© Monica Nogueiras, Barcelone
© Quino
Mafalda et ses amis
© Quino
En 1969, le sémiologue italien Umberto Eco présentait Mafalda en Europe par ces mots: «Puisque nos enfants se préparent tous à devenir, par notre faute, de petits Mafalda en puissance, il serait prudent de traiter la vraie Mafalda avec le respect que l’on doit à un personnage réel». Mais, qui est donc cette petite fille de six ans dont une place porte le nom, qui a bien failli devenir Citoyenne d’honneur de Buenos Aires et qui figure parmi les 10 Argentines les plus influentes du XXe siècle? «Ce qui est important, ce n’est pas ce que je pense de Mafalda mais ce que Mafalda pense de moi», disait l’écrivain Julio Cortázar en parlant de cette gamine irrévérencieuse, fan des Beatles et ennemie jurée de la soupe, qui se préoccupe de la Guerre froide et de la santé de la planète. Mafalda partage ses inquiétudes avec ses parents et son frère Guille, qui personnifie l’innocence infantile. Pour parfaire la petite bande, il ne manque que le très matérialiste Manolito qui rêve d’avoir une chaîne de surpermarchés, Felipe le romantique timide qui ne veut pas aller à l’école, Miguelito le narcissique, Susanita la future bourgeoise mère de famille nombreuse, et enfin Libertad, la plus petite de toute. «Je l’ai dessinée ainsi parce que la liberté se fait toujours toute petite», se souvient Quino.
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[Les vents nouveaux qui soufflent sont très sains. Dommage qu’ils portent cette maudite odeur de naphtaline.]
Dessin © Quino/Ediciones de la Flor, Buenos Aires
[J’ai décidé d’affronter la réalité. Faites-moi signe dès qu’elle redeviendra belle.]
Bibliographie
quinophile
Les ouvrages de Quino sont publiés en français par les Editions Glénat. Hormis 12 albums de Mafalda et Mafalda l’intégrale qui rassemble la totalité de ces dessins, on trouvera:
A votre bon cœur (2000)
Les Gens sont méchants (1997)
C’est pas ma faute! (1996)
On est né comme on est né (1993)
A table! (1991)
Qui est le chef? (1990)
Les Gaffes de Cupidon (1988)
Ça va les affaires? (1987)
Quino-Thérapie (1985)
Provision d’humeur (1984)
Laissez-moi imaginer (1982)
Y a un truc (1980)
Bien chez soi (1979)
Pas mal et vous? (1978)
www.quino.com.ar
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Dessin © Quino/Ediciones de la Flor, Buenos Aires |
Comment définiriez-vous votre humour?
Je ne crois pas que mes dessins soient de ceux qui provoquent un éclat de rire. Je cherche plutôt à enfoncer le scalpel qu’à chatouiller le lecteur. En réalité, je ne m’y efforce pas, ça me vient ainsi. J’aurais voulu être plus drôle, mais, avec l’âge, on devient moins amusant et plus incisif.
Vos livres ont obtenu le même succès en France, en Grèce, en Italie, en Chine ou au Portugal. Il existe donc une forme d’humour universel?
Je crois que oui. Il y a des particularités locales, bien sûr, mais c’est surtout dans l’humour politique. Cela dit, une blague peut valoir tant pour l’Espagne franquiste que pour le régime castriste ou les dictatures militaires d’Amérique latine. Pour un autre genre humoristique, comme l’humour gastronomique, il suffit de remplacer la viande par le riz dans les blagues que nous faisons en Argentine pour qu’elles fassent rire au Japon.
Cependant, vous n’avez jamais réussi à percer dans le monde anglo-saxon. C’est un marché qui ne vous intéresse pas?
D’abord, je n’ai jamais raisonné en terme de marché. Les choses se sont faites ainsi. Il y a très longtemps, j’ai publié aux Etats-Unis Le Monde de Quino, un ouvrage sans dialogue. La critique de mes collègues nord-américains, Charles Schulz1 y compris, fut très élogieuse. Quelqu’un a même écrit: «Enfin un dessinateur qui ne met pas en scène un couple lisant le journal en prenant son petit déjeuner». Mais ce livre n’a eu aucun succès. Je crois que le public anglo-saxon est habitué à un humour visuel beaucoup plus rapide que le mien. Je suis très méticuleux et un lecteur doit toujours faire l’effort de se demander pourquoi j’ai glissé tel détail. Si je dessine un journal, par exemple, j’y écris des choses qui sont une clef de lecture…
Diriez-vous de votre humour qu’il est typiquement argentin?
La série des Mafalda, certainement. Le contexte dans lequel se meuvent les personnages n’est autre que le quartier de Buenos Aires où j’ai vécu. Sa façon de parler est aussi typiquement argentine et j’ai conservé cette spécificité pour les éditions espagnoles comme pour toute l’Amérique latine. Dans mes autres travaux comportant des dialogues, j’essaie d’employer une langue plus neutre et, pour le reste de mes dessins, je ne saurais trop quoi vous répondre. Mes parents, mes oncles et mes grands-parents étaient tous espagnols. J’ai passé mon enfance entouré d’immigrés: le boucher était espagnol et l’épicier aussi. Le marchand des quatre saisons était italien et tous les amis de mes parents et de mes grands-parents étaient andalous. J’ai eu mes premiers véritables contacts avec des Argentins à l’école primaire. Lorsque j’y suis entré, j’avais un accent andalou si fort que mes camarades ne parvenaient pas à me comprendre. J’ai eu de vrais problèmes d’intégration.
Vous dessinez indistinctement avec ou sans dialogue. Pensez-vous que le texte soit indispensable?
Je préférerais me passer des dialogues. Mais je dois avouer qu’il y a des idées qui seraient incompréhensibles sans leur adjoindre un texte. Les règles du dessin comique sont les mêmes qu’au cinéma. Chaplin n’a pas besoin de mots pour faire rire, Jacques Tati non plus. Mais Woody Allen, par exemple, n’utilise pas de gags visuels. Il a besoin des mots pour être drôle.
Quels sont vos thèmes de prédilection?
Je ne crois pas avoir de sujets favoris, même si, à la longue, je me découvre des thèmes récurrents. Le plus souvent, mon humour met en scène les faibles et les puissants, les rapports entre le pouvoir et les gens ordinaires. J’ai grandi dans une famille très politisée. La guerre civile espagnole et la montée du fascisme ont marqué mon enfance. Ça m’a donné une vision politique de la vie et c’est cette vision que j’aime reproduire dans chacun de mes dessins. Je crois que les rapports de pouvoir sont présents à tous les niveaux de la société. Je place mes personnages face à un fonctionnaire imbu de sa puissance, mais aussi devant un garçon de café ou chez le médecin. Ces rapports de dépendance m’intéressent. Je travaille aussi sur la vie et la mort. La mort joue alors le rôle du puissant et nous qui vivons sommes les faibles. La vieillesse m’inquiète à cause de la perte de liberté qu’elle implique. L’idée de devoir dépendre de quelqu’un pour les choses les plus élémentaires me terrifie. Voilà pourquoi je dessine des petits vieux de 84 ans qui rêvent de prendre un verre et qui en sont empêchés par leurs petits-enfants.
Y a-t-il des sujets tabous?
Lorsque j’ai commencé ma carrière, je dessinais des prisonniers. Les blagues de prisonniers ou de naufragés sur une île déserte sont un grand classique de l’humour universel. Mais quand l’Argentine a commencé à avoir des prisonniers politiques, j’ai cessé d’aborder ce sujet et je ne pourrais plus le faire aujourd’hui. Je crois qu’il est contre-productif d’aborder des thèmes comme la prison ou la torture au travers de l’humour. C’est pour cette raison, et même si l’on m’a critiqué pour cela, que jamais je n’ai voulu participer à des campagnes comme celles d’Amnesty International. Je n’aime pas non plus dessiner les tremblements de terre ou les catastrophes naturelles.
Dans A votre bon cœur, votre dernier ouvrage, on ne compte plus les vignettes qui se moquent des technologies modernes : le fax, l’ordinateur, le portable… Vous les détestez à ce point?
Je hais les portables et la stupidité avec laquelle on les utilise me rend malade. Je comprends qu’un médecin, un électricien ou un plombier puisse en avoir besoin. Dans les Asturies, on raconte qu’un homme a manqué de se faire dévorer par les loups et qu’il n’a été sauvé que grâce à son portable. Mais je ne supporte pas d’être dans une salle d’attente et que les gens se mettent à appeler pour raconter que le médecin aura du retard ou demander s’il faut passer chez l’épicier. L’Internet me paraît être, dans certains cas, la chose la plus utile du monde. Qu’un médecin de campagne puisse demander son avis à un ponte américain ou suisse me semble fantastique.
Mais de là à devenir accro à l’Internet et à chercher à se marier par le biais d’un ordinateur… Je connais une petite vieille, psychologue et italienne, qui communique par Internet avec les nonnes tibétaines et je suis convaincu qu’elle ne prend pas la peine de saluer son voisin. Trop de communications isole un peu plus les gens du monde qui les entoure.
Beaucoup de vos dessins parlent aussi de football. Le sport vous intéresse?
Bien que je n’aie pas approfondi le sujet autant que je l’aurais désiré, le football m’intéresse surtout d’un point de vue social. C’est le seul sport qui conduit ses supporters au crime. J’ai été témoin de violences au cours de parties de hockey sur glace, j’ai même assisté à la mort d’un joueur à qui on avait enfoncé le sternum. Mais au football, c’est le public lui-même qui frappe, agresse et tue. Un auteur américain, après avoir longtemps étudié les hooligans britanniques, en est arrivé à la conclusion que ce qui rend le football si frustrant, c’est de passer 90 minutes à attendre un but. Au basket, comme au hockey, le score s’affole en permanence alors qu’au football il faut parfois patienter 30 à 40 minutes. La public accumule une frustration qui doit s’exprimer d’une façon ou d’une autre. C’est cet aspect du football qui m’intéresse, plus que le sport en lui-même.
Dieu aussi fait partie de vos personnages récurrents. Pour quelle raison?
Je ne suis pas croyant mais j’ai toujours beaucoup lu la Bible. C’est un livre merveilleux pour y puiser des idées. Et même si Dieu n’existe pas, c’est un très bon sujet. C’est un personnage qui ne laisse personne indifférent: tout le monde a de bonnes raisons de l’aimer ou de le détester. S’il revient chez beaucoup de dessinateurs, c’est d’une certaine manière parce qu’il est le personnage auquel on s’identifie le plus facilement. Dessiner, c’est avoir un monde au bout du crayon et il nous est donné, à nous autres dessinateurs, de pouvoir inventer sur un bout de papier tous les univers qui nous passent par la tête. Et même s’Il n’existe pas, il suffit, comme disait Borges, qu’un mot désigne une chose pour que cette chose prenne vie. Par ailleurs, la religion, comme le sexe et la drogue, déclenche toujours des réactions chez les lecteurs. J’adore ça.
Quel est votre pire souvenir professionnel?
C’est sans hésitation lorsque l’on s’est servi de mes dessins à des fins contraires à celles qu’ils visaient. Ça me dérange, par exemple, qu’on se permette de les utiliser pour des campagnes électorales de droite. Un jour, on m’a envoyé d’Espagne un autocollant sur lequel Guille, le frère de Mafalda, brandissait le drapeau franquiste. J’ai ressenti comme un coup de poing à l’estomac. Je suis né dans une famille qui a perdu la guerre civile espagnole et, aujourd’hui encore, les films sur cette période me font pleurer. Il y a aussi un militaire argentin qui a utilisé mes vignettes pour une campagne politique; il avait été peu avant chef de la police de Buenos Aires… Je me demande encore si ces gens m’avaient lu et n’avaient rien compris ou si, à l’inverse, ils savaient très bien à qui ils avaient affaire et voulaient me dénaturer. Ce sont des attitudes qui me laissent perplexes, même s’il est difficile de les éviter.
Avez-vous toujours été libre de vos dessins?
Paradoxalement, il n’y a jamais eu d’organisme officiel de censure du temps des gouvernements militaires argentins, c’est-à-dire presque toujours puisque je n’ai connu que quatre présidents démocratiquement élus depuis ma naissance. Au Brésil, tous les caricaturistes devaient envoyer leurs dessins à un organisme d’Etat avant publication. En Argentine, c’était aux secrétaires de rédaction que nous avions à faire. Cela dit, on ne savait jamais ni pourquoi ni qui tel dessin vexerait: on s’autocensurait. Lorsque je suis arrivé de province à Buenos Aires avec, sous le bras, mon cartable rempli de dessins, j’ai vite compris qu’il valait mieux ne titiller ni l’Eglise, ni les militaires, que le sexe était un sujet à prendre avec des pincettes et qu’il n’était pas question de parler d’homosexualité… Comme j’étais jeune et que je voulais publier, je me suis contenté des sujets autorisés. Mais aujourd’hui encore, alors que tout est permis, j’ai beaucoup de mal à me débarrasser de ces habitudes d’autocensure.
Vous avez vécu en exil pendant la période de dictature militaire2. Vous a-t-on obligé à quitter le pays?
Je suis parti lorsque la situation est devenue invivable. Beaucoup de mes amis avaient disparu et quand je devais me rendre au siège de la revue qui publiait mes dessins, une bombe venait d’y exploser ou on avait mitraillé la façade pendant la nuit. Je fais un métier qui me permet de travailler sur un coin de table, n’importe où. Il aurait été stupide de rester en Argentine. Entre 1976 et 1979, j’ai donc vécu en Italie. Puis, petit à petit, j’ai commencé à revenir, à humer l’atmosphère. Aujourd’hui, je vis huit mois de l’année à Buenos Aires et le reste du temps à Milan, mon port d’attache européen.
Et en dehors de l’Argentine, n’avez-vous jamais eu à faire des concessions pour publier un livre?
Quelquefois oui, mais il s’agissait généralement de concessions anecdotiques, voire comiques. Il y a une quinzaine d’années, j’ai appris par hasard que Mafalda était très connue en Chine. C’est une petite chinoise qui me l’a raconté en me demandant un autographe lors d’un salon du livre à Buenos Aires. Par l’intermédiaire d’un ami, j’ai réussi à savoir qu’il s’agissait d’éditions pirates taiwanaises et que l’éditeur, comme tout pirate qui se respecte, était anglais. Mon agent est parvenu à faire retirer ces éditions et, récemment, les Chinois ont publié la première édition continentale. J’y suis allé il y a quelques mois et je leur ai demandé comment ils avaient traduit les vignettes où Mafalda évoque le «péril jaune». A l’époque où j’avais dessiné ces séries, on venait d’apprendre que la Chine disposait de l’arme atomique, ce qui inquiétait beaucoup l’Occident. Ils m’ont simplement répondu que tout ce qui concernait la Chine avait été retiré, parce que, disaient-ils, je ne connaissais pas assez bien le pays pour en penser quelque chose. Cet argument m’a semblé merveilleux.
Mafalda est tout sauf politiquement correcte. Certaines de vos vignettes vous ont-elles valu des ennuis?
Je me souviendrais toujours d’un dessin qui faisait allusion à Cuba, un pays où je suis allé sept ou huit fois et où j’ai de bons amis. Il existe une édition cubaine de Mafalda et, par ailleurs, les seuls dessins animés tirés de la bande dessinée ont été réalisés là-bas. Mais chaque fois que je me rends à Cuba, il se trouve toujours quelqu’un pour me reprocher un dessin où l’on voit Mafalda assise devant une soupe, le plat au monde qu’elle déteste le plus. Elle se demande pourquoi Fidel Castro ne dirait pas tout le bien qu’il en pense pour que la soupe soit enfin interdite en Argentine puisque, à cette époque, tout ce qui venait de Cuba était mal vu dans mon pays. Et Mafalda de hurler: «Pourquoi “cet idiot” de Fidel Castro ne dit pas que la soupe est bonne?» Par ailleurs, il est arrivé que le quotidien espagnol El País censure quelques-uns de mes dessins, jugeant qu’ils étaient trop «sombres». J’ai toujours répondu qu’il était possible que je sois «sombre», mais que je ne le serais jamais autant que la réalité elle-même.
On a souvent comparé Mafalda aux Peanuts de Charles Schulz…
C’est une évidence. J’ai dessiné Mafalda sur commande d’une marque d’électroménager qui me demandait de m’inspirer de son travail. J’ai donc acheté tous les livres de Schulz que j’ai pu trouver à Buenos Aires, je les ai étudiés et j’ai essayé de faire quelque chose de similaire mais qui soit adapté à notre réalité.
Comment expliquez-vous que l’on continue de lire et de rééditer Mafalda presque 30 ans après sa disparition?
Je suppose qu’une partie du message continue d’être actuel. Il reste à l’humanité pas mal de comptes à régler. Depuis que j’ai abandonné la série en 1973, le monde qui existait alors, et que Mafalda critiquait tant, n’a pas disparu, peut-être a-t-il même empiré.
Pourquoi avez-vous décidé, contre l’avis de vos lecteurs, d’arrêter?
En matière d’humour, comme en art d’ailleurs, les sujets arrivent à s’épuiser. J’admirais beaucoup Charles Schulz et ses Peanuts. Durant 10 à 15 ans, j’ai lu ses dessins avec enthousiasme. Mais j’aurais aussi voulu voir cet humour si particulier se refléter dans d’autres créations. J’ai le même sentiment avec le peintre colombien Fernando Botero; je trouve dommage qu’il s’astreigne à peindre des petits gros pour le restant de ses jours. Pour ma part, après 10 années passées à dessiner Mafalda, chaque nouveau dessin était devenu une torture. L’effort que je fournissais pour ne pas me répéter était de plus en plus éprouvant. Lorsque j’ai commencé à dessiner, on m’a appris un truc: si quelqu’un à qui l’on cache la dernière vignette est capable de deviner la chute de l’histoire, c’est que la série n’est pas à la hauteur.
Vous avez pourtant recommencé à la dessiner de temps en temps…
C’est vrai. L’UNICEF m’a commandé quelques dessins d’elle pour le dixième anniversaire de la Convention des droits de l’enfant et je l’ai fait avec joie. J’ai aussi recommencé à la dessiner à l’occasion du cinquième anniversaire de l’arrivée au pouvoir en Argentine du président démocratiquement élu Raúl Alfonsín. Aujourd’hui, je ne l’utilise plus que pour protester contre ce qui me choque, elle est devenue le porte-parole de ma mauvaise humeur. Mais je refuse systématiquement de l’associer à une campagne publicitaire, ou qu’on en fasse une quelconque adaptation, que ce soit pour le cinéma ou pour le théâtre. J’ai seulement accepté qu’on en tire un dessin animé, parce qu’il s’agit malgré tout de dessins.
Que dites-vous à vos lecteurs, et je pense surtout aux enfants, lorsqu’ils
vous réclament Mafalda?
Le plus facile est de répondre aux enfants. J’ai dessiné Mafalda pendant 10 ans, alors je leur raconte toujours la même histoire. Je leur demande d’imaginer d’avoir à faire tous les matins la même chose depuis le jour de leur naissance jusqu’à l’âge qu’ils ont au moment où je leur parle. Et quand je leur demande si ça leur plairait, invariablement, ils me répondent par la négative.
Vous identifiez-vous à certains de vos personnages?
A presque tous. Pour moi, toutes les personnes qui apparaissent dans le cadre de mes vignettes ont leur importance. J’ai appris cela en lisant une interview de Frank Capra qui parlait de l’importance des figurants. Lorsqu’il tournait des scènes de rue, il s’adressait à chacun des figurants et leur racontait très précisément leur rôle. «Vous, madame, imaginez que votre mari soit malade, que vous soyez inquiète et que vous deviez aller lui acheter des médicaments. Vous, monsieur, on vous a engagé pour repeindre un appartement et vous êtes très en retard.» Chaque personnage qui apparaissait dans ses films, même s’il se trouvait au deuxième ou au troisième plan, avait une histoire. Lorsque je dessine une salle de restaurant, moi aussi j’imagine que le monsieur, seul à sa table, travaille en fait dans une banque et a un beau-frère parti vivre au Venezuela. Non seulement ça me plaît, mais en plus ça m’amuse.
Vous avez dit un jour que l’être humain était le cancer de cette planète. Il n’y a donc aucun espoir?
Je vais vous donner un exemple: tout le monde sait et a toujours dit que l’Amazonie était le poumon de la planète et cela n’empêche pas les hommes de continuer à la dévaster. C’est un peu comme si quelqu’un avait un cancer des poumons, ne faisait rien pour l’éviter et encore moins pour en guérir. Puisque la destruction de l’Amazonie intéresse tant de gens, pourquoi les Nations unies ne l’achèteraient-elle pas… pour mieux la protéger? Non, décidément, les humains sont ainsi faits qu’il préfèrent continuer de fumer malgré le cancer qui les ronge. Pour ma part, l’espoir consiste à cultiver une sorte d’optimisme historique. Je me sens très proche du prix Nobel de littérature, l’écrivain portugais José Saramago. Il dit que le socialisme et la gauche retrouveront un jour leur vitalité. Moi aussi j’en suis convaincu et je compare toujours la politique à l’aviation. Il y tant de gens qui pendant des siècles se sont tués pour essayer de voler. Mais il a d’abord fallu inventer le moteur à explosion, qui pèse des tonnes, pour se permettre aujourd’hui de voler en deltaplane ou en parapente. C’est un peu la même chose que d’aller visiter les catacombes romaines… Quels types incroyables que ces premiers chrétiens: trois siècles de clandestinité! Vous connaissez, vous, un seul mouvement politique d’aujourd’hui capable de tenir 300 ans sans jamais être infiltré? Et 2 000 ans plus tard, ils sont toujours là, même si, pour tout dire, ils sont devenus l’exact contraire de ce qu’ils prétendaient être.
Vous dessinez toujours en noir et blanc?
Oui, à quelques exceptions près. L’édition française de Mafalda est en couleur parce que l’éditeur pense qu’en France seule la couleur se vend. J’ai accepté parce que la France vaut bien une messe, mais je n’aime pas le résultat. Pour moi, Mafalda doit être en noir et blanc et, d’une façon générale, je préfère les bandes dessinées en noir et blanc, sauf si la couleur ajoute quelque chose. Il suffit de regarder les films d’Akira Kurosawa pour, bien entendu, se rendre compte que la couleur peut prendre tout son sens. Moi je l’utilise très peu et uniquement s’il y a du sang ou si elle se justifie. J’ai dessiné une vignette où un enfant resté seul à la maison barbouille les murs d’une ligne qui parcourt toutes les pièces, depuis l’escalier jusqu’aux chambres. Lorsque les parents rentrent, il les accueille en leur demandant: «Je parie que vous ne savez pas quelle est la couleur de la liberté?»
De quelle couleur est-elle?
Verte.
1 Charles M. Schulz (1922-2000). Dessinateur américain, créateur des Peanuts, dont le héros principal est Charlie Brown et son chien Snoopy.
2. 1976-1983.
source:
http://www.unesco.org/courier/2000_07/fr/dires.htm |
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