentine puisque, à cette époque, tout ce qui venait 						de Cuba était mal vu dans mon pays. Et Mafalda de hurler: «Pourquoi 						“cet idiot” de Fidel Castro ne dit pas que la soupe est bonne?» Par ailleurs, 						il est arrivé que le quotidien espagnol El País censure quelques-uns 						de mes dessins, jugeant qu’ils étaient trop «sombres». J’ai toujours 						répondu qu’il était possible que je sois «sombre», mais 						que je ne le serais jamais autant que la réalité elle-même. 
             
            On a souvent comparé Mafalda aux Peanuts de Charles Schulz… 
            C’est une évidence. J’ai dessiné Mafalda sur commande d’une marque 						d’électroménager qui me demandait de m’inspirer de son travail. J’ai 						donc acheté tous les livres de Schulz que j’ai pu trouver à Buenos 						Aires, je les ai étudiés et j’ai essayé de faire quelque chose 						de similaire mais qui soit adapté à notre réalité. 
             
            Comment expliquez-vous que l’on continue de lire et de rééditer 						Mafalda presque 30 ans après sa disparition? 
            Je suppose qu’une partie du message continue d’être actuel. Il reste à 						l’humanité pas mal de comptes à régler. Depuis que j’ai abandonné 						la série en 1973, le monde qui existait alors, et que Mafalda critiquait tant, 						n’a pas disparu, peut-être a-t-il même empiré.  
             
            Pourquoi avez-vous décidé, contre l’avis de vos lecteurs, d’arrêter? 
            En matière d’humour, comme en art d’ailleurs, les sujets arrivent à 						s’épuiser. J’admirais beaucoup Charles Schulz et ses Peanuts. Durant 10 à 						15 ans, j’ai lu ses dessins avec enthousiasme. Mais j’aurais aussi voulu voir cet 						humour si particulier se refléter dans d’autres créations. J’ai le 						même sentiment avec le peintre colombien Fernando Botero; je trouve dommage 						qu’il s’astreigne à peindre des petits gros pour le restant de ses jours. 						Pour ma part, après 10 années passées à dessiner Mafalda, 						chaque nouveau dessin était devenu une torture. L’effort que je fournissais 						pour ne pas me répéter était de plus en plus éprouvant. 						Lorsque j’ai commencé à dessiner, on m’a appris un truc: si quelqu’un 						à qui l’on cache la dernière vignette est capable de deviner la chute 						de l’histoire, c’est que la série n’est pas à la hauteur. 
             
            Vous avez pourtant recommencé à la dessiner de temps en temps… 
            C’est vrai. L’UNICEF m’a commandé quelques 						dessins d’elle pour le dixième anniversaire de la Convention des droits de 						l’enfant et je l’ai fait avec joie. J’ai aussi recommencé à la dessiner 						à l’occasion du cinquième anniversaire de l’arrivée au pouvoir 						en Argentine du président démocratiquement élu Raúl Alfonsín. 						Aujourd’hui, je ne l’utilise plus que pour protester contre ce qui me choque, elle 						est devenue le porte-parole de ma mauvaise humeur. Mais je refuse systématiquement 						de l’associer à une campagne publicitaire, ou qu’on en fasse une quelconque 						adaptation, que ce soit pour le cinéma ou pour le théâtre. J’ai 						seulement accepté qu’on en tire un dessin animé, parce qu’il s’agit 						malgré tout de dessins. 
             
            Que dites-vous à vos lecteurs, et je pense surtout aux enfants, lorsqu’ils 						 
            vous réclament Mafalda? 
            Le plus facile est de répondre aux enfants. J’ai dessiné Mafalda pendant 						10 ans, alors je leur raconte toujours la même histoire. Je leur demande d’imaginer 						d’avoir à faire tous les matins la même chose depuis le jour de leur 						naissance jusqu’à l’âge qu’ils ont au moment où je leur parle. 						Et quand je leur demande si ça leur plairait, invariablement, ils me répondent 						par la négative. 
             
            Vous identifiez-vous à certains de vos personnages? 
            A presque tous. Pour moi, toutes les personnes qui apparaissent dans le cadre 						de mes vignettes ont leur importance. J’ai appris cela en lisant une interview de 						Frank Capra qui parlait de l’importance des figurants. Lorsqu’il tournait des scènes 						de rue, il s’adressait à chacun des figurants et leur racontait très 						précisément leur rôle. «Vous, madame, imaginez que votre 						mari soit malade, que vous soyez inquiète et que vous deviez aller lui acheter 						des médicaments. Vous, monsieur, on vous a engagé pour repeindre un 						appartement et vous êtes très en retard.» Chaque personnage qui 						apparaissait dans ses films, même s’il se trouvait au deuxième ou au 						troisième plan, avait une histoire. Lorsque je dessine une salle de restaurant, 						moi aussi j’imagine que le monsieur, seul à sa table, travaille en fait dans 						une banque et a un beau-frère parti vivre au Venezuela. Non seulement ça 						me plaît, mais en plus ça m’amuse. 
             
            Vous avez dit un jour que l’être humain était le cancer de cette 						planète. Il n’y a donc aucun espoir? 
            Je vais vous donner un exemple: tout le monde sait et a toujours dit que l’Amazonie 						était le poumon de la planète et cela n’empêche pas les hommes 						de continuer à la dévaster. C’est un peu comme si quelqu’un avait un 						cancer des poumons, ne faisait rien pour l’éviter et encore moins pour en 						guérir. Puisque la destruction de l’Amazonie intéresse tant de gens, 						pourquoi les Nations unies ne l’achèteraient-elle pas… pour mieux la protéger? 						Non, décidément, les humains sont ainsi faits qu’il préfèrent 						continuer de fumer malgré le cancer qui les ronge. Pour ma part, l’espoir 						consiste à cultiver une sorte d’optimisme historique. Je me sens très 						proche du prix Nobel de littérature, l’écrivain portugais José 						Saramago. Il dit que le socialisme et la gauche retrouveront un jour leur vitalité. 						Moi aussi j’en suis convaincu et je compare toujours la politique à l’aviation. 						Il y tant de gens qui pendant des siècles se sont tués pour essayer 						de voler. Mais il a d’abord fallu inventer le moteur à explosion, qui pèse 						des tonnes, pour se permettre aujourd’hui de voler en deltaplane ou en parapente. 						C’est un peu la même chose que d’aller visiter les catacombes romaines… Quels 						types incroyables que ces premiers chrétiens: trois siècles de clandestinité! 						Vous connaissez, vous, un seul mouvement politique d’aujourd’hui capable de tenir 						300 ans sans jamais être infiltré? Et 2 000 ans plus tard, ils 						sont toujours là, même si, pour tout dire, ils sont devenus l’exact 						contraire de ce qu’ils prétendaient être. 
             
            Vous dessinez toujours en noir et blanc? 
            Oui, à quelques exceptions près. L’édition française 						de Mafalda est en couleur parce que l’éditeur pense qu’en France seule la 						couleur se vend. J’ai accepté parce que la France vaut bien une messe, mais 						je n’aime pas le résultat. Pour moi, Mafalda doit être en noir et blanc 						et, d’une façon générale, je préfère les bandes 						dessinées en noir et blanc, sauf si la couleur ajoute quelque chose. Il suffit 						de regarder les films d’Akira Kurosawa pour, bien entendu, se rendre compte que la 						couleur peut prendre tout son sens. Moi je l’utilise très peu et uniquement 						s’il y a du sang ou si elle se justifie. J’ai dessiné une vignette où 						un enfant resté seul à la maison barbouille les murs d’une ligne qui 						parcourt toutes les pièces, depuis l’escalier jusqu’aux chambres. Lorsque 						les parents rentrent, il les accueille en leur demandant: «Je parie que vous 						ne savez pas quelle est la couleur de la liberté?» 
             
            De quelle couleur est-elle? 
            Verte. 
             
             
             
            1 Charles M. Schulz (1922-2000). 						Dessinateur américain, créateur des Peanuts, dont le héros principal 						est Charlie Brown et son chien Snoopy. 
            2. 1976-1983. 
             
             
             
             
             
            source:  
            http://www.unesco.org/courier/2000_07/fr/dires.htm | 
        
    
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